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Subitement décédé le 9 mars 2001 à l’âge de quarante-six ans, Christian Geffray était directeur de recherche à l’Institut de recherches pour le développe-ment (IRD, ex-Orstom). Venu à l’anthropologie après des études de philosophie, le choix de ses thèmes de recherche était guidé par une éthique politique et une sorte d’urgence du moment qui le poussaient à traiter de questions essentielles en reliant études de terrain et pensée théorique. Cette volonté de s’attaquer à des problèmes qui dépassent les questions locales, tout en leur apportant des éclairages pertinents, est remarquable tant sont nombreux les chercheurs qui se limitent à des questions étroites. Inspiré par l’anthropologie économique et par un marxisme critique, très proche de Claude Meillassoux, ses terrains de prédilec-tion furent d’abord la parenté et la guerre civile au Mozambique, puis les formes de servitude, la violence rurale et le trafic de cocaïne en Amazonie brésilienne. C’est à partir de ces domaines de recherche que Geffray s’est intéressé à la psy-chanalyse plutôt que par l’intermédiaire des spécialités où les sciences sociales la rencontrent habituellement, comme l’étude des mythologies, des religions ou de la sexualité. Depuis quelques mois, il se préparait à son prochain terrain qui devait être le Rwanda pour appréhender le génocide. L’idée qu’il existe une vie sociale dans la guerre ou en marge de la légalité et qu’il importe d’en saisir les rouages pour éclairer la formation des liens sociaux et la naissance des institu-tions était au cœur de ses recherches. Geffray nous lègue son dernier livre, Trésors (2001), où il poursuivait sa démarche consistant à incorporer certains acquis de la psychanalyse dans la réflexion sur le social et dépasser ainsi l’oppo-sition classique entre la société et l’individu qui assigne aux sciences sociales l’étude de la première et à la psychanalyse l’étude du second. Précisons que tout le propos de l’auteur sur la psychanalyse était absorbé par une réflexion sur la pensée psychanalytique et qu’il n’a donc, en aucun cas, évoqué la pratique de la cure. Pour mettre en relief la portée et l’originalité de sa démarche, nous en retraçons quelques moments clés — en particulier à partir de son dernier ou-vrage.
Avec le concept du signifiant, Geffray aborde implicitement Lacan dès son premier livre qui est consacré à une critique de la notion de parenté à partir du cas des Makhuwa du Mozambique (Geffray 1990a). Ceux-ci n’ont aucun mot dans leur langue pour désigner nos père et mère ; mais tous les groupes d’individus qui sont distingués par les mots locaux de la parenté sont congruents avec l’organisation sociale de la production. Le nom de clan, transmis à l’ini-tiation par la lignée des femmes, est ce qui institutionnalise l’appartenance sociale des enfants et ce qui organise toute la vie des individus en les soumettant à la Loi que ce nom véhicule et dont ils deviennent les dépositaires (ibid. : 70-73). Or, le nom de clan n’a de signification que par son transfert, permettant à la population de concevoir le lien social et, du même coup, de l’instaurer. Mais si la transmission du nom de clan n’existe qu’en raison de la pensée qui lui donne son sens, ce n’est pas cette pensée qui détermine le lien social. Celui-ci procède, en effet, de la redistribution du surproduit qui légitime la revendication d’autorité sur les enfants, revendication qui correspond à l’enjeu majeur de la vie sociale makhuwa. Ainsi, l’auteur définit ce nom de clan comme un pur signifiant (ibid. : 159-161). Les mots de la parenté sont donc, pour Geffray, issus de relations sociales qui motivent leur désignation[1] et non pas, comme l’affirme le structuralisme, d’une logique combinatoire où la langue (le symbolique), indépendamment de l’histoire et de la psychanalyse, ordonne la reproduction des individus en prohibant l’inceste ce qui, en s’opposant à la nature, fonderait la culture.
Les registres lacaniens du réel, de l’imaginaire et du symbolique, dont les traces sont discernables dans la critique de la parenté que nous venons d’évoquer, sont pleinement introduits dans la réflexion sur l’exploitation paternaliste élaborée dans ses Chroniques de la servitude en Amazonie brésilienne (Geffray 1995 : 132-135). Pour l’auteur, la formation d’une dette fictive, imaginaire, des dominés est ce qui fonde la domination des maîtres-marchands, justifiant ainsi la situation d’obligés des débiteurs. Puisque le maître est le vecteur de la Loi (domaine du symbolique) qu’il incarne dans sa personne, à la manière de ce que recouvre la fonction du père, cela explique que les dominés aiment leur maître malgré l’exploitation (le réel).
Toutefois, c’est avec Le nom du maître (Geffray 1997) que la relation entre psychanalyse et sciences sociales est pensée de façon explicite en abordant de front les questions de l’amour et de la haine qui renvoient aux thématiques de la foi, de la parole et de la mort. Ces questions si importantes dans la vie sociale, et qui s’étaient imposées à l’auteur en filigrane avec son étude du basculement d’une population dans la guerre civile mozambicaine (Geffray 1990b), sont pourtant très peu étudiées par l’anthropologie.
