Arborescences
Revue d’études littéraires, linguistiques et pédagogiques de langue française
Numéro 11, décembre 2021 Colonialisme et race dans les productions littéraires et culturelles québécoises Sous la direction de Isabella Huberman et Isabelle Kirouac Massicotte
Sommaire (7 articles)
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Introduction
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Fragilité artistique et défense d’une autonomie illusoire de l’art : une relecture des réactions des artistes établi·e·s aux manifestations contre SLĀV et Kanata
Edith Brunette
p. 8–27
RésuméFR :
Les débats sur l’appropriation culturelle et le racisme systémique qui secouent le milieu des arts sont souvent lus en termes de relations ethnoculturelles, entre un groupe dominant et des communautés marginalisées, spoliées de leur histoire et de leur identité. Nous défendons l’idée qu’il existe un axe de division tout aussi important dans la compréhension de ces débats, cette fois entre un milieu des arts et le reste de la société. Selon cette perspective, on trouverait d’un côté une sphère artistique et, de l’autre, une sphère politique toujours à risque de l’envahir. C’est la perspective à la base de la notion moderne d’autonomie de l’art. Contre les théories qui ont donné pour morte cette notion, nous défendrons au contraire que celle-ci est très vivante, et qu’elle porte les discours défensifs d’une partie du milieu des arts lorsque celui-ci fait face aux discussions sur l’appropriation culturelle et la sous-représentation de groupes ethnoculturels. Nous avancerons que ces discours fonctionnent en masquant la présence pourtant réelle du politique au sein de la sphère artistique, selon une ligne de défense que nous nommerons « fragilité artistique » – en écho à la fragilité blanche de Robin DiAngelo. Nous baserons notre analyse sur les discours qui se sont déployés au Québec, en 2018, autour des manifestations contre les pièces de Robert Lepage SLĀV et Kanata.
EN :
Debates about cultural appropriation and systemic racism in the arts are often read in terms of ethnocultural relations, between a dominant group and marginalized communities, robbed of their history and identity. We argue that there is an equally important dividing line in understanding these debates, this time between the arts community and the rest of society. According to this perspective, there is an artistic sphere on one side and a political sphere on the other, the former being permanently at risk of an invasion by the latter. This is the perspective at the root of the modern notion of the autonomy of art. In contrast to theories that claim this is a dead concept, we will argue that it is very much alive, and that it carries the defensive discourses of a part of the arts community when faced with discussions of cultural appropriation and the under-representation of ethnocultural groups. We will argue that these discourses operate by masking the real presence of politics within the artistic sphere, following a line of defense that we will call “artistic fragility”—echoing Robin DiAngelo’s white fragility. We will base our analysis on the discourses that unfolded in Quebec in 2018 surrounding the protests against Robert Lepage’s plays SLĀV and Kanata.
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Le bon gars à la rescousse : l’innocence du colon dans Taqawan
Joëlle Papillon
p. 28–39
RésuméFR :
Cet article analyse les stratégies visant à innocenter le colon (settler moves to innocence) déployées pour extraire le personnage principal du roman Taqawan d’Éric Plamondon, un Québécois blanc, du système colonial montré comme brutal et injuste. En s’appuyant sur l’article « Decolonization is Not a Metaphor » de Tuck et Yang, l’autrice critique la représentation du protagoniste en tant qu’homme droit et allié envers les personnes et les causes autochtones, qui a pour but de le dédouaner des ravages du colonialisme de peuplement.
EN :
This article analyzes the “settler moves to innocence” deployed to withdraw the main character of Éric Plamondon’s Taqawan, a white Québécois man, from a settler colonial system shown as brutal and unjust. Relying on a reading of Tuck and Yang’s “Decolonization is Not a Metaphor,” the author criticizes the depiction of the protagonist as a good man as well as an ally to First Nations people and causes–with the intended effect of freeing him from his responsibility in the destruction caused by settler colonialism.
