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La science-fiction intéresse peu les anthropologues. Amateur de science fiction isolé parmi eux, je me suis longtemps demandé pourquoi. On pourrait avancer l’hypothèse que les textes les plus connus de cette paralittérature, les « space operas » portés à la télévision, pèchent par une naïveté politique et une glorification de la science et de la technologie occidentale auxquelles les anthropologues seraient antipathiques. On a pourtant tort de mépriser la science-fiction, nous prouve Saint-Gelais dans ce magistral ouvrage subversif et déstabilisateur.
En effet, la science-fiction, ou plus exactement la lecture de la science-fiction, est « l’occasion d’une remise en cause du monde empirique ou culturel du lecteur » (p. 119). Plus encore, « les textes de science-fiction […] placent […] personnages et […] événements dans des cadres qui divergent plus ou moins radicalement de notre monde de référence » (p. 206). Cette différence que l’on pourrait dire « culturelle », mais que l’auteur, suivant Umberto Eco, préfère appeler « encyclopédique », provoque une « distanciation cognitive » (p. 136) qui ca-ractérise la science-fiction non pas tant comme genre (l’auteur se refuse à ce type d’essen-tialisme), mais comme processus de lecture. Ce « potentiel exogène » (p. 117), cet exotisme qui déstabilise les cadres de références du lecteur, cette « xénoencyclopédie » (rien de plus qu’une culture étrangère) qui comprend « des individus imaginaires, des données générales, des règles de fonctionnement, des possibilités elles aussi imaginaires » (p. 140) nous donnent à penser qu’on peut dresser un parallèle, d’ailleurs très conscient chez certains auteurs comme Ursula Kroeber Le Guin, avec l’ethnologie comparée.
L’auteur de science-fiction doit concilier le récit et l’exposition de la « xéno-encyclopédie ». Saint-Gelais nous montre comment elle a évolué d’une approche didactique (où l’auteur expliquait et décrivait aux lecteurs la « xénoencyclopédie »), à une approche pseudo-réaliste (où l’information encyclopédique est censément déjà connue et se trouve dissolue dans le récit). Cette évolution du mode narratif s’est faite à la faveur de l’évolution du lectorat, aujourd’hui entraîné aux jeux des inférences et acceptant l’état de constant déséquilibre dans lequel le place ce procédé. Le lecteur, incapable de suspendre toutes ses croyances et ses attentes consécutives, ne construit jamais qu’un monde fragmentaire même s’il a l’impression de créer tout un monde. Toute inférence se construit sur la base de présupposés, et le plaisir du texte repose sur la distanciation cognitive entre les inférences du lecteur et la réalité culturelle étrangère qu’il essaie de construire. Si celle-ci est multiple, les personnages pourront eux-mêmes faire face à cette distanciation cognitive. On aperçoit ici ce qu’on pourrait appeler des difficultés de communication interculturelle.
Ce monde étranger pourra être plus ou moins éloigné du monde du lecteur : appa-remment peu dans le cas d’une uchronie qui se veut une sorte de déviation imaginaire du passé (mais est-ce bien le nôtre?) ou dans le cas d’une anticipation placée dans un futur proche (futur qui pourra se révéler d’un autre présent que le nôtre!), bien davantage dans un monde où les scripts et scénarios les plus fondamentaux du lecteur se heurteront à une réalité où ils n’ont plus aucune validité. Ce monde hautement exotique pourra être celui d’extra-terrestres sur une distante planète ou encore un monde humain où néanmoins les conceptions du temps et de l’espace du lecteur sont complètement perturbées. Dans l’un ou l’autre cas, la lecture de la science-fiction qui, comme l’avance Saint-Gelais, prend toujours une dimension auto-réflexive, me paraît provoquer un choc culturel qui entraîne chez le lecteur une prise de conscience de certains aspects de sa culture.
Saint-Gelais dresse le portrait d’un genre extraordinairement novateur, moderne et d’une grande complexité qui sait aujourd’hui très bien jouer avec l’ambivalence de la repré-sentation, l’indétermination du monde construit par la lecture du texte, l’auto-réflexivité et la récursivité. La frontière entre la fiction et la réalité devient ainsi insaisissable quand une revue sérieuse de droit publie un article sur le système juridique de la Fédération de Star Trek (p. 309), quand la Bible est traduite en klingon (p. 313) ou quand un manuel de géographie sur les Hobbits se retrouve à côté d’un manuel sur l’Australie dans une bibliothèque universitaire (p. 314). Le lecteur de science-fiction, face à ces artefacts science-fictionnels, objets sémiotiques au monde de référence imaginaire, est, à notre avis, au moins aussi conscient que tout diplômé en anthropologie de « la part que joue le discours dans la construction sociale de la réalité » (p. 338).