Le concept d’identification, à la base de la théorie freudienne du lien social, est repris par Geffray dans Le nom du maître où il en fait une critique à l’aune de l’anthropologie. Il suit ainsi le raisonnement de Freud, non seulement à propos de l’identification au père (ou plutôt ce qui en tient lieu fonctionnel-lement) pour expliquer la genèse du « Moi » chez l’enfant puis de son « Idéal du Moi » — lorsque le père est écarté au bénéfice de ses idéaux —, mais aussi à propos du remplacement de ces « Idéaux du Moi » individuels par un « Idéal de la masse » qui permet l’identification mutuelle des membres, ce qui engendre le groupe (Geffray 1997 : 86-90). En revanche, il rejette l’explication freudienne — à présent considérée comme mythique par la psychanalyse — selon laquelle « le père originaire est l’idéal de la masse », c’est-à-dire que les fonctions du père et du meneur se recouvrent dans le chef de la horde tué par ses fils qui, ensuite, sont taraudés par une culpabilité qui serait à l’origine de la civilisation (ibid. : 92-94 et 142-151). Geffray considère, en effet, qu’il existe une instance propre à la vie sociale où se forme une représentation imaginaire commune de soi qu’il nomme le « Nous » et dont le meneur (ou ce qui en tient lieu fonctionnellement) est le vecteur (ibid. : 104-110). Ce « Nous » se distingue de « l’Opinion » — appelée le « On » dans son dernier ouvrage — en ceci que le meneur reconnaît le désir commun dont il devient le représentant et qui, jusqu’alors dans « l’Opinion », était disparate et non perçu par la population concernée comme étant un désir identique et partagé. Le passage de « l’Opinion » au « Nous », en permettant la satisfaction du désir commun finalement reconnu, est ce qui rend possible l’action sur la scène sociale. Enfin, ce sont les « idéaux du Nous », au-delà de la disparition des meneurs qui les incarnent, qui engendrent dans l’ordre symbolique les institutions : Église, royauté, nation…
La portée du Nom du maître est donc de suivre, de manière critique, le déroulement de concepts issus de la psychanalyse pour y ancrer une réflexion anthropologique. Ce qui permet de mieux appréhender des phénomènes sociaux jusqu’alors mal ou peu pensés par les sciences sociales : l’amour et la haine, la naissance et la mort des institutions. La méthodologie choisie, fondée sur un aller-retour constant entre la théorie analytique et des études de terrain typiquement anthropologiques, dégage la pertinence de la démarche d’une « anthropologie analytique » appelée de ses vœux par l’auteur.
Trésors est le prolongement de cette démarche d’anthropologie analytique puisque son noyau théorique est fondé sur ce qui est en jeu, selon la psycha-nalyse, dans la prise de parole : à savoir que les êtres parlants doivent être distingués de leurs croyances pour les considérer comme des sujets de la parole où sont énoncés des discours sociaux.
L’auteur reprend ainsi la théorie de Lacan sur le discours selon laquelle, en raison des lois du langage, tout discours non seulement relève d’une structure universelle et anhistorique mais encore, s’il réussit, instaure un lien social entre participants (Geffray 2001 : 10-12). La structure du discours comporte quatre éléments qui se répartissent entre la personne qui tient le discours, d’une part, et celle(s) qui le reçoi(ven)t d’autre part. Du côté du locuteur il y a « l’agent du discours », ce qui permet au discours d’opérer, et la « vérité du discours », ce qui est vraiment en cause dans ce discours. Du côté de l’auditoire il y a la « référence du discours », ce que le discours veut maîtriser, et la « production du discours », l’effet qu’il engendre dès lors que le discours réussit à nouer une relation sociale. Les différents types de discours se distinguent les uns des autres à la fois par la nature des variables qui les composent et par la position de ces variables dans la structure.
L’originalité de la démarche de Geffray dans cet ouvrage tient à ce qu’il étudie la nature de ces variables en les reliant aux « idéaux du Nous » à l’œuvre dans le lien social en question, faisant basculer la démarche analytique dans le champ du social. L’auteur distingue deux structures discursives antagoniques mais qui coexistent dans toute vie sociale : la foi (ou l’honneur, le don) et le calcul (ou l’intérêt, l’échange marchand). Si ces structures discursives, et leur opposition, sont universelles, la forme de leur antagonisme varie selon l’histoire des sociétés. Chaque individu noue ainsi, selon les circonstances et dans des conditions historiques particulières, l’un et l’autre de ces liens sociaux irré-ductibles (ibid. : 7-10 et 121). Les catégories classiques en anthropologie que sont le don et l’échange marchand sont alors réinterprétées à partir de la configuration dont relève chacun de ces discours. La première partie de Trésors est construite sur cette démonstration théorique imbriquant, de manière implicite, « idéaux du Nous » et structures du discours pour aborder à nouveau les questions de l’amour et de la mort, mais en les reliant à la question de la richesse. La démonstration se nourrit de l’étude de la fonction symbolique de la mort chez les Yanomami d’Amazonie (chapitre 1) et d’un retour sur l’étude du don (chapitre 2), en particulier à partir de la kula mélanésienne, pour faire apparaître en quoi l’échange marchand (chapitre 3) s’en différencie. Cette discussion théorique est prolongée, dans la seconde partie de l’ouvrage, par des études anthropologiques qui montrent l’utilité de la démarche pour comprendre le rôle de la mort (1re étude) et l’abandon des biens (2e étude) chez les populations guerrières amérindiennes, la signification du hau mélanésien en tant que « nom de la loi » (3e étude) ou encore l’invention de la monnaie frappée en Grèce ancienne (4e étude). La constitution du livre en deux parties, l’une qui se veut plus théorique et l’autre plus appliquée, est cependant dommageable à la bonne compréhension de certains éléments qui sont implicites dans la première partie mais précisés dans la seconde. Il en va ainsi du concept de l’abandon des biens à distinguer du don, des différences entre servitudes paternaliste et marchande ou de la relation entre les « noms de la loi » et le sacré. La seconde partie est, en réalité, tout aussi théorique que la première de telle sorte que son attrait dépasse le simple aspect monographique des sujets abordés.