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Une appropriation du discours racial : la figure du white trash chez Pierre Vallières et Victor-Lévy Beaulieu
Isabelle Kirouac Massicotte
p. 40–52
RésuméFR :
Tantôt invisibilisée, tantôt ridiculisée, la figure du white trash est néanmoins prégnante et signifiante en Amérique du Nord. Les différentes disciplines du savoir tardent à produire un discours sur cette figure qui appartient pourtant à nos sociétés et qui est source de moquerie depuis l’époque coloniale. Tout indique qu’il y a une difficulté à aborder de front la place du white trash dans la société et le discours politique. Mon hypothèse est que des oeuvres littéraires québécoises ont recours au white trash, sans le nommer mais en empruntant ses traits, comme forme d’appropriation du discours racial afin d’exacerber le statut de colonisé du peuple québécois, condition à dépasser pour s’inscrire dans l’Histoire. Après avoir présenté comment s’applique la figure du white trash au contexte québécois, j’aborderai les principaux traits du white trash, la question de la femme comme complice des systèmes d’oppression et, enfin, le dépassement du stade de « race dégénérée » pour accéder à l’Histoire dans les oeuvres de Pierre Vallières et de Victor-Lévy Beaulieu.
EN :
Sometimes maintained in invisibility, sometimes ridiculed, the white trash figure is, nevertheless, significant in North America. All disciplines are late in the production of a scholarly discourse on this figure that is part of our societies and has been mocked since the colonial era. There is every indication that situating the white trash figure within society and political discourse is a touchy subject that one hesitates to tackle. My hypothesis is that many Québec literary works use the white trash figure, without naming it but utilizing its traits, as an appropriation of racial discourse to amplify the colonized status of Québécois, a state to surpass in order to enter History. After a presentation of the white trash figure’s application in the context of Québec, I will underline the principal characteristics of the white trash, the question of the woman as an accomplice of oppressive systems and, finally, the overtaking of the “degenerate race” stage to become a part of History in Pierre Vallières and Victor-Lévy Beaulieu’s works.
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À qui parles-tu quand tu dis « parlons-nous » ? Délégation de la parole de Aimititau à Shuni
Sylvie Bérard
p. 53–70
RésuméFR :
Au cours des quinze dernières années, soit depuis la publication du recueil collectif Aimititau ! Parlons-nous ! dirigé par Laure Morali, ont vu le jour plusieurs projets littéraires et artistiques fondés sur un dialogue entre Autochtones et allochtones. Parmi ces projets on compte : « Suite d’automne (correspondance) » et Uashtessiu Lumière d’automne de Rita Mestokosho et Jean Désy (2011), Nous sommes tous des sauvages de Joséphine Bacon et José Acquelin (2013), Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme de Deni Ellis Béchard et Natasha Kanapé Fontaine (dont une nouvelle édition augmentée est parue en 2020), et plusieurs autres ouvrages qui, tel que Shuni de Naomi Fontaine (2019), sans mettre en scène le dialogue, reposent sur un échange avec des destinataires plus ou moins implicites. Cet article vise à étudier et à comparer, dans ces textes et recueils collectifs, la manière dont, au-delà des intentions exprimées, la parole est donnée ou attribuée aux sujets autochtones, ou alors cédée ou simplement… reçue. En considérant les oeuvres les unes par rapport aux autres, et en circulant entre les questions d’élocution et de délocution, mais aussi liées au plurilinguisme et à la pensée circulaire, et sans jamais oublier que ces oeuvres sont publiées en tout ou en très grande partie dans la langue coloniale qu’est le français, l’article s’interroge sur la façon dont s’y orchestre le discours et se demande si ces textes participent à un processus de décolonisation de la parole ou s’ils n’ont pour effet, parfois ou en partie, de manière parfois inconsciente, de perpétuer la distribution colonialiste du discours ?
