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Introduction

Si pendant longtemps l’équité, la diversité, l’inclusion et la décolonisation (ÉDID) n’ont pas été considérées comme des enjeux d’importance pour l’enseignement du français langue seconde (FLS) et étrangère (FLE), leur pertinence est aujourd’hui soulignée par la publication d’ouvrages – comme Teaching Diversity and Inclusion: Examples from a French Speaking Classroom (2021), sous la direction de E. Nicole Meyer et Eliene Hoft-March, et Diversity and Decolonization in French Studies: New Approaches to Teaching (2022), dirigé par Siham Bouamer et Loïc Bourdeau – qui répondent à la nécessité pédagogique de diversifier les curriculums de FLE/FLS.

De quelle diversité parlons-nous ? La conception universelle de l’apprentissage plus connue sous le nom anglophone de Universal Design for Learning (Meyer et al. 2014) a ouvert la voie à l’inclusion entendue comme une approche pédagogique permettant de penser et de planifier un cours en incluant toutes les personnes ayant un handicap. Plus récemment, le concept d’intersectionnalité (Crenshaw 1989 ; Collins et Bilge 2020) a élargi cette définition pour englober ceux de race, de genre, de sexualité et de classe sociale. Le terme d’inclusion renvoie donc à plusieurs formes de diversités dans la salle de classe, considérée certes comme un espace communautaire incluant l’équipe enseignante et le corps étudiant, mais aussi comme un lieu où les relations entre individus sont influencées par des dynamiques de pouvoir et de privilège.

Bien que considérée comme synonyme de toute approche favorisant la diversité, l’inclusion est devenue aujourd’hui un terme galvaudé, n’étant pas au service d’une réelle défense de la justice et de l’équité sociale (Hakeem 2021). Pour Gabrielle Richard, la pédagogie inclusive (ou de la tolérance) « pose problème puisqu’elle implique un rapport de pouvoir entre les personnes qui “tolèrent” (et qui sont dès lors détentrices du pouvoir de le faire ou non) et celles qui “sont tolérées” (et dont la légitimité relève du bon vouloir des premières) » (2019 : 116). Dans cette optique, la pédagogie inclusive, de par sa posture consensuelle, finit par maintenir le statu quo, car elle évite de « rendre visibles les dynamiques et les constructions sociales oppressives, de comprendre comment elles en sont venues à exister et à perdurer » (2019 : 124). Bien que la pédagogie inclusive reconnaisse l’existence des normes sociales qui contribuent à l’exclusion de certaines personnes ou de certains groupes de personnes, elle ne permet pas suffisamment de défier ou de transformer ces normes.

Le présent numéro met en exergue la dimension du « conflit » portée par la pédagogie critique, mais le plus souvent absente d’une approche inclusive. En lien avec la sociologie de l’éducation de la fin des années 1960 (Bourdieu et Passeron 1970 ; Bowles et Gintis 1976 ; Coleman 1988 ; Apple 1996, 2019), la théorie du conflit repose sur la prémisse selon laquelle l’éducation n’est ni neutre ni objective, mais qu’elle est structurée en fonction des intérêts de groupes dominants (Kincheloe 2008). Pensons notamment aux expériences, visions du monde et productions artistiques et culturelles des membres de populations francophones, racisées, autochtones et queer souvent marginalisées par les manuels de langue française (Uzum et al. 2021).

Étant donné la remise en question de la normativité sous différentes formes, nous considérons la pédagogie critique comme allant de pair avec une approche queer, dans la mesure où elle amène les étudiant·e·s de FLE/FLS à déconstruire les normes (Hakeem 2022), à être conscient·e·s des différents discours qui les influencent et les construisent, et à explorer la complexité de la langue française et des cultures francophones dans le monde aujourd’hui. Contrairement à la pédagogie inclusive, la pédagogie critique a pour but de s’attaquer aux normes et aux dynamiques de pouvoir, d’inégalités et d’exclusion qui servent à renforcer le statu quo (Giroux 1981 ; Kincheloe 2008 ; Freire 2018 ; Richard 2019). C’est dans cet esprit que s’inscrit la publication récente du manuel de français langue seconde La francophonie en action : B1 (Lebrec et al. 2024) qui montre non seulement une réflexion sur la représentation de toutes les identités de genre dans la langue française, mais qui intègre aussi des corpus autochtones dans les activités pédagogiques proposées.

Dans la lignée de la réflexion de Tuck et Yang (2012) – qui rappellent que la décolonisation doit passer par un processus actif de démantèlement du colonialisme de peuplement – nous souhaiterions affirmer que l’inclusion n’est pas une métaphore, c’est-à-dire que toute utilisation de ce terme sans un engagement réel à nommer, à remettre en question et à déstabiliser toute forme d’oppression ne peut être considérée comme un travail d’inclusion d’un point de vue critique. Compte tenu de la nature performative et sélective des engagements liés à l’équité, à la diversité, à l’inclusion et à la décolonisation en milieux scolaire et universitaire aujourd’hui, mais aussi dans le contexte de nos démocraties néolibérales où génocide et nettoyage ethnique palestinien continuent de passer largement sous silence, il nous incombe d’aller au-delà de l’inclusion pour imaginer un terrain pédagogique critique dans lequel les étudiant·e·s apprennent à devenir des citoyen·ne·s pleinement conscientisé·e·s et engagé·e·s dans un monde de plus en plus polarisé.