Dans le cadre du discours du don, le doute que suscite l’exercice de la parole chez son destinataire concerne la véracité de l’engagement de la personne qui s’exprime (le sujet) ; ce que le sujet sait d’ailleurs fort bien sans qu’il ne soit nécessaire de l’énoncer puisque lui-même doute de la valeur de l’autre, de ses dispositions à son égard. Le fait que le sujet soit ainsi « divisé » — pour reprendre sa caractérisation psychanalytique — s’explique ici par le désir d’alliance mêlé de crainte qui constitue la vérité de ce discours, ce qui y est vraiment en cause (Geffray 2001 : 67-79). Or le doute d’autrui, qui représente la référence du discours, ne peut être levé par le sujet qu’en apportant une preuve, sans parole et symbolique, de la véracité de sa parole afin de la signifier pour interrompre le « défilement indéfini des pensées anxieuses de l’autre, de faire taire ce que l’On persiste éventuellement à y imaginer » (ibid. : 75, souligné par l’auteur). L’objet donné représente ainsi un signifiant de la valeur du sujet et correspond à l’agent du discours, ce qui va garantir symboliquement l’enga-gement du sujet dans sa parole et permettre de sceller l’alliance. Alliance qui par ailleurs, comme dans le cas de l’échange — appelé kula — des brassards contre des colliers de coquillage, permet ensuite l’instauration pacifique d’un commerce très actif. Mais peu importe que l’objet soit un coquillage dans la kula ou un diamant dans une déclaration d’amour, l’essentiel est que cet objet soit considéré dans la culture en question comme digne de désir. En acceptant l’objet, l’autre tait son inquiétude et le discours produit la foi dans le sujet. La valeur du sujet, c’est-à-dire sa dignité, est reconnue par l’autre qui, par conséquent, déclare sa propre croyance vis-à-vis du sujet. Mais, de la même manière que précédemment, seul un contre-don peut signifier cet engagement de l’autre. Par conséquent le don appelle la réciprocité, dès lors que la défiance n’est pas envisagée. Cependant, le contre-don n’est pas l’équivalent du don initial, puisque le sujet a pris le risque de se mettre d’abord sur la sellette : à savoir, déclarer sa propre croyance en l’autre en même temps qu’il demande à l’autre de reconnaître sa bonne foi. Toutefois, comme la valeur du sujet n’existe pas en dehors de sa reconnaissance par autrui et qu’il n’existe pas de garant réel de la parole, la circulation d’objets symboliques (les dons et les contre-dons) ne peuvent que se répéter indéfiniment pour refouler sans cesse le doute récurrent puisque : « Là où il est, le désir de savoir [autre nom du doute] creuse indéfiniment ses sapes sous les fondations de la foi des dupes » (ibid. : 77).
Pour qu’une société humaine soit possible alors que l’exercice de la parole est marqué par un doute structural, l’auteur fait sienne la considération analytique selon laquelle il faut bien ériger une norme de base pour empêcher une remise en cause infinie des normes (Safouan 1993 : 43-60). Le sujet est alors en mesure d’invoquer la norme de base, ce nom donné à la loi d’un sujet fictif, imaginaire, pour mettre un terme au doute. Cependant, si le sujet sait que sa condition (son identification au « Nous ») dépend de sa conformité à ce « Nom de la loi » (tel le hau maori ou la loi de Jésus pour les chrétiens), il refoule en revanche le fait que cette loi dépende de sa propre croyance. Les objets (coquillages et autres objets précieux) qui ont la capacité de refouler le doute possèdent cette particularité parce qu’ils sont, d’une manière ou d’une autre, reliés aux garants ultimes de la parole que sont les « Noms de la loi » ; d’où la sacralisation de tels objets (Geffray 2001 : 162-167). Ainsi, dans le discours d’honneur (autre nom du discours du don), la loi occupe en définitive la position d’agent du discours, à la place de l’objet donné. Or, le recours à cette fonction symbolique inconsciente qu’est la « loi du nom » est considérée comme « nécessaire et inutile » (Safouan 1993 : 57) en raison des lois du langage et parce que, derrière la « loi du nom », il n’y a rien que de la croyance, de l’imaginaire. Cette caractéristique de la nécessaire, bien qu’inutile, nomination de la loi est reprise par Geffray (2001 : 163-164) sans qu’il n’en donne vraiment d’explication, alors que cela nous semble en contradiction avec la démonstration qui met justement en relief l’inévitable ancrage de la vie sociale dans l’imaginaire.
