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L’archivistique est-elle une science ?, tel était l’intitulé de deux journées d’étude organisées par l’École nationale des chartes et l’Association des archivistes français (AAF), à la Sorbonne, en janvier 2003. Dans le compte rendu publié par Christian Hottin à l’issue de cette manifestation[1], pointait le regret que la voie épistémologique ait été peu explorée à cette occasion. L’article s’achevait en notant que « sans réflexivité, il n’y a guère d’objectivation possible des pratiques… et, partant de là, le projet scientifique d’une discipline est largement remis en question » (Hottin, 2003). Dans le même ordre d’idées, à l’occasion du centenaire de l’AAF, en 2004, Didier Devriese relevait avec insistance l’absence d’une épistémologie des méthodes archivistiques contemporaines « … élaborées depuis le début du XIXe siècle et […] coulées en codes » (Devriese, 2007, p. 308), absence qui aboutit à nombre de malentendus concernant les relations avec la discipline historique. Nous souhaiterions, dans le cadre de cette communication, à la fois explorer les modalités à travers lesquelles, depuis lors, cette réflexivité a été mise en oeuvre et est susceptible de continuer de l’être, et réinterroger le caractère scientifique de la discipline sous un angle nouveau.

Par le fait même que l’archivistique se soit longtemps contentée de n’être qu’une science auxiliaire de l’histoire, elle semble avoir hérité d’une méfiance certaine envers toute démarche expérimentale. La confusion entretenue entre le document (d’archives) et le fait passé dont il est censé témoigner semble pouvoir expliquer une telle réticence. La méthode historique, au moins selon la manière dont on la pratique en France depuis la fin du XIXe siècle au plus tard, repose en effet sur un axiome plus ou moins énoncé sous cette forme : « il n’est jamais donné [à l’historien], comme au chimiste, d’observer directement des faits […]. Il est dans la condition d’un chimiste qui connaîtrait une série d’expériences, seulement par les rapports de son garçon de laboratoire » (Langlois et Seignobos, 1898/1992, p. 68). Du reste, cela n’a rien de spécifique à l’histoire : on pourrait faire le même constat pour la plupart des sciences humaines. Le refus, ou mieux, l’impossibilité de l’expérimentation – qui définit à l’inverse les sciences physiques et naturelles – interdisent-ils pour autant l’expérience ? Les chemins empruntés un temps par une « alter histoire », sous forme de l’« histoire expérimentale » (Boureau et Milo, 1991) ont été poursuivis plus récemment sous les auspices d’une histoire « contrefactuelle », soit celle d’une « histoire des possibles et futurs non advenus » (Deluermoz et Singaravélou, 2016). Les archives, par l’incertitude permanente qui pèse sur les contours et le contenu des traces qui les constituent, au quotidien de leur transmission et de leur sélection, ne sont-elles pas la traduction concrète de ce qui fonde ou détermine la mémoire et l’oubli du possible et du non advenu ? La dynamique de transmission et plus encore celle de classement définitif de masses de papiers sous le nom d’archives peuvent faire l’objet de multiples scénarios concurrents ou, au contraire, similaires sans être rigoureusement identiques, malgré l’effort de normativité qui les anime. La mise en archives des documents est donc tout à fait susceptible d’observation directe et, plus encore, d’expérimentation contradictoire. Si l’élimination paraît irréversible, la plasticité même du regard et de l’analyse portés, selon les acteurs, sur une masse mouvante en train de devenir tout ou partie d’un fonds d’archives mérite que l’on s’y attarde.

La plupart des actes de colloques, des ouvrages ou des numéros spéciaux de revue consacrés à l’archivistique posent la question du statut de ladite discipline – science ? art, voire artisanat ? ensemble d’activités annexes se formalisant progressivement ? –, tout en prévenant que la question risque d’être débattue encore longtemps[2]. Nous pourrions également, à la manière de Claude Minotto, mettre en parallèle la figure de l’archiviste et celle de l’alchimiste (2003, p. 249), dans la mesure où ni la langue française ni les textes français ne font la différence entre les documents en action et les archives aux Archives (la majuscule permettant de distinguer l’institution de conservation des documents à conserver) : les conditions de la transformation restent en grande partie obscures.