Ainsi, Loïc Million part du principe que la conception traditionnelle de la pensée critique, de par sa nature relativiste qui consiste à valider une diversité de points de vue sur un sujet donné, se révèle insuffisamment critique dans un contexte post-vérité où la véracité de toute information est plus que jamais compromise. En mettant de l’avant une pensée critique intersectionnelle qui assume ses dimensions politiques, partisanes, non relativistes, et affectives, Million entend modeler les contours d’une compétence qui pourrait constituer le moteur de renouveau de la didactique du français langue seconde, de même qu’elle inviterait les étudiant·e·s à (res)sentir le monde autrement – au-delà des dynamiques sociales de pouvoir et des vastes campagnes qui visent à les instrumentaliser à des fins politiques.

Dans une perspective également critique, Alexis Poirier-Saumure interroge la définition et la mise en oeuvre pratique de la pédagogie queer en milieu universitaire dans le but de répondre à une question fondamentale : « Qu’y a-t-il de queer dans la pédagogie queer actuelle ? ». En examinant de près trois textes clés qui ont façonné cette approche pédagogique au cours des trente dernières années, notamment Queer Pedagogy : Praxis Makes Im/Perfect (1993) de Mary Bryson et Suzanne de Castell, Is There a Queer Pedagogy? Or, Stop Reading Straight (1995) de Deborah Britzman et Queering/Querying Pedagogy? Or, Pedagogy Is a Pretty Queer Thing (1998) de Susanne Luhmann, et en les mettant en dialogue avec des réflexions contemporaines, il cherche à remettre en question la normalisation actuelle de la pédagogie queer comme approche qui échoue à subvertir la norme ainsi que les relations et les institutions d’apprentissage qui la renforcent.

Pour sa part, Kaiju Harinen présente une approche pédagogique critique et antiraciste basée sur des cercles de lecture en classe de FLE (niveau avancé) dans le contexte finlandais. À travers une analyse des discussions semi-structurées et des carnets de lecture étudiants autour d’extraits tirés du roman Ah Sissi, il faut souffrir pour être française ! (2009) de l’écrivaine panafricaine camerounaise Jo Güstin, Harinen montre la manière dont la littérature contemporaine politiquement engagée – en dépit de la résistance et de l’attitude défensive qu’elle peut parfois susciter chez les étudiant·e·s – sert d’outil pédagogique transformateur pour éveiller leur conscience sociale critique quant aux enjeux liés aux privilèges, au racisme et à la discrimination intersectionnelle.

Hasheem Hakeem se penche quant à lui sur l’expérience des enseignant·e·s de français 2ELGBTQI+ minorisé·e·s au Canada (en Colombie-Britannique, en Alberta et en Ontario) qui s’engagent à intégrer les enjeux d’équité, de diversité et d’inclusion (ÉDI) dans leur classe. À partir d’une analyse thématique inductive de neuf entrevues semi-dirigées, Hakeem relève trois défis principaux auxquels sont confronté·e·s les enseignant·e·s 2ELGBTQI+, notamment la résistance à l’enseignement des questions 2ELGBTQI+, la dissonance émotionnelle engendrée par la gestion constante de leur position sociale intersectionnelle en tant que personne minorisée et enseignante, et le manque de ressources, de formation et de possibilités de collaboration en français liées à la promotion de l’ÉDI.

Dans un esprit d’expérimentation et de collaboration, Caroline Lebrec, Shreya Diwan et Savindya Mudadeniya ont développé une ressource authentique intitulée Le voyage d’Alex afin d’introduire le pronom non binaire iel dans un cours de niveau universitaire de français langue seconde débutant (Cadre européen commun de référence, A1). En prenant la langue elle-même comme un objet d’étude critique qui véhicule les positions idéologiques des enseignant·e·s, leur collaboration – connue sous le nom de « Students as Partners » – crée et exploite une bande dessinée pour montrer comment l’on peut passer de la pédagogie inclusive à la pédagogie queer, du conflit ou de l’inconfort, et offrir ainsi une alternative à l’approche normalisante, hétéronormative et patriarcale qui dominent dans les cours de FLS. Étant en libre accès, la ressource peut être mise à profit d’une ouverture aux questions queer dans la classe de FLE/FLS

Figurant dans la section « Ramilles » de la revue, l’essai d’Elizabeth Rush clôt le dossier avec une réflexion sur les façons dont l’imposition de l’examen DELF par les facultés d’éducation en Colombie-Britannique normalise l’exclusion autochtone, l’oppression queer et l’effacement du français canadien au sein des communautés d’apprentissage de la langue française. Rush esquisse les contours d’un outil alternatif pour évaluer les compétences langagières des futur·e·s enseignant·e·s de français, Son analyse est fondée sur la notion selon laquelle les connaissances relationnelles situées sont indispensables à une approche décoloniale de l’enseignement du français en tant que projet de restitution épistémique.

Que ce soit dans un cadre théorique ou pratique, les contributions proposées dans ce numéro invitent à (re)penser l’éducation, l’enseignement et l’apprentissage par-delà la superficialité de l’inclusion vers une approche critique qui interroge les dynamiques de pouvoir et les normes, confronte les injustices structurelles et autonomise les communautés étudiantes et enseignantes pour qu’elles puissent devenir de véritables agentes du changement. À un moment où précisément ces communautés – ayant intégré les missions des institutions universitaires centrées sur la liberté d’expression, la participation citoyenne et la conscientisation critique – osent soumettre à l’épreuve l’apparent engagement de ces institutions en faveur de l’équité, de la justice et de la décolonisation, il est plus important que jamais de franchir les limites de l’inclusion et de favoriser une action collective visant à transformer fondamentalement les paradigmes éducatifs et institutionnels.