Le discours marchand, par rapport au discours du don, « dit tout à l’en-vers » (Geffray 2001 : 114). En effet, dans le discours du don l’objet donné (signifiant la véracité de la parole et confirmant du même coup la dignité du sujet) était l’agent du discours et que le sujet (taraudé par l’inquiétude à propos de sa demande d’alliance) était en position de vérité du discours ; dans le discours marchand en revanche, comme seules comptent la jouissance des objets et son anticipation, l’objet (la marchandise du sujet) est cette fois en position de vérité du discours, tandis que le sujet, toujours divisé, occupe maintenant la position d’agent du discours (ibid. : 94-97 et 111-119). Le sujet dans le discours marchand est à présent divisé, car son identité ne se joue pas dans le discours qu’il énonce puisqu’il n’y intervient qu’en tant que porte-parole de son objet, tout comme l’autre d’ailleurs qui n’intéresse le sujet qu’en raison de l’objet qu’il possède. Dans un tel échange, il n’y a donc jamais de rencontre intersubjective, mais seulement une rencontre de porte-parole d’objets. Ainsi le discours marchand ne cherche plus à maîtriser le doute de l’autre, comme dans le don, mais simplement à maîtriser le signifiant de la valeur de l’objet du sujet (sa marchandise) que représente le bien d’autrui (ou l’équivalent général cristallisé en monnaie). Par conséquent, contrairement au discours du don qui refoule le doute, le discours marchand ne peut produire chez l’autre que le doute sur la valeur. Quoi qu’il en soit, dès lors qu’un accord est trouvé sur la valeur relative des biens, c’est-à-dire que le prix du bien du sujet est fixé en termes d’une quantité déterminée du bien d’autrui, le lien social qu’instaure l’échange tant désiré est le contrat, et non une alliance comme dans le don. La nature du contrat est d’expliciter la jouissance que chacun doit assurer à l’autre en lui cédant une quantité stipulée d’objets. La garantie de cette institution n’est pas un « Nom de la loi », à l’instar du don, mais simplement « tous les biens dont jouit le sujet [c’est-à-dire l’un des contractants], y compris éventuellement sa personne propre » (ibid. : 118, souligné par l’auteur) qui sont susceptibles d’être saisis en cas de défaillance pour que la jouissance d’autrui soit effectivement préservée. Dans l’imaginaire marchand, il n’existe rien d’autre, ni foi ni loi, que la jouissance des biens, laquelle est indépendante de la valeur du sujet.
La portée majeure de cette réinterprétation de l’échange marchand effectuée par Geffray, à partir de l’analyse discursive, consiste dans la démonstration rigou-reuse d’une position qui, jusque-là, était assez diffuse dans la controverse, à la base de l’économie politique, sur les fondements de la valeur des biens (ibid. : 97-109). Selon son interprétation « il n’existe pas de valeur réelle, indépendante de ce qui vient la signifier » (ibid. : 109, souligné par l’auteur), puisqu’il est impossible dans la réalité de comparer la part de jouissance retirée par chacun des protagonistes du bien dont ils disposent. L’interrogation sur la vérité des prix des biens, effectivement con-substantielle au discours marchand, n’a en réalité pour l’auteur aucun sens puisqu’elle est du ressort de l’exercice symbolique de la confrontation des parts de jouissance attribuées aux biens dans l’imaginaire.
Ainsi, pas plus que la valeur d’un individu soucieux d’honneur n’existait en dehors de son expression signifiée par le don, la valeur d’un bien dans l’échange marchand n’existe en dehors de son expression signifiée par le bien d’autrui. Pour légitimer dans l’imaginaire de l’autre la valeur de son objet, le marchand recourt à trois types d’arguments qui peuvent être combinés à souhait : soit la « jouissance anticipée de l’autre », à savoir la promesse de jouissance accrue que comporte pour l’autre le bien du sujet (ce que les économistes appellent l’utilité), ou la « jouissance perdue du sujet », c’est-à-dire les renon-cements endurés par le sujet pour rendre disponible le bien en question (c’est le travail des économistes) ou encore la « jouissance anticipée du sujet », ce qui met en exergue l’effort consenti par le sujet, car un tiers est certainement prêt à donner plus que ne veut céder l’autre (c’est la concurrence, ou loi de l’offre et de la demande de l’économie). Cet argumentaire, qui aurait plutôt tendance à écarter l’estimation des valeurs relatives par les protagonistes, n’est pas un obstacle infranchissable, car la parole de l’un et de l’autre n’implique ici aucune mise en cause de leur valeur subjective. Pour mettre un terme au marchandage, à la fluctuation erratique des représentations imaginaires de la valeur relative des objets en cause, il faut résoudre le problème central de la part de jouissance qui leur est associée. Ce problème, insoluble dans la réalité, trouve symboliquement sa solution dans la mise en œuvre de la croyance marchande qui stipule l’équité des parts de jouissance attachées au bien du marchand et à une quantité déterminée du bien de l’autre. Cette quantité du bien de l’autre est tout l’enjeu du marchandage entre protagonistes puisqu’elle va signifier la valeur de la marchandise. Comme le rappelle Geffray, cette analyse doit beaucoup à Marx qui explicite précisément cette confrontation des objets dans la partie consacrée à la forme de la valeur dès le premier chapitre du livre I du Capital. Mais, contrairement à Marx pour qui le substrat de la valeur d’une marchandise est la quantité de travail abstrait socialement nécessaire à sa production, pour Geffray c’est la confrontation symbolique entre des objets dont la jouissance est mesurable dans l’imaginaire qui fonde leur valeur, rabattant ainsi le substrat de la valeur sur la croyance marchande.
