Le rugby, dont les littérateurs du Sud-Ouest de la France ont chanté la noblesse et la saveur de terroir, est récemment devenu, après le football, l’objet de l’attention des anthro-pologues. Conjuguant le décentrement du regard avec l’assiduité d’une enquête menée au long de cinq années auprès des joueurs de plusieurs clubs du Bordelais, de leurs épouses et de leurs dirigeants — au stade, dans les vestiaires, des « club-houses » où commencent les « troisièmes mi-temps » jusqu’aux bars où elles s’achèvent parfois —, Anne Saouter a exploré la « micro-société » dans laquelle s’insère ce sport qui est beaucoup plus qu’un sport : un mode de vie. Forte de sa double extériorité par rapport au sujet (comme femme et comme néophyte), elle a choisi judicieusement de s’intéresser au rugby comme à un « lieu de formation à la masculinité » (p. 4), pour découvrir que l’idéal qui en est cultivé est sensiblement différent de celui qui prévaut dans la société globale à laquelle le rugbyman appartient aussi bien entendu, puisqu’il y travaille (amateurisme oblige) et qu’il est souvent mari et père de famille. Comprendre la sociabilité véhiculée par le rugby implique de partir des caractéristiques du sport lui-même ; or, au rugby, tout part de « l’avant », c’est-à-dire de la conquête d’un ballon ovale sur une ligne de front. Sport de contact donc, brutal par définition, où les par-tenaires font littéralement corps derrière le porteur du ballon pour enfoncer les lignes adverses et atteindre la ligne d’en-but. Ce « corps collectif » (chapitre 3), qui doit impérativement et selon des modalités bien précises se constituer en prévision du match, et auquel il faut les débordements conviviaux de l’après-match pour se désagréger, est aussi celui d’une communauté soudée hors du terrain et qui prend en charge de nombreux aspects de l’existence des joueurs. À l’image d’un sport qui, peut-être plus qu’aucun autre, met à profit la complémentarité du petit et du grand, du svelte et du corpulent, la famille du rugby ouvre grands ses bras à toute forme de différence (sauf une, nous y venons). L’auteur a pu ainsi constater que les clubs de rugby ont très fréquemment leur « fou » (p. 91-92), boute-en-train ou simple d’esprit à qui l’on confie de porter les ballons ou qui sert de mascotte à l’équipe. Se révèle ici une capacité à transformer la différence en force d’intégration : dans la communauté rugby, la valeur du groupe est si affirmée que chacun peut y trouver sa place, il devient une personne et souvent même un « personnage », assimilable par exemple à un surnom ou à un talent particulier que le groupe ne manque jamais de solliciter lors de la troisième mi-temps — untel imite le chanteur Adamo, un autre enfonce son poing dans sa bouche. Les femmes, en revanche, sont maintenues aux marges. « On ne peut pas parler de rugby avec les femmes », confie un joueur à l’anthropologue… Pour élucider le rôle assigné à ces dernières dans la microsociété du rugby, Anne Saouter suit les étapes de ce qu’elle appelle le parcours biographique du rugbyman (chapitre 6), depuis les premiers plaquages jusqu’au « jubilé » qui célèbre la fin de la pratique et marque le passage du côté des « vétérans ». Au long de ce parcours initiatique, plusieurs figures féminines trouvent leur place : la mère et la « prostituée » (réelle ou fictive), jouant chacune à sa manière un rôle de « passeuse » ; l’épouse, le plus souvent rencontrée dans le milieu du rugby et dont la présence est au mieux tolérée pendant la troisième mi-temps …
Parties annexes
Référence
- DARBON S., 1995, Rugby, mode de vie. Paris, Jean-Michel Place.