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L’ouvrage collectif Archives au présent se penche sur les pratiques artistiques d’exploitation des archives en art contemporain, notamment en art visuel, cinéma, art sonore, multimédia et performance. Le recueil rassemble des essais, des analyses et des propositions qui envisagent ces pratiques tantôt du point de vue artistique, tantôt du point de vue historique. Les auteurs proposent différentes lectures des contextes et discours sur la constitution et l’utilisation des archives, en particulier iconographiques et audiovisuelles.
Dans le premier texte, les historiens Catherine Gousseff et Pascal Dubourg Glatigny démontrent, à partir de l’histoire des archives de l’Union soviétique et du Vatican, en quoi le politique conditionne le travail de l’historien. Dans un premier temps, les auteurs se penchent sur l’influence qu’ont les conditions d’accès aux archives et leur utilisation, notamment la publication de documents, sur les conceptions historiques. Dans un deuxième temps, les auteurs retracent l’histoire de l’accès aux archives du Vatican, et en quoi les restrictions d’accès à certains fonds témoignent d’une culture du secret.
La professeure en études cinématographiques Christa Blümlinger aborde le rapport à l’image et aux archives qu’entretient le cinéaste-artiste Harun Farocki à travers ses oeuvres en prenant comme angle d’analyse la conception de l’archive de Foucault et Deleuze. Les pratiques filmiques, la technique, les dispositifs, la lisibilité et la visibilité des images sont autant d’aspects couverts par l’auteure.
Patrick Nardin se penche sur la pratique cinématographique du found footage. À travers la description et l’analyse des techniques et pratiques d’artistes tels que Ken Jacobs, Bill Morrison, Hollis Frampton, Edson Barrus, Paggy Ahwesh et Ishiro Sueoka, l’auteur souligne l’importance de la matérialité (le support, le dispositif de projection, etc.) et de l’aspect lacunaire (détérioration du support, perte du contexte de production, etc.) dans l’exploitation artistique des archives filmiques de ces artistes.
Le quatrième texte, écrit par Catherine Perret et Alexander Schellow, porte sur le projet artistique d’animation SIE qui utilise comme matériau différents types d’archives. Dans un premier temps, la genèse du concept d’animation ainsi que sa définition permettent de préciser la particularité de ce rapport à l’image. Dans un deuxième temps, trois types de documents – des interviews, des photographies et des dessins – et leur utilisation dans le projet sont décrits.
Le philosophe et artiste Jean-Philippe Antoine écrit sur son travail de concepteur sonore pour le film Gowanus Broadside de Mikael Levin. Il s’agit d’un travail de recomposition d’un paysage sonore sur des images d’un canal industriel à Brooklyn. L’auteur explique les techniques utilisées et les rapports entre sons et images.
Dans le sixième texte, Anna Seiderer examine le rapport à la mémoire à travers deux cas d’exploitation d’archives iconographiques et audiovisuelles : la vidéo Spectres de Sven Augustijnen, réalisée à partir d’archives d’un ancien administrateur colonial belge, qui porte sur la mort du Congolais Patrice Lumumba ; et le film Guinée portugaise de Mikael Levin, un montage de trente cartes postales provenant de l’ancienne colonie portugaise.
Le texte d’Elizabeth Caillet décrit trois interventions en lien avec le monument aux morts d’Alger. La première est la sculpture Le Pavois réalisée par Paul Landowski dans les années 1920. La deuxième est le recouvrement de la sculpture d’un coffrage en béton par l’artiste M’Hamed Issiakhem en 1978. La troisième intervention est l’installation Enclosed d’Anima Menia qui décrypte l’histoire du monument.
Corinne Diserens traite des différents rapports artistiques, politiques et mémoriels qu’entretiennent des artistes de Beyrouth à travers l’utilisation des archives. Plusieurs projets et artistes sont présentés, notamment les oeuvres de la réalisatrice Poala Yacoub, les travaux photographiques d’Akram Zaatari et Walid Raad, les projets de l’Atlas Group, Walid Sadek, Elias Khoury et Rabih Mroué.
La spécialiste en théorie des arts et commissaire Soko Phay expose le problème de la destruction des images, archives et films de famille témoignant du génocide cambodgien. L’auteure présente son projet d’ateliers de création à partir d’archives. Le projet vise à combler, à travers la réappropriation des archives par les artistes, le vide mémoriel laissé par l’effacement de l’Histoire en instaurant un dialogue avec le passé.
Lotte Arndt propose une lecture de l’exposition collective Trace Évidence dirigée par l’artiste Kapwani Kiwanga. L’exposition explore l’idée des documents comme traces et le rôle du dispositif et des pratiques qui entourent la valeur mémorielle, juridique, scientifique ou historique de l’archive. Le texte se concentre sur deux oeuvres de l’exposition : la vidéo Forms of Absence créée à partir d’archives orales tanzaniennes ainsi qu’une installation sonore retraçant l’expédition arctique du Néerlandais Willem Barentsz.
L’avant-dernier texte du livre, celui de Christophe Domino et Jean-Marie Dallet, porte sur le projet Institut pour l’abolition de la guerre de l’artiste multidisciplinaire Krzysztof Wodiczko auquel collaborent SLIDERS_lab et Grande Image Lab. Dallet examine le rapport entre traces, numérique et archives à travers les dispositifs d’oeuvres audiovisuelles multimédias du collectif d’artistes SLIDERS_lab, alors que Domino parle de la constitution de l’« archive active » du projet de Wodiczko.
Dernier texte du livre, celui d’Olivier Lussac se penche sur l’archivage de performances artistiques, en quoi les différentes pratiques d’artistes illustrent différentes relations entre le réel et le médiatisé à travers les traces documentaires. Les démarches de plusieurs artistes sont analysées : Rudolf Schwarzkogler, Valie Export, Bruce Nauman, Eleanor Antin et Oreet Ashery. Lussac conclut en se positionnant pour la reconnaissance de la valeur et de la nécessité de l’archivage des performances.
Dans son ensemble, le livre constitue un recueil de réflexions portant sur la place du concept d’archive dans les pratiques artistiques actuelles. Les auteurs, qui sont pour la plupart des historiens de l’art, des chercheurs et des artistes, défendent ici une vision de l’archive (au singulier) qui est celle de la théorie critique du document issue de la philosophie, de la sociologie et de l’anthropologie, en particulier celle de Foucault et de Derrida, auteurs d’ailleurs fréquemment cités tout au long du livre. Ainsi, la conception des archives exposées dans le recueil diffère de celle de l’archivistique dite traditionnelle, les documents étant surtout envisagés par les auteurs comme mémoires, comme traces, comme empreintes.
Les archivistes y trouveront cependant l’inspiration pour des projets d’exploitation des archives ou de collaboration avec des artistes. D’ailleurs, il aurait été intéressant d’établir un dialogue plus interdisciplinaire en incluant des acteurs représentant le point de vue plus archivistique des choses. Ceci d’autant plus que le titre Archives au présent laisse supposer un propos plus général sur les archives, ce qui n’est pas ici le cas.
Enfin, cette publication est destinée plutôt aux spécialistes de l’art qu’aux archivistes professionnels. Archives au présent s’avère malgré tout une bonne lecture, de par la richesse des analyses et des oeuvres et projets présentés, pour qui s’intéresse aux pratiques, utilisations et conceptions émergentes de l’archive chez les artistes. Les nombreuses photographies en couleurs tout au long de l’ouvrage contribuent à illustrer le propos ainsi qu’à l’attractivité du livre.