Sur la base de cette analyse d’une croyance marchande qui institue dans l’imaginaire la répartition équitable de la jouissance retirée par chacun dans l’échange des biens (sinon il n’y aurait pas d’échange pacifique), il est possible selon nous de considérer que la valeur relative des biens dans la réalité est fixée par le rapport de forces entre protagonistes dans l’échange. Les relations de pouvoir, qui instaurent des relations dissymétriques et de subordination entre agents, quelque peu délaissées par une analyse économique dominante qui assimile l’économique à une théorie du marché, peuvent alors être réintroduites pour occuper une place explicative centrale (Perroux 1973 : 5-35). Ainsi, ce n’est plus le marché qui fixe le prix par confrontation de l’offre et de la demande, mais les agents qui sont en mesure de faire accepter localement leur prix. Par conséquent, tandis que la structure du discours marchand serait anhistorique, le processus de fixation du prix s’expliquerait en revanche par l’histoire des configurations marchandes et non par l’existence d’un marché abstrait.
Si, a priori, chaque individu noue librement ses liens sociaux qui relèvent des discours de la foi ou du calcul, il faut néanmoins remarquer que chacun de ces discours comporte de par sa nature le principe d’asservissement. Nous trouvons, en effet, dans les travaux de Geffray la possibilité de distinguer clairement les deux grandes formes de servitudes reliées à de telles structures discursives et qu’il a traitées au fil de ses recherches[2] : la servitude paternaliste et la servitude marchande. Notons, cependant, que l’auteur n’a pas formulé cette opposition et que même leur distinction nette n’est pas toujours très marquée chez lui.
La servitude marchande (ou contractuelle) est, pour l’auteur, une forme singulière d’assujettissement dont la structure peut se comprendre comme une perversion du discours du don (ou d’honneur) en lui appliquant l’institution du contrat qui est le lien social de l’échange marchand (Geffray 2001 : 168-171). En effet, comme dans le discours du don, les variables du sujet divisé et du doute d’autrui occupent les positions respectives de la vérité du discours et de sa référence ; en revanche, la créance du sujet, c’est-à-dire le prix du manque à jouir du sujet (ou dette d’autrui), remplace le signifiant de la valeur du sujet en position d’agent du discours et la jouissance d’autrui remplace la foi de l’autre en tant que production du discours. Comme la créance du sujet « usurpe la position réservée à la loi dans la structure du discours d’honneur, [elle] commande alors le simulacre marchand de la maîtrise » (ibid. : 180). L’autre devient donc l’obligé du maître-marchand tant que perdure son endettement et que persiste la croyance en la mesure comptable de la jouissance des objets, fondement de la croyance marchande. Le développement de cette forme d’assujettissement déboucha, en Grèce ancienne (ibid. : 171-181), sur des luttes pour l’abolition des dettes et la redistribution des terres. Ces revendications, outre l’interdiction de prendre les personnes pour gages, furent mises en œuvre par les lois de Solon. Une limite au déploiement de la sujétion aux prix était dès lors fixée. De la même manière, et à peu près à la même époque, l’État instaura une souveraineté sur le monde de la marchandise en garantissant l’équivalent général (ou signifiant-maître du discours marchand) par la frappe de la monnaie, dont le nom en grec signifie « loi ». L’État devenait ainsi le tiers qui garantissait à la fois le discours marchand et son insti-tution, le contrat, tout en limitant leur pouvoir de déliquescence du lien social[3].
Bien que l’auteur semble les distinguer (ibid. : 168, note 2), cette servitude marchande issue d’un croyance marchande sans garde-fou, analysée dans Tré-sors, ressemble à s’y méprendre à l’exploitation paternaliste étudiée dans les Chroniques de la servitude à partir de la collecte du caoutchouc sylvestre en Amazonie brésilienne (Geffray 1995), puis discutée pour d’autres activités et régions du Brésil (Léna et al. 1996). Selon nous, en effet, malgré le fatras paternaliste décelable en forêt amazonienne, le paternalisme n’y est pas une nécessité pour que les maîtres-marchands instaurent leur domination. Les conditions locales dans lesquelles s’exerce l’échange (éparpillement des ressources, manque de main-d’œuvre locale, intégration des producteurs à la croyance marchande, difficulté intrinsèque pour ceux-ci de faire face à la variation des prix et faiblesse de la circulation monétaire) suffisent à engendrer l’endettement et ses effets d’assujettissement (Guillaud 1998 : 44-50 ; voir aussi Meillassoux 1996 : 349-353). L’élément clé réside ici dans la pleine acceptation du principe de calcul de la jouissance retirée de l’échange d’objets, et donc de la légitimité d’en garantir la réalisation malgré la défaillance du producteur qui, dès lors, tombe en servi-tude pour dette.