1. LES PRÉMICES DE L’EXPÉRIENCE : LA REFONDATION DES ARCHIVES NATIONALES (FRANCE)

Lors de son intervention aux journées précitées de 2003, Hubert Fondin rappelait qu’une technique vise à faire et/ou à améliorer quelque chose, et se distingue fortement d’une science qui a pour objet de comprendre un processus, une attitude, un projet. Traditionnellement, une technique repose sur une science : si l’objet est réel, matériel, les fondements sont dans les sciences exactes ; si l’objet est un objet construit, l’archivistique a ses fondements dans les sciences sociales. Si la place accordée à l’homme est occultée, l’activité sera purement technique ; en revanche, si sa place est pleinement reconnue, l’accent sera mis sur l’intentionnalité des acteurs (celle de l’auteur, du chercheur et de l’intermédiaire professionnel), sur la construction et le partage de sens. C’est dans cette dernière direction que les Archives nationales se sont engagées depuis 2009, au moment où l’institution a procédé à sa refondation, dans la perspective de l’ouverture du nouveau site de Pierrefitte-sur-Seine, en 2012[3].

En effet, le déménagement des fonds, à l’échelle de plus de deux cents kilomètres linéaires, a mobilisé une grande palette de métiers au service des archives, du reconditionnement à la numérisation, en passant par la régie des espaces et l’identification normalisée des articles dans un système d’information archivistique moderne. Ce transfert, au sens propre comme au sens figuré, a également provoqué un redéploiement des agents et une reconfiguration des métiers. Accomplie en moins d’une année, cette mutation des pratiques a donné lieu, en 2010, à une vaste campagne de photographies, initiée par l’équipe des photographes des Archives nationales. Il s’agissait alors de laisser libre cours au regard du photographe sur la manière dont les agents habitaient leur lieu de travail. Sous le nom de code Métamorphoses et innovations, l’opération fut accompagnée d’une enquête orale menée par l’ethnologue Anne Monjaret : plus de cinq mille clichés et vingt-cinq heures de paroles saisies composent ainsi un portrait collectif d’une institution en transition (2011).

En 2012, le déménagement a en outre permis de mener une collecte active des fonds d’archives produits par les anciens services de l’institution, qui a vu son organigramme entièrement repensé. Grâce à cette collecte des archives, un matériau inédit a peu à peu surgi, autant de pratiques professionnelles sont disparues, quand d’autres, à l’inverse, survivaient malgré la normalisation. Ces archives internes sont désormais disponibles à la consultation.

En 2013, à titre expérimental, un travail participatif d’inventaire général du mobilier, des objets ordinaires et des pratiques quotidiennes, passées et présentes, des Archives nationales a été mis en oeuvre. Il s’agissait de proposer aux agents un travail de participation observante, inspiré des méthodes de l’Inventaire général du patrimoine culturel et fondé sur une attention aux gestes et aux savoir-faire incorporés. L’opération a consisté en une réflexion sur les spécificités matérielles et professionnelles des métiers des archives à la faveur de la mutation majeure de leur service central en France. L’identification d’objets spécifiques, de l’estampille au fantôme, des anciens cartonnages faits maison aux crochets permettant de les transporter manuellement, justifiait la constitution d’une sorte de collection hétéroclite, susceptible de compléter ce qui avait déjà été collecté de longue date par le musée des Archives nationales. Six chantiers de réflexion sur la diversité des métiers constituant les Archives nationales ont donné lieu à la constitution de binômes de personnes chargés de prospection : protéger, analyser, reproduire, authentifier, transmettre et représenter les archives. Ces chantiers ont été volontairement pensés de façon transversale, afin de mieux interroger les catégories traditionnelles de l’archivistique (collecter, conserver, classer et communiquer). Deux séances de formation aux méthodes de l’Inventaire général, en partenariat avec le service de l’inventaire d’Île-de-France et la mission inventaire du service du patrimoine de la direction générale des Patrimoines du ministère de la Culture et de la Communication, ont permis à une cinquantaine d’agents d’être sensibilisés aux méthodes spécifiques de description de l’Inventaire général. Au passage, a surgi le fait que le vocabulaire qui désigne le matériel de conditionnement et de classement des archives, de la chemise au cercueil, de la boîte au cartonnier, était pratiquement absent du thésaurus des objets mobiliers de référence des métiers du patrimoine. L’intégration du lexique conventionnel ou propre au métier des archivistes au vocabulaire normalisé de la description des objets patrimoniaux reste donc à faire.

