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Le professeur Albert Doutreloux est décédé à Québec le 29 décembre dernier à l’âge de 76 ans. Avec Marc-Adélard Tremblay, il a été l’un des pionniers de l’enseignement de l’anthropologie à L’Université Laval de 1963 à 1969, avant la création du département en 1970. Lors de son retour au Québec à la fin des années 1980 il a aussi été chargé de cours chez nous. Sa thèse de doctorat publiée sous le titre L’ombre des fétiches a été un des premiers volumes de ma bibliothèque africaniste. La présente recension constitue donc l’expression de ma reconnaissance pour ce qu’il m’a apporté au tout début de ma carrière.
Continent noir a été publié peu de temps avant la mort du professeur Doutreloux et constitue en quelque sorte son testament intellectuel. Bien qu’il se fonde essentiellement sur ses expériences africaines, il ne s’agit pas — ou si peu — d’un récit autobiographique. Il rassemble plutôt un ensemble de réflexions sur sa rencontre et ses rapports avec l’homme — hommes et femmes en chair et en os — africain, constituant ainsi une philosophie personnelle cohérente livrée dans un style d’une grande élégance, avec des passages à teneur poétique. Ces réflexions sont quand même cadrées dans le temps et dans l’espace, du début des années 1950 à la fin des années 1970 environ, et en quatre lieux : les trois premiers situés au Congo-Zaïre (Kiniati, Mfwiki et Mayombe) ; le quatrième en Afrique de l’Ouest (région de Casamance au Sénégal, principalement). De Québec, il est très peu question de même que de sa formation en anthropologie acquise à l’Université de Louvain et de l’enseignement qu’il y a dispensé après son départ de Laval.
Tout au long du volume, quelques événements servent de déclencheurs à une série d’analyses généralement brèves mais révélatrices d’un grand esprit de synthèse portant sur de nombreux thèmes africanistes : a) la société dite traditionnelle : parenté, chefferie, ancêtres, initiation, sorcellerie, féticheurs, palabre, collectivisme, gérontocratie ; b) la colonisation et ses avatars : missionnaires et conversion, scolarisation, partis politiques, bureaucratie, développement, individualisme, prophétisme. À travers cette multitude de thématiques, la trame centrale demeure toujours celle des rapports entre colonisateurs et colonisés, entre soi-disant primitifs et soi-disant civilisés, les uns et les autres n’étant pas nécessairement ceux que l’on pense. Au début du livre, l’auteur donne justement une définition remarquable des uns et des autres : « être colonisé, c’est accepter de se laisser définir par un autre, intérioriser les évaluations que l’autre fait de vous et les conclusions pratiques qu’il en tire. Coloniser, d’autre part, c’était bien sûr dominer et exploiter une population et un pays mais pour le bien des peuples concernés » (p. 24). La colonisation, par ailleurs, représente un processus d’une grande ambivalence, à la fois pour la volonté d’un réel développement qu’il a pu incarner chez certains et des tentatives d’aliénation et de domination chez d’autres, tous les colonisateurs n’étant pas nécessairement de la même étoffe.
Le thème le plus longuement traité par l’auteur est le « développement ». Dans une formule lapidaire, le développement est décrit comme « une restauration des entreprises coloniales » (p. 122). Il y est donc question des échecs du développement qui se sont succédé « sans aucun changement substantiel » (p. 123), en raison des incompréhensions mutuelles sur la teneur d’un « véritable développement » répondant d’abord et avant tout aux besoins humains et non matériels. Les difficultés de la communication interculturelle ne sont pas étrangères à ces échecs, car le plus difficile dans les tentatives d’adapter le développement c’est de pénétrer dans l’imaginaire de l’autre, toute communication n’étant pas communicable sur le mode de n’importe quelle autre (p. 141).
Le volume contient aussi des réflexions sur le travail de terrain : apprentissage de la langue, observation participante, premiers contacts et établissement de la communication avec les informateurs. Dans ces passages, l’auteur se décrit comme l’élève des Yombe et présente ses informateurs comme ses maîtres. Il décrit aussi ses terrains comme « un voyage initiatique » (p. 78) et les féticheurs comme des « collègues » (p. 64). Selon lui, la démarche anthropologique peut même rendre plus difficile de véritables échanges interculturels : « Le risque est d’être encombré de tant de bagages — méthodes, techniques, références, ambitions (!) — que le trajet jusqu’à l’autre en devienne impossible » (p. 90). Au sujet de l’observation participante, il propose de renverser la perspective, de « remplacer la question habituelle : comment, eux, font-ils ce que nous faisons de telle manière ? par la question : qu’est-ce qui chez eux tient lieu de ce qu’est pour nous [ceci ou cela] ? » (p. 114).
Une des particularités du style de l’auteur, c’est le sens de la formule. Ainsi, le texte est émaillé de nombreuses phrases qui sont des merveilles de synthèse analytique. Je n’en citerai que quelques-unes à titre d’exemple : « On ne s’ensorcelle qu’en famille » (p. 50) ; « je pense qu’il serait dommage pour nous de ne pas avoir inventé ce que nous avons inventé et pour eux d’avoir développé autre chose que ce qu’ils ont développé » (p. 103) ; « les initiations traditionnelles faisant sentir durement la loi du groupe inscrite aussitôt dans leurs corps avec la circoncision » (p. 112) ; « Je plaindrais fort celui qui quitterait l’Afrique comme il y est entré! » (p. 119) ; « Il faut laisser gérer la tradition par ceux qui en sont » (p. 136).
Comme l’indique le préfacier, Continent noir n’est pas un ouvrage scientifique dans le sens classique du terme. Sauf en quelques rares occasions, il ne contient pas de références à des auteurs, à des ouvrages et à des théories anthropologiques ou autres. Toutefois, en raison de certains passages, il pourrait être rattaché à l’approche constructiviste. Mais fondamentalement, il s’agit selon moi d’un ouvrage de philosophie, discipline chère à l’auteur, et comme le dit Jean-Paul Montminy dans la préface, ce « texte est plein d’humanité ».