En revanche, la servitude clientéliste étudiée par l’auteur dans le trafic de drogue nous semble, avec la distribution de la « manne » (Geffray 2000 : 18-20), radicalement différente des servitudes analysées jusqu’alors (et auxquelles nous réservons l’appellation de servitudes marchandes), mais bien correspondre à ce qu’il a appelé la servitude paternaliste. Les biens distribués par le trafiquant le sont, en effet, en dehors de tout principe marchand, de manière totalement discré-tionnaire (ce qui différencie la « manne » des subventions ou allocations versées par l’État en fonction d’une règle de droit) et sans qu’aucune réciprocité soit possible. Cela implique pour le bénéficiaire que seule la fidélité envers le bien-faiteur soit envisageable. Bien qu’elle puisse en apparence évoquer le don, la « manne » ne s’inscrit pas dans l’institution du don, comme le rappelle Geffray, car il n’y a pas renouvellement infini d’un endettement réciproque entre partenaires égaux. Dans Trésors, l’auteur envisage d’ailleurs, mais de manière abstraite, une telle servitude que nous appelons paternaliste en considérant le don d’un bien garantissant volontairement une parole de mauvaise foi du donateur lorsque le donataire ne dispose d’aucun trésor pour assurer la réciprocité (Geffray 2001 : 83-84). Étant incapable de retourner un présent pour symboliquement nouer l’alliance, si le donataire ne veut pas signifier de la défiance envers le donateur il ne peut alors que s’assujettir au bon vouloir du donateur. Quoique cette démonstration soit logique, elle nous semble assez curieuse, car elle explique la servitude paternaliste par un coup de mauvaise foi d’un protagoniste nanti! Les exemples du potlatch Kwakiutl ou des big men océaniens évoqués en soutien de cette démonstration (ibid. : 84-85) ne sont pourtant ni développés ni critiqués.
Inversement, l’auteur aurait pu exposer la réalité de la servitude pater-naliste en ayant recours à son analyse de la circulation d’une « manne » rendue nécessaire pour protéger et « blanchir » la circulation illégale de richesses par des hommes de main, des prête-noms, la corruption… (Geffray 2000 : 16-18 et 20-23). Cette « manne » est en effet un maillon dans la chaîne qui, dans la circulation de marchandises hors-la-loi, telle la cocaïne, permet de réaliser la valorisation du capital y compris dans la sphère légale ; alors que dans le cas du recel, la marchandise concernée n’étant pas en soi hors-la-loi, la valorisation du capital n’a lieu que dans la seule sphère illégale puisque l’investissement pour l’acquisition de la marchandise par le vol est quasi nul, mais que son écoulement dans la sphère légale se fait au-dessous de son prix sur le marché légal (Geffray 1998 : 163-169). Un tel exemple aurait évité de donner à cette forme de servitude l’apparence d’une simple possibilité liée à une logique combinatoire. Néanmoins, le mérite de cet inconvénient est d’inscrire irrémédiablement « la sujétion sur le revers de la médaille de la réciprocité » (Geffray 2001 : 85) — sujétion pater-naliste préciserons-nous. La conséquence immédiate est aussi d’imposer une nette prise de distance avec une vision du don trop souvent matinée d’angélisme.
Selon notre lecture de Geffray, les pratiques du don et de l’échange marchand comportent toutes en quelque sorte leur servitude idéal-typique. La servitude paternaliste peut évoquer un don sans possibilité de réciprocité et donc être formellement perçue comme découlant d’un discours du don subverti, cependant dans les sociétés contemporaines elle relève plutôt de la distribution d’une « manne » imposée par les conditions au regard de la loi légale pour la circulation de certaines marchandises (illégales ou légales mais volées). La servitude marchande, quant à elle, est la conséquence du déploiement sans limite de la croyance marchande en l’équité d’une jouissance comptable des objets échangés et dont la non-satisfaction doit être coûte que coûte compensée.
Que cela soit dans le don, l’échange marchand, ou les formes de servitude qui en résultent, nous avons constaté que les objets sont non seulement désirés par tout un chacun, mais qu’ils sont aussi dignes de l’être. Une configuration sociale singulière existe cependant où, bien que les objets soient désirés avec autant d’ardeur qu’ailleurs, ils ne méritent pas de l’être et circulent donc sous le sceau de leur abandon, selon la formule de Geffray.
Dès les débuts de la rencontre avec les Européens, les Amérindiens ont activement demandé les biens dont disposaient les Européens. Or, malgré la fascination suscitée par ces biens chez les Amérindiens, ceux qui les obtenaient ne les accumulaient pas par-devers eux. Ces objets étaient mis en circulation, soit pour acquérir des biens d’autres groupes amérindiens pour les échanger avec les Européens, soit contre rien d’autre. Si la première pratique relève clairement de l’échange marchand[4], la seconde est considérée comme relevant du don, ce qui au regard de l’analyse effectuée précédemment peut se justifier dès lors qu’il s’agit d’alliance, comme dans le cas de l’échange de cadeaux lors de négociations de paix (Havard 2001 : 72-73). En revanche, il n’est pas question de cela lorsqu’il n’y a aucune obligation de donner les biens, ni de les rendre dans un processus de réciprocité, alors même que le droit de les demander reconnaît leur caractère désirable ; la condamnation sociale de l’avarice étant là pour le rappeler (Geffray 2001 : 139-143). Une telle pratique de distribution des objets est alors comprise comme le fondement de l’autorité ou du prestige de leurs acquéreurs qui les redistribuent parmi les leurs en raison d’une culture du don (Havard 2001 : 73-75). Mais selon Geffray, toute l’importance de l’abandon des biens — obtenus par la diplomatie ou la guerre — est d’être le lieu où s’exprime le mieux l’incompatibilité entre le discours d’honneur et celui du marchand ; ce qu’ignore l’analyse classique de cette pratique assimilée au don. Le prestige provient en effet, selon l’auteur, de la capacité du sujet en question à montrer son détachement vis-à-vis de son intérêt, qu’il s’agisse de biens ou de la mort : « le sujet indigne est celui qui se révèle captif de son intérêt. Sa parole s’y trouve assujettie et cet homme n’est donc pas fiable. Dès lors, il n’est pas en mesure de soutenir les identifications à l’idéal de pure parole, requis par la constitution du lien social élémentaire parmi ces populations » (Geffray 2001 : 138, souligné par l’auteur). Ainsi pour les grands guerriers yanomami — ou de tous ceux qui relèvent des « sociétés ‘‘à guerriers’’ » (Hurons, Iroquois, Sioux) selon l’appel-lation de Clastres (1980 : 212) —, la fonction de la mort est la même que celle de l’objet donné dans le don. Ce sont, dans les deux cas, des signifiants de la valeur du sujet (agents du discours) qui cherchent à maîtriser le doute d’autrui (réfé-rence du discours) pour engendrer la croyance de l’autre en la parole du sujet. La vérité du discours est cependant que le sujet est divisé car, dans le cas du guerrier face à la mort, il en a bien sûr peur ou rechigne parfois à la donner (Geffray 2001 : 48-51). Par cette capacité à s’exposer ou à donner la mort, le grand guerrier yanomami refoule le doute d’autrui sur la valeur, la liberté de sa parole. La fonction symbolique de la mort parmi les hors-la-loi des sociétés contemporaines joue d’ailleurs un rôle social identique en tant que garant de la parole puisque, dans un tel groupement, le recours aux institutions légales de la Justice est par définition impossible (ibid. : 123-124)!