L’ensemble des dispositifs ici énumérés, qui ont pris racine avec le déménagement de l’institution, conduisant à un moment particulièrement intense et inédit de réflexivité, convergent dans une réflexion de l’ordre de l’écologie patrimoniale. Cette approche environnementaliste du patrimoine a trouvé un nouveau développement ces deux dernières années à travers le projet de recherche Ecopat (Fondation des Sciences du Patrimoine, 2019), mené au sein des Archives nationales par deux sociologues, articulant sociologie pragmatique, étude des sciences et des techniques et étude des cultures matérielles, afin de procéder à l’ethnographie des pratiques de conservation et de traitement des fonds d’archives. Avec cette nouvelle approche de la chaîne archivistique, les « trois champs de l’archivistique moderne », tels que définis par Michel Duchein (1993, p. 25) – à savoir, le champ théorique ou scientifique, le champ technique et celui de l’organisation des services –, se trouvent mêlés pour être mieux observés.

2. POUR UNE APPROCHE OUVERTE ET ETHNOGRAPHIQUE DES ARCHIVES

En reprenant la définition de l’archivistique que Paola Carucci avait donnée lors des journées précitées de 2003, une « science qui étudie le processus de formation des archives et leur traitement, y compris lors de leur versement aux institutions d’archives », nous nous proposons d’analyser la façon dont, ces dernières années, la recherche en archivistique tend, au gré d’initiatives diverses, à devenir expérimentale. Ce qui manquerait à l’archivistique, si elle est une science, est précisément sa dimension expérimentale, que nous encourageons dans nos propres actions, à travers des expériences humaines et interinstitutionnelles. Nous constatons que les expériences en archives sont souvent plus subies que choisies – en témoigne notamment le colloque sur l’erreur archivistique, qui s’était tenu en avril 2007 aux Archives de l’Université catholique de Louvain – et estimons qu’il est possible de (re)commencer par la manipulation des archives en voyant ce que cela donne, en laissant de côté les définitions abstraites. Il s’agit d’interroger tous les actes automatiques, réflexes conditionnés et autres manières de saisir, poser, déposer, remettre en ordre, rejeter, déplier, désagrafer, décaler, enlever, le ou les dossier(s), le ou les chemise(s), le ou les document(s), soit l’ensemble des gestes qui accompagnent en silence toute opération de classement matériel d’archives. Ce dernier champ de micro-actions insignifiantes et ordinaires en apparence, mais très rapidement irréversibles en réalité, peut faire l’objet d’un projet de description dense. Invoquer ici une approche ethnographique vise à rendre étrange ce qui est banal et à interroger par l’observation et l’enregistrement de ce qui se passe sans justification et la plupart du temps en silence, ce qui est incorporé sous la forme d’une pratique plus ou moins professionnelle.

Depuis un siècle, les pratiques de classement et de traitement des archives ont suscité un corpus de textes qui forment la base d’un savoir tendu entre la dimension prospective des bonnes pratiques et le caractère irréversible des éliminations. Le tri et le classement définitifs commandent un rapport singulier et presque contradictoire au temps, par définition temporaire, de l’expérimentation. Or Yves Pérotin avait, en 1961, non pas formulé véritablement une théorie des trois âges, mais proposé, de manière tout à fait expérimentale, une « approche analogique » avec « des organismes ou des individus vivants », en vue de « jouer au biologiste, voire au démographe » (1961, p. 3). Il laissait donc entendre que la manière dont on appréhende la chaîne opératoire qui transforme les sous-produits de l’action en archives relève d’une forme d’expérimentation conceptuelle. Une quarantaine d’années plus tard, remettant sur le métier les propositions de Pérotin, Martine Cardin (2009) s’est essayée à une approche de la « théorie des trois âges » selon une double perspective de sciences de la nature et de sciences de la culture. Elle note à cette occasion qu’un regard « ethnographique sur le processus de création et d’exploitation documentaire pourrait être une approche féconde » (Cardin, 2009). Nous voyons donc la focale s’élargir au fil du temps et en fonction des volontés de considérer le monde des archives dans ses interactions avec les réalités et les disciplines scientifiques qui l’entourent.