EN :
Over the past fifteen years, since the publication of the collective collection Aimititau! Parlons-nous! edited by Laure Morali, several literary and artistic projects have emerged based on a dialogue between Indigenous and non-Indigenous subjects. Among these projects are: « Suite d’automne (correspondance) » and Uashtessiu Lumière d’automne by Rita Mestokosho and Jean Désy (2011), Nous sommes tous des sauvages by Joséphine Bacon and José Aquelin (2013), Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme by Deni Ellis Béchard and Natasha Kanapé Fontaine (in a new, augmented edition published in 2020), and many other texts such as Shuni by Naomi Fontaine (2019) that, although they do not explicitly feature a dialogue, are based on an exchange with more or less implicit recipients. This article aims to study and compare, in these texts and collective works, the way in which, beyond the expressed intentions, speech is given or attributed to Indigenous subjects, or else ceded or simply… received. By considering the works in relation to each other, and by maneuvering between the questions of elocution and delocution, as well as questions related to plurilingualism and circular thought, and never forgetting that these works are published in whole or in very large part in the colonial language that is French, the article questions the way in which discourse is orchestrated and asks whether these texts participate in a process of decolonization of speech or if, sometimes or partially or unconsciously, they perpetuate the colonial distribution of discourse?
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La réécriture féministe et anticoloniale de l’histoire à partir du récit de soi dans Le crachat solaire (1975) de Jovette Marchessault
Élise Couture-Grondin
p. 71–90
RésuméFR :
Le premier tome de la trilogie autobiographique de Jovette Marchessault, Le crachat solaire, raconte le voyage cosmique de la narratrice vers la terre, sa naissance, ainsi que ses voyages dans le ventre d’un autobus Greyhound à travers les Amériques à l’âge adulte qui la met en lien avec « la terre amérindienne ». Après un long périple, elle sent le besoin de revenir à Montréal, un récit de retour qui rejoint celui de sa chute sur terre dans l’enveloppe charnelle de son corps physique. Les deux récits qui s’entrecroisent offrent une vision alternative de l’histoire à travers un récit de soi, de sa famille, de ses ancêtres et d’un récit de création féministe. Unique, ce texte féministe paru en 1975 articule la domination patriarcale à la violence du colonialisme dans un effort d’offrir une version féministe et anticoloniale de l’histoire de Montréal, du Québec, et plus largement des Amériques. À partir de ma position comme féministe colonisatrice blanche, j’analyse comment le récit autobiographique de Marchessault pousse à une prise de conscience anticoloniale pour les féministes québécoises et encourage un regard critique sur l’histoire du colonialisme au Québec.
EN :
The first volume of Jovette Marchessault’s autobiographical trilogy, Le crachat solaire [Like a Child of the Earth], tells the story of the narrator’s cosmic journey to the earth, her birth, as well as her travels in the belly of a Greyhound bus through the Americas as an adult, which connects her to “the Amerindian land.” After a long journey, she feels the need to return to Montreal, a story of return that joins that of her fall to the earth in the carnal envelope of her physical body. The two intertwining narratives offer an alternative vision of history through a narrative of the self, of her family, of her ancestors and of a creation story. This unique feminist text published in 1975 articulates patriarchal domination with the violence of colonialism in an effort to offer a feminist and anti-colonial version of the history of Montreal, Quebec, and the Americas more broadly. From my position as a white settler feminist, I analyze how Marchessault’s autobiographical narrative pushes for an anti-colonial consciousness for Quebec feminists and encourages a critical look at the history of colonialism in Quebec.
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« Permets-moi de te dire tout ce que tu dois savoir » : enseignement et écoute responsable dans l’essai épistolaire Shuni
Isabella Huberman
p. 91–106
RésuméFR :
Cet article analyse les manières dont l’écrivaine innue Naomi Fontaine transmet un discours savant sur le colonialisme contemporain au Québec basé sur l’expérience personnelle dans Shuni. Ce que tu dois savoir, Julie (2019). Sous le prétexte d’écrire une longue lettre à une amie québécoise, l’écrivaine adopte une parole à la fois politique et didactique pour produire une étude du colonialisme qui perdure. Pour comprendre les différentes facettes du discours de cet essai épistolaire, cet article examine la manière dont Fontaine affirme son kinship à la tradition littéraire et intellectuelle innue, produit une étude de la blanchité et du regard blanc et enseigne une pratique d’écoute responsable à son lectorat.
EN :
This article analyzes the ways in which Innu writer Naomi Fontaine transmits a discourse on contemporary colonialism in Quebec rooted in personal experience in Shuni. Ce que tu dois savoir, Julie (2019). Under the pretext of writing a