Si l’on ajoute à cette caractéristique de l’abandon des biens que, dans certaines populations amérindiennes, le signifiant de la valeur du grand guerrier est le scalp et que celui-ci ne peut en aucun cas être cédé (ibid. : 132-134), alors « il n’existe peut-être pas à proprement parler de richesse dans ces sociétés : ce qui est précieux ne circule pas, et ce qui circule n’est pas précieux » (ibid. : 141, souligné par l’auteur). Les scalps correspondent ainsi à une forme parfaitement individualiste de distinction de la valeur du sujet, puisqu’ils ne peuvent donner lieu à aucune transmission contrairement aux biens de prestige de la kula, ou, comme dans le capitalisme, constituer les fondements d’une accumulation primitive (selon la terminologie de Marx — processus de concentration des richesses dans les mains d’un groupe donné qui permet à terme le contrôle des moyens de production).
En fin de compte, chemin faisant, une théorie de ce qui détermine la valeur des biens est proposée selon nous par l’auteur ; bien qu’il n’en fasse pas explicitement la typologie. Dit autrement, cela revient à s’interroger sur ce qui fait que certains objets acquièrent le statut de trésor. La constitution d’un trésor dépend, selon la perspective de Christian Geffray, du discours dans lequel s’insère la circulation des biens en relation avec leur statut au regard de la Loi (Geffray 1998 : 163-169). C’est la position des biens par rapport aux « idéaux du Nous » en vigueur (légalité ou non des biens, relation au sacré) combinée à la relation établie entre les protagonistes et les objets en cause qui va déterminer, lorsqu’ils sont accumulés, s’ils forment un trésor qui, dans l’imaginaire, confère à son détenteur une reconnaissance sociale. En outre, comme seule la circulation des objets comporte une signification, cette richesse représente, en définitive, surtout la possibilité « [d’]assujettir le désir d’autrui au sien [puisqu’un] trésor n’est jamais que le sommeil d’une créance » (Geffray 2001 : 86) dans le don aussi bien que dans l’échange marchand.
Les deux ouvrages de Christian Geffray qui abordent résolument « l’anthro-pologie analytique » peuvent, sans aucun doute, se lire indépendamment l’un de l’autre. Mais il n’en reste pas moins que Le nom du maître est le fondement théorique de Trésors en expliquant le contenu du lien social par « l’idéal du Nous » que Trésors combine avec ce qu’implique l’exercice de la parole en termes de liens sociaux. En définitive, il semblerait bien que les différents types de discours, qui nouent divers liens sociaux, se distinguent selon le traitement qu’ils effectuent, d’une part, du doute que suscite immanquablement l’exercice de la parole chez son destinataire et, d’autre part, de la fonction symbolique de la mort. Celle-ci, selon l’auteur, représente le premier des signifiants de la parole. Le marchand, en soumettant le rapport entre sujets à la jouissance des objets (impératif de l’intérêt), se positionne symboliquement en deçà de la mort ; tandis que l’individu soucieux d’honneur, en soumettant l’objet à la déclaration entre sujets, se positionne au-delà. Ces considérations sont issues d’une pensée psychanalytique mise à la portée du social et éprouvées dans ces deux ouvrages par les recherches anthropologiques de l’auteur. Par cette démarche, Christian Geffray montre de nouvelles perspectives pour mieux saisir le social. Enfin, une écriture élégante, un style incisif et concis ne sont pas les moindres des plaisirs à la lecture des ouvrages de l’auteur, qu’il s’agisse d’anthropologie analytique ou des précédents ouvrages que nous avons surtout évoqués pour souligner la prise en compte progressive par l’auteur de concepts développés par la psychanalyse. Malheureusement si tôt interrompus, les travaux de Christian Geffray méritent, en raison de leur richesse théorique, une large discussion par tous ceux qui abordent ces questions, aux cœurs des sociétés, où se jouent la dignité des êtres humains et la valeur des biens… fussent-ils ou non des trésors[5].