Si les formats de description des archives sont de plus en plus pensés pour permettre la mise en relation des sources entre elles et la constitution de bases de données fédérées, force est de constater que l’archivistique comparée, pourtant riche d’enseignements, ainsi que le relevait Marie-Anne Chabin (2009, p. 154) lors de sa communication au colloque consacré à L’erreur archivistique, est très peu développée. Elle faisait alors référence à la constitution des fonds d’un dépôt à l’autre, comparativement aux administrations de même type dont les archivistes sont supposés collecter les archives. L’enrichissement de l’archivistique par de nouvelles méthodes serait sans conteste bénéfique, à la fois pour les archivistes et pour les chercheurs travaillant sur les fonds. En ce sens, nous rejoignons Eric Ketelaar, qui considère, de façon large, que « l’archivistique doit être comparative comme discipline scientifique », et plaide pour une « ethnologie archivistique » (2001, p. 18).

Cet appel à créer une ethnographie des pratiques archivistiques vise à alimenter la possibilité d’une anthropologie des archives en formation, et non pas seulement à partir des archives déjà archivées. Il s’agit bien de comprendre ce que le processus même de l’archivage définitif révèle et produit en matière de représentations sociales, mais aussi ce que cela suppose quant à la perception et à l’interprétation différée et à venir, de ce dont ces mêmes objets archivés sont censés rendre compte. Ceci revient à faire de l’archivistique un champ de rencontre entre les producteurs et les usagers, ou plutôt entre d’une part, les savoirs qui commandent les logiques de production des documents à archiver (droit, sciences administratives, voire managériales au sens large) et d’autre part, les disciplines académiques ou savantes qui donnent, à terme tout au moins, aux documents d’archives une raison d’être. On atteint ainsi un objectif aussi évident qu’inaccessible : saisir l’objet archivistique dans la complexité de sa genèse matérielle comme dans celle de ses fonctions sociales (multiples, successives, contradictoires), hors les usages présumés que les disciplines des sciences sociales qui recourent aux archives peuvent – ou pourraient – en faire. Il s’agit donc d’accomplir une double mise à distance, tant en ce qui concerne la production de normes administratives, managériales, patrimoniales ou informationnelles (voire informatiques) qu’en ce qui relève de la préconisation de méthodes visant à s’en tenir à une fonction scientifique auxiliaire, préparatoire et technique, à la fameuse et fatidique exploitation des sources.

Le fruit de l’expérimentation est désormais mûr, tout du moins sur le papier, et il existe une véritable bibliothèque de ressources potentielles susceptibles de guider les expériences. Reste à savoir comment cueillir le fruit et passer à l’acte, pour mettre en place, aux marges de l’archivistique, une alliance durable et exploratoire avec les sciences sociales. Une voie s’est ouverte en ce sens depuis une trentaine d’années, à travers la confrontation des regards disciplinaires sur les objets archivistiques. Avec Claudine Dardy (1990), Béatrice Fraenkel (2010) et Daniel Fabre (1993), un ensemble de travaux relevant d’une socio-anthropologie des écritures contemporaines s’est déployé, il est vrai, sur des matériaux souvent bruts ou plutôt observés à l’amont de la chaîne archivistique. La plupart de ces enquêtes portent en effet sur la part privée des archives – au sens du statut juridique –, la plus ouverte et la plus malléable en termes de liberté d’expérimentation. Néanmoins, en ce qui concerne les archives administratives, nous bénéficions d’une enquête de sociologie politique récente de Jean-Marc Weller (2018), qui offre des pistes précieuses pour étalonner ou échantillonner les typologies d’actes et les documents administratifs finalement conservés, au regard des tableaux de gestion normatifs conçus par les archivistes en dialogue avec les services producteurs.

Il s’agit d’interroger les pratiques sociales qui président à la production, à la transmission et à la réception des écrits dans un horizon social spécifique. Mais, dans la plupart des cas, l’enquête vise à s’appuyer sur les pratiques sociales de l’archivage pour révéler d’autres rapports sociaux qui s’expriment par le truchement des archives. Valérie Feschet, à nouveau dans le domaine privé, a ainsi démontré combien la transmission des papiers de famille constitue un observatoire intéressant des pratiques de parenté (1998). En s’inspirant de ces travaux, il s’agit donc d’inverser le regard, en s’interrogeant sur ce que le conditionnement des archives modifie de leur perception et de leur appréhension pour l’archiviste comme pour l’usager, selon un aller-retour constant. Pour ce faire, les occasions sont légion – on pourrait même aller jusqu’à dire que l’expérimentation pourrait prendre le prétexte de la banalité de toute opération ayant cours sur la chaîne archivistique quotidienne. En l’occurrence, la petite expérimentation qui suit répond à une demande, sinon d’expertise, du moins de diagnostic, à partir de trois unités archivistiques cohérentes, extraites d’un fonds personnel avant même tout classement définitif de type professionnel.

