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Cette belle ethnologie de l’hôpital, essentiellement centrée sur le monde infirmier, s’offre sous les auspices d’un « roman vrai », non d’une invention pure et simple, mais de la reconstruction méthodique, à partir de notes de terrain, d’une myriade de situations exemplaires où se donnent à voir les relations sociales au sein de l’institution. La recherche s’enracine dans un service de neurologie d’un important hôpital parisien. Dans une longue présentation méthodologique et théorique l’auteure se situe comme chercheure parmi d’autres dans cet univers foisonnant. Elle énonce ses manières d’observer sur le terrain, revêtue de sa blouse blanche, suivant dans leur sillage des infirmières au travail, participant aux interactions, et elle explicite aussi la raison de cette exposition particulière de ses recherches sous la forme d’un récit. Ethnologie-fiction déroulant en une suite de chroniques à plusieurs voix une trame relationnelle telle qu’elle se décline dans le quotidien des soins au chevet des malades ou dans le couloir ou les bureaux des infirmières. L’analyse prend bien entendu souvent le relais des situations décrites, évoquant alors les imaginaires sociaux à l’oeuvre, les significations des pratiques, le clivage entre les différentes équipes, la dynamique du groupe à l’intérieur du service. Anne Vega ne méconnaît pas le jeu d’alliances et de rejets au sein duquel toute nouvelle venue est prise, surtout s’il s’agit d’une observatrice à la fois détachée et participante. Fille elle-même d’une infirmière et pour avoir souvent travaillé à l’hôpital lors de ses études, elle sait l’ambivalence des projections dont elle peut être l’objet et des siennes propres sur ce monde contrasté.
Le premier chapitre met en scène l’organisation du travail, avec son lot de tensions, de malentendus, mais aussi de collaborations nécessaires, de paroles échangées à propos ou en marge des soins. Loin d’être une mécanique bien huilée avec des soignants interchangeables, l’exercice des soins est un permanent effort d’accommodation à l’autre, au malade, aux instruments techniques. Le second chapitre illustre une identité infirmière en acte : la confrontation à une série de professionnels autour des soins à donner au malade. Le troisième chapitre est centré sur les rumeurs, les conversations, etc., ce mouvement insaisissable de paroles qui alimente l’ambiance du service, fait et défait les réputations, ces relations informelles mais puissantes dans leurs conséquences qu’avivent en permanence les problèmes techniques rencontrés (manque de temps, de personnel, défaut de matériel, difficulté de synchroniser le travail des uns et des autres). Comme toute institution, la vie quotidienne avec les autres implique des conflits à surmonter, des non-dits, une souffrance diffuse qui amène parfois à souhaiter partir au plus vite. Les autres chapitres égrènent d’autres questions comme la mort, la délimitation des territoires propres aux infirmières, les attitudes des malades.
Ce texte est un document précieux sur le quotidien du travail infirmier, une plongée sans complaisance, rigoureuse, au sein de la crise de légitimité qui touche cette population, son sentiment de lassitude de devoir travailler avec des moyens qui manquent toujours davantage, avec le sentiment d’être lâchée par les cadres, et d’être prise en étau entre médecins et malades. Cloisonnements des équipes, des différents professionnels, innombrables conflits larvés alimentent les difficultés de communication, les malentendus, les ressentiments et, se tramant dans la mouvance du service, des réseaux diffus d’alliance et d’inimitiés. Les soins s’effectuent dans cette ambiance de tensions permanentes dont les malades font parfois les frais à leur insu, car s’ils sont la raison d’être de l’hôpital, ils en rappellent aussi les devoirs et donc aussi les limites :
Le monde impitoyable des hôpitaux semble induire universellement chez la plupart des soignants des processus de défenses inconscients, cette capacité à l’aveuglement et à l’oubli ponctuel qui font parfois voler en éclats les règles d’assistance à personne en danger. Partout, la plupart des soignants semblent encore se construire en évacuant de leur perception ce qu’ils ne peuvent pas voir en eux-mêmes ou chez leurs voisins, leurs frères de sang les plus immédiats, les malades.
p. 199
On comprend mieux à la lecture de cet ouvrage le malaise infirmier, le burn out de cette profession, la souffrance souvent refoulée de ne pas pouvoir travailler dans de meilleures conditions.