Parties annexes
Notes
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[1]
Il s’ensuit que, pour l’auteur (Geffray 1990a : 24-37 et 161-163), conceptualiser la parenté implique, d’une part, de rompre avec l’utilisation de notre terminologie consanguine (père, mère, frère, sœur) qui est une modalité certes classique, mais particulière de la parenté. Cela implique aussi, d’autre part, de soumettre à la critique les propres conceptions des sociétés étudiées pour en dégager les enjeux centraux qui se nouent, pour les groupes domestiques, dans les rapports entre générations et leur sein (Meillassoux 1992 : 70-93).
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[2]
Avec les Makhuwa, Geffray (1990a : 54-64 et 172-178) a aussi abordé une troisième forme de servitude, lignagère cette fois. Cependant, nous la laissons de côté, car elle ne procède ni du don ni de l’échange marchand, mais de la redistribution, dernière forme d’intégration de l’économie par une société (Polanyi 1975 : 247-249).
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[3]
La puissance subversive du discours marchand allant au bout de sa logique rejoint, par d’autres voies, l’étude menée par Polanyi (1983 : 102-118) sur les effets dévastateurs pour les sociétés occidentales de la mise en œuvre d’un marché autorégulateur dès 1834 (date de l’abolition en Angleterre de la loi de Speenhamland qui, en assignant les pauvres à résidence paroissiale contre des allocations, empêchait l’instauration d’un marché du travail concurrentiel) jusqu’à la crise de 1929. L’instauration de cette utopie marchande engendra la « grande transformation » des années 1930-1945 qui mit fin au libéralisme économique par le fascisme, le socialisme dictatorial ou l’interventionnisme étatique (ibid. : 299-319). Ce dernier engendra, dans l’après-guerre, l’État-providence dont le démantèlement en cours, au titre de la « mondialisation », est à cet égard très inquiétant.
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[4]
En dépit des protestations amérindiennes, les prix dans l’échange n’étaient pas fixes (Trigger 1992 : 262-268). En général, cette revendication pour une fixité des prix est comprise comme une preuve d’attachement des Amérindiens au cadre du don ; alors qu’il nous semble que, en raison même de la logique de l’échange marchand décrite plus haut, une telle protestation soit normale! La preuve en est que l’échange a tout de même lieu, alors qu’ergoter sur la valeur de l’objet n’est pas envisagé dans le don puisque cela n’en est pas l’enjeu.
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[5]
La formation de trésors comme moyen d’assujettissement permet ainsi d’entrevoir, entre autres, une relecture de l’échange inégal entre Européens et Amérindiens. La réflexion sur l’échange inégal a été élaborée, en effet, selon la seule perspective du discours marchand et s’est assez peu préoccupée de confronter les différents discours dans lesquels la circulation des biens s’intégrait lors de la transformation par la colonisation d’espaces économiques en régions de « frontière », c’est-à-dire en régions périphériques par rapport au centre capitaliste qui les intègre et qui étend ainsi son aire d’influence.
Références
- CLASTRES P., 1980 [1977], « Malheur du guerrier sauvage » : 209-248, in P. Clastres, Recherches d’anthropologie politique. Paris, Seuil.
- GEFFRAY C., 1990a, Ni père ni mère. Critique de la parenté : le cas makhuwa. Paris, Seuil.
- —, 1990b, La cause des armes au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile. Paris, Karthala.
- —, 1995, Chroniques de la servitude en Amazonie brésilienne. Paris, Karthala.
- —, 1997, Le nom du maître. Contribution à l’anthropologie analytique. Strasbourg, Arcanes.
- —, 1998, « Cocaïne, richesses volées et marché légal », Autrepart (Cahiers des Sciences Humaines, nouvelle série), 8 : 159-174.
- —, 2000, « État, richesse et criminels », Mondes en Développement, 28, 110 : 15-30.
- —, 2001, Trésors. Anthropologie analytique de la valeur. Strasbourg, Arcanes.
- GUILLAUD Y., 1998, « La distance au marché comme mode de domination sociale? La servitude pour dette en zone rurale revisitée depuis l’Amazonie », Mondes en Développement, 26, 104 : 39-52.
- HAVARD G., 2001, « ‘‘Des chefs à soi’’. Les chefs dans l’alliance franco-amérindienne du Pays d’En Haut (1660-1715) », Recherches amérindiennes au Québec, 31, 2 : 67-77.
- LÉNA P., C. GEFFRAY et R. ARAÚJO (dir.), 1996, « L’oppression paternaliste au Brésil » (dossier thématique), Lusotopie, 3 : 103-353.
- MEILLASSOUX C., 1992 [1975], Femmes, greniers et capitaux. Paris, L’Harmattan.
- —, 1996, « Des dimensions du paternalisme au Brésil », Lusotopie, 3 : 343-353.
- PERROUX F., 1973, Pouvoir et économie. Paris, Dunod.
- POLANYI K., 1975 [1957], « L’économie en tant que procès institutionnalisé » : 239-260, in K. Polanyi et C. Arensberg (dir.), Les systèmes économiques dans l’histoire et la théorie. Paris, Larousse.
- —, 1983 [1944], La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris, Gallimard.
- SAFOUAN M., 1993, La Parole ou la Mort. Comment une société humaine est-elle possible? Paris, Seuil.
- TRIGGER B. G., 1992, Les Indiens, la fourrure et les Blancs. Français et Amérindiens en Amérique du Nord. Montréal, Boréal.