3. TEST À L’AVEUGLE DE TROIS BOÎTES D’ARCHIVES

À l’automne 2018, nous avons organisé, avec la complicité de deux ethnologues, Marie-Paule Hille et Sandrine Ruhlmann, un test à l’aveugle visant à mettre successivement cinq archivistes (dont nous-mêmes), pendant une demi-heure, face à trois boîtes d’un fonds d’archives inconnu d’eux. L’information donnée ainsi que la consigne étaient minimales : il s’agissait d’un fonds de chercheur, et il fallait en proposer le traitement dans les grandes lignes. Sandrine Ruhlmann s’est ensuite livrée à l’exercice de la même façon, bien qu’elle ait été à l’origine de la collecte un an et demi auparavant et qu’elle eût donc connaissance du contenu des boîtes.

L’idée, à travers cette expérience, était d’examiner la façon dont un archiviste appréhende un fonds d’archives sans savoir de quoi il s’agit, et de redoubler peut-être la difficulté en le faisant à partir d’un cas un peu atypique, c’est-à-dire un fonds de chercheur. Tout bien pesé, le fait de commencer une telle expérimentation avec un échantillon de ce type permet de renverser la perspective habituelle et d’espérer ainsi penser différemment la succession des gestes de la collecte. En effet, alors que l’archivistique française « s’élabore et se diffuse largement à partir de la sphère administrative » (Hottin, 2009, p. 19), charriant son lot d’impensés, à y regarder de près, nous constatons que les versements d’archives publiques arrivent finalement souvent dans les dépôts selon une logique proche de celle des fonds privés[4]. Ceci posé, la collecte sur mesure des archives privées, qui fait l’objet de davantage d’attention, pourrait servir d’étalon des mutations que les archivistes font subir aux archives.

L’expérience avec les trois boîtes a fait l’objet d’une captation vidéo et sonore, ainsi que d’une couverture photographique. Le principe a consisté à déplier complètement les gestes de chacun, à prendre le temps de décomposer les mouvements et les points de vue, à interroger le sens du bricolage permanent, car, par définition, il n’y a que des expériences archivistiques : tout traitement d’archives suppose une adaptation aux normes. Il est bien entendu que la norme entend répondre à un traitement de masse et que le bricolage résulte de ce que les circonstances forcent. Si l’archivistique est une science, elle est une science pragmatique. Mais dans la mesure où nous parlons ici d’expérimentation, au sens où il s’agit de susciter, à partir des expériences artificielles et contradictoires, des observations qui permettent d’interroger les multiples résultats possibles de l’archivage, il s’agit de faire surgir des questionnements de la confrontation entre normes et pratiques, de réfléchir à l’intelligibilité d’un dossier d’archives dans l’histoire de sa formation.

En réalité, il faudrait pouvoir préserver à l’aval la possibilité d’inclure le regard des archivistes dans l’appréhension même des dossiers, puisque l’action de l’archiviste implique a priori l’irréversibilité et l’élève en problème. Idéalement, nous pourrions imaginer ou rêver, pour l’instant, d’un dispositif rendant tout acte de conditionnement réversible, comme c’est le cas de la restauration patrimoniale. En ce sens, notre optique se situe davantage du côté du patrimoine que des musées, par exemple. En effet, l’artification muséale détache l’objet de son contexte, se soucie plus du tableau que du cadre, ce que nous ne souhaitons pas faire avec le contenu d’un dossier et son conditionnement matériel d’origine.

