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Cet ouvrage court mais dense va certainement réjouir les ethnologues qui, en tant qu’espèce distincte de savants, sont cités approbativement et mis à contribution dans cet essai pour leurs visées comparatistes. L’auteur est un helléniste distingué qui, sur les traces de Vernant, a compris il y a quarante ans qu’un regard anthropologique, fortement teinté de lévi-straussisme à l’époque, pouvait renouveler l’ensemble de l’approche des anciens grecs. Il a connu en cela des résultats brillants et convaincants, malgré la résistance d’un dernier carré qui persiste à vouloir isoler le « miracle grec » du reste du monde ; selon notre auteur, font partie de ces récalcitrants les historiens, lesquels constitueraient une sorte de paradigme des tenants d’une attitude particulièrement rétrograde et anti-comparatiste.
Ce combat, ou plutôt cette charge en règle, contre les historiens constitue le premier chapitre qui sonne comme un règlement de compte. Ces historiens, qu’ont-ils bien pu lui faire ? Ils sont dépeints comme repliés sur eux-mêmes et leur territoire, l’histoire locale ou nationale, refusant de jeter ne serait-ce qu’un oeil distrait dans le jardin du voisin. Surtout ne jamais rien comparer! La Vérité ne saurait se donner en jetant un regard en coin. À lire les historiens récents dont certains, comme Georges Duby, se sont eux-aussi réclamés des anthropologues, il me semble que Detienne a créé sa propre version caricaturale de l’« espèce historien » pour mieux la faire contraster avec son image de l’« espèce anthropologue », dont les représentants sont loin d’être tous comparatistes comme il voudrait nous le faire croire.
En fait, Detienne en a certainement moins contre les historiens qu’envers le cloisonnement des disciplines qui empêche de se poser — sauf pour les anthropologues — des questions d’ordre transculturel. C’est pourquoi, depuis un certain nombre d’années, il a entrepris ce qu’il appelle des « chantiers » axés autour de quelques questions générales adressées à des historiens et à des ethnologues dans leurs sociétés particulières. Quatre de ces expériences comparatistes nous sont présentées dans les chapitres qui suivent.
La première s’intéresse aux mythes et aux pratiques de la fondation de cités ou d’espaces sacrés dans plusieurs contextes. Cette première expérience pose la question de ce qui est comparable et ce qui ne l’est pas. La réponse n’est pas évidente, car souvent les paramètres de départ ne sont pas immédiatement apparents entre cultures — ils peuvent même être absents dans l’une ou l’autre. On confronte entre eux des processus dont la comparaison éclaire une société par l’autre. On navigue de la Grèce au Japon en passant par l’Afrique, chaque expérience enrichissant la précédente, et vice-versa, puisque ce comparatisme est structuralement réversible.
La seconde s’interroge sur les « régimes d’historicité », en gros comment et pourquoi on dit l’histoire, et quelle histoire. C’est le prodrome d’une comparaison des différentes philosophies, incluant les techniques orales, écrites, peintes, etc., que chaque société choisit pour s’expliquer à elle-même, et quelquefois aux autres.
La troisième a pour propos de scruter quelques panthéons polythéistes, suivant les traces de Dumézil. L’auteur reconnaît pleinement la dette que quelques hellénistes — hélas! pas tous — ont contractée envers lui. Comme l’a montré Dumézil, il faut analyser non seulement les dieux en eux-mêmes et pour eux-mêmes, ce à quoi se bornent encore quelques retardataires, mais les relations entre eux, comme le font aussi les anthropologues.
Le dernier chapitre s’intéresse aux assemblées populaires où chacun peut prendre la parole à condition que le sujet touche l’ensemble des citoyens réunis. Ceci part, bien évidemment, de l’expérience grecque et l’auteur a voulu montrer que les réunions de l’agora ne sont en rien un aspect unique inventé par les anciens grecs, mais un fait comparable à ce que peuvent aussi montrer d’autres sociétés politiques.
Ce livre est à la fois pamphlet et résumé très condensé de tentatives réussies — l’auteur a déjà édité quatre volumes de ces expériences. On sent qu’il n’est pas content du peu de succès de ces essais de comparaisons et son texte en porte la marque. Injuste probablement pour beaucoup d’historiens, on ne saurait qu’agréer le propos comparatiste de l’auteur. L’écriture très serrée est destinée à ceux qui connaissent déjà la matière dont il traite, aux hellénistes, aux anthropologues familiers avec les travaux de l’auteur, de Vernant, de Vidal-Naquet, etc. J’hésiterais à recommander ce texte à un étudiant de premier cycle qui certainement ne s’y retrouverait pas, le débat se situant à un haut niveau d’abstraction et demandant tout un bagage « classique » qu’on n’est pas sûr de trouver aujourd’hui chez chacun.