Cette question de l’enveloppe des archives et du devenir de ladite enveloppe, quel que soit le niveau de granularité auquel on se situe (pièce, sous-dossier, dossier, carton…), apparaît dès que l’archiviste commence l’observation matérielle des boîtes qu’il a en face de lui. Quelle est la frontière du document ? Rappelons que les archives ne sont pas des textes clos sur eux-mêmes, avec un début et une fin : elles sont des objets écrits ou dessinés, toujours fragmentaires, mais articulés selon des attaches parfois invisibles et se répondant les uns les autres, ou non, selon des associations matérielles variées, et qui reposent parfois sur le simple rassemblement dans un même dossier. Dès lors, la question se pose très sérieusement de savoir dans quelle mesure boîtes et chemises font partie des documents, et s’il ne faudrait pas les considérer comme tels, ou du moins comme faisant partie du contexte desdits documents. L’organisation du processus de travail dans les services d’archives, en particulier pour des masses importantes à traiter, explique que le reconditionnement puisse être fait à l’aveugle, dans l’autre sens de l’expression, sans contrôle scientifique très fin des opérations. Ce point précis est très peu abordé dans la littérature archivistique, y compris quand le caractère fabriqué des archives définitives est questionné[5].

Lors de l’examen des vidéos et des photographies produites dans le cadre du test à l’aveugle, il est frappant de constater que les cinq archivistes saisissent les trois boîtes, chacune munie d’un anneau au milieu de la tranche pour les prendre, à pleine main, c’est-à-dire la main grande ouverte, et que seule l’ethnologue se sert de l’anneau pour tirer une boîte vers elle. N’y aurait-il pas là le signe que, pour les archivistes, le contenant d’origine étant de toute façon amené à disparaître, les attributs dudit contenant deviennent de facto invisibles ? Il est en tout cas loisible de s’interroger, à partir de ce simple exemple, au sujet de l’ampleur de l’impact du rapport au conditionnement (dans le double sens du terme) sur les gestes de ces professionnels. En définitive, le geste fait-il l’archiviste ?

Une partie des documents conservés dans ces boîtes étaient en langues étrangères, utilisant parfois un autre alphabet que le nôtre. Que se passe-t-il lorsqu’un archiviste doit faire face à un ensemble de documents dont il ne maîtrise ni la langue ni l’alphabet ? Son avancée quasiment imperturbable dans son approche des dossiers conduit à faire le constat que les archives sont avant tout des objets. Le type de regard que l’archiviste porte sur les documents lui permet d’avoir une approche indépendante du contenu, et de travailler y compris avec des langues qui lui sont absolument étrangères. Le professionnel trouve des points de repère distincts du sens porté par le texte et prête davantage attention aux signes extérieurs qui permettent de rendre la chose intelligible.

L’analyse de cette expérience pourra se concentrer sur des points précis correspondant à des situations récurrentes dans l’activité de classement : que faire des trombones, par exemple ? Quel est le taux de signification du lien ainsi incarné ? Faut-il lui préférer l’ajout d’une nouvelle chemise neutre, au risque de générer du bruit dans le dossier ? Que faire également des photographies ? Faut-il les sortir de leur pochette pour les reconditionner et, si oui, de quelle façon ? Avec quel éloignement les unes par rapport aux autres et par rapport aux autres éléments du dossier ? Faut-il constituer des tas par grands ensembles de documents[6] ? Y a-t-il un risque inhérent aux tas ? Faut-il essayer de résoudre les questions relatives à l’intentionnalité du producteur, en prenant le risque, une fois la réponse supposée trouvée, de rapprocher intellectuellement et surtout physiquement des pièces entre elles ? En définitive, ces interrogations convergent vers le point de savoir si l’on respecte ou non l’ordre primitif des documents, sachant que la tradition archivistique française « a toujours considéré comme secondaire le principe du respect de l’ordre primitif, privilégiant la relation respect des fonds – respect de la provenance » (Nougaret, 2004, p. 335)[7], et que l’archiviste est relativement désarmé face à ce problème, car la façon de faire demeure très aléatoire.

L’expérimentation réalisée en amateur à partir des trois boîtes proposées pose en tout cas de nombreuses questions, qui montrent que la mise en place d’un véritable dispositif à plus grande échelle serait susceptible de questionner les fondements de la discipline de façon très stimulante.

4. DE POSSIBLES TERRAINS D’ENQUÊTES

Afin de prendre en compte véritablement tous les aspects de la chaîne archivistique au sens large, il conviendrait de réaliser des expérimentations à chacun des moments identifiés dans le processus de transformation. Le moment de la collecte est bien sûr central de ce point de vue. En vérité, quelle est l’unité archivistique absolue, l’atome des archives ? Est-ce véritablement le dossier, l’article ? Ne serait-ce pas plutôt le geste de la collecte ? Le moment de la collecte constitue, de notre point de vue, la véritable unité. Il importe d’enregistrer ensuite les traces successives des mises en ordre, de garder la mémoire de la reprise et de donner un indice du taux de remaniement.

Dans le manuel intitulé Les archives personnelles des scientifiques, édité par les Archives nationales, il est écrit qu’« en règle absolue, le fonds doit être transféré tel qu’il est », et qu’« il faut être présent au moment de la mise en cartons et du transfert » (Charmasson, Demeulenaere-Douyère, Gaziello et Ogilvie, 1995, p. 17). Cette approche globale est toutefois quelque peu bousculée par la consigne donnée pour la prise de connaissance du fonds, une fois le transfert effectué : « À ce stade, on ne procède à aucun tri, à aucune élimination, à aucune modification de l’élément de base que constitue le dossier » (Charmasson, Demeulenaere-Douyère, Gaziello et Ogilvie, 1995, p. 21). Il ne nous apparaît pas évident, aujourd’hui, que le dossier puisse constituer strictement « l’élément de base », au sens où il serait l’atome de l’archivistique. En effet, nous constatons qu’un dossier a pour caractéristique d’être alimenté longtemps après son ouverture, pour des motifs et des fonctions qui peuvent ne plus avoir de liens directs avec les motifs de sa constitution. Si le dossier offre une concordance pratique, et la plupart du temps à peu près conforme entre unité de conditionnement et unité de traitement d’une affaire, d’un thème ou d’une action, il a aussi tendance à donner l’illusion d’une clôture, mais aussi à se déborder lui-même dans le temps, à faire l’objet d’un écartèlement ou d’un éclatement au fur et à mesure de son actualisation ou de son déploiement en d’autres affaires ou thèmes. Tout se passe comme si le dossier était doté, par sa capacité à relier temporairement, d’une propriété archivante certes, mais aveugle et incertaine. En effet, le rassemblement de liasses sous forme de dossiers peut intervenir de manière très diffuse et ponctuelle, à la faveur d’un rangement ou d’un déménagement plus ou moins signifiant. Le dossier a pour propriété de reléguer en ces marges autant de vracs plus ou moins artificiels. Aussi, et même si cela est une évidence pour tout archiviste-collecteur, le dossier ne nous semble pas représenter le niveau de granularité qui doive constituer le point d’attention maximal dans l’approche d’un fonds. Ce qui ne veut pas dire que cette remarque autorise l’éclatement des dossiers existants, en vue de satisfaire un classement soi-disant parfait ; au contraire pourrait-on dire. Cette remarque vise plutôt à poser la question du réflexe de faire ou refaire des dossiers, quitte à ne pas laisser au dossier lui-même sa part d’incomplétude, d’inachèvement même. À partir de ces quelques remarques, il s’agit surtout d’acclimater notre regard aux effets d’échelle. Sur cette question, nous renvoyons de nouveau aux réflexions de Christian Hottin sur les normes archivistiques confrontées aux « archivistiques particulières » (2007a) de chaque individu et aux enseignements que l’archivistique pourrait tirer des sciences sociales.

Sur ce point, il reste à étalonner une typologie des formes de mise en archives singulières et collectives (la profession ou l’activité n’étant peut-être pas le biais le plus pertinent) qui puissent se déprendre, ou tout du moins ne pas se limiter aux seules natures juridiques des fonds. Ainsi des archives de chercheurs, par exemple, dont le sort dépend très souvent d’une vision privative et pour tout dire auctoriale, sinon littéraire, en réaction à la seule réduction au statut d’archives publiques dépendant du statut du fonctionnaire de la recherche. Il est frappant de constater que les pratiques d’archivage endogènes ne font pas l’objet de comparaisons systématiques, au profit d’une application d’une norme souveraine qui n’est, la plupart du temps, que la transcription d’une série de coutumes plus ou moins anciennes, mais érigées en loi d’airain – ou de carton neutre. De la sorte, la question du statut documentaire, et donc de la conservation définitive, de ce qui peut ne paraître qu’un emballage – de la sous-chemise au dossier, voire à l’étiquette de la boîte d’origine – reste un impensé de la chaîne de traitement : pourquoi un objet archivistique ne peut-t-il pas être lui-même considéré comme un document à part entière ? Comment discriminer les documents englobants des documents englobés ? Ce sont, bien entendu, de vieilles questions, en apparence routinières et plus encore réglées, mais sait-on toujours par avance les effets secondaires de la perception par l’usager selon les cas ?

À la faveur d’un classement récent d’un fonds d’archives personnelles, on a pu calculer que la conservation (expérimentale) des intercalaires et chemises anciennes n’avait pas une incidence volumétrique si importante (entre 5 et 10 % du métrage global). Comment concilier la conservation pérenne, parfois assimilée à une simple hygiène apparente des dossiers traités, et celle des conditionnements antérieurs ? Ce simple exemple, d’une banalité universelle, pourrait faire l’objet d’expériences multiples, en enregistrant, à chaque étape de la chaîne archivistique jusqu’à la réception, la part de déformation et de désinformation induites ou consécutives.

Outre la collecte, différents champs d’expérimentation restent à envisager. Nous pourrions en établir une typologie sommaire : voir de quelle façon plusieurs archivistes se comportent face à des gisements passifs, ou plutôt fossiles, sans que les producteurs successifs les lui livrent ou les lui commentent. Comment les archives sont-elles extraites d’un placard ? Quelles sont les différentes étapes impensées ? Altèrent-elles ou non le fonds ? Est-il possible ou non de procéder à une collecte brute, suivant le protocole d’un prélèvement archéologique et sans tri préalable, en particulier avec des meubles à fiches ou à casiers ? Dans quelle mesure les archives sont-elles un prélèvement, donc une altération ? Il nous semble qu’il devrait faire partie du devoir de l’archiviste et, partant, de la norme du métier, de documenter ce point. Puisque nous ne savons pas ce qui est pertinent, tout doit être documenté. La partie aujourd’hui réservée à l’historique de la conservation dans la norme ISAD(G) est rarement suffisamment étoffée et ne contient pratiquement jamais de description fine des bureaux – et encore moins des bureaux successifs – dans lesquels les documents ont été produits, reçus, entreposés.

Du point de vue de la relation avec les producteurs, il faudrait examiner de près la culture archivistique endogène des secrétariats, faire une ethnographie des administrations. Il serait également souhaitable de faire dialoguer producteur et archiviste sur un autre plan que celui de la simple relation versante. Les questions très actuelles relatives au tri et aux archives essentielles, qui dépassent aujourd’hui le milieu des archivistes, mériteraient d’être examinées de façon expérimentale, en faisant des tests en réel, par exemple. En effet, les archives constituées sont ce qui reste à voir d’ensembles bien plus vastes où s’effectue, de façon souvent réitérée, une action de sélection. Ce processus de réduction qui s’opère dans la coulisse des salles de tri caractérise l’archivage et fait apparaître, en creux, la réalité d’un non archivable ou d’une impossibilité de l’archivage à laquelle les praticiens se confrontent. Ce point fondateur cristallise spécifiquement l’incompréhension et la mésinterprétation du rôle de l’archiviste par l’usager non averti. Une expérience en direct permettrait de disposer d’éléments concrets de discussion.

Passer à l’acte pour faire de l’archivistique une science expérimentale supposerait une intégration permanente de l’expérimentation à la logique du classement. Cette ambition ne peut se contenter, de façon ponctuelle, à la faveur d’une expérience incidente et au nom de la réflexivité et de l’objectivation des pratiques, de conduire des scénarios de classements alternatifs (ce qui se pratique parfois sous la forme d’ateliers dans le cadre de la formation des archivistes). Une véritable démarche expérimentale consisterait à intégrer de manière systématique et durable les résultats des expériences d’observation au produit final de l’opération archivistique, soit le classement définitif et la cotation. Au-delà de l’échantillonnage comme pratique de conservation (ou plutôt de réduction matérielle) des fonds eux-mêmes, il s’agirait de s’efforcer à constituer des témoins, au sens archéologique du terme. Comment parvenir à documenter les manipulations, tout en satisfaisant aux normes dominantes de la conservation préventive ? Cette pratique de l’archivistique expérimentale, entre science et technique de restitution, reste donc littéralement à inventer, selon deux axes d’exploration de la chaîne archivistique : à rebours de la mise en archives d’une part, en regardant autrement la manière dont le conditionnement des archives archivées interroge leur fabrication et, partant, leur interprétation ; mais aussi, d’autre part, à partir de gisements originaux non encore affectés par la transmission et la dynamique d’archivage, en faisant varier le prisme des manipulations, tris et sélections potentielles aboutissant, pour finir, à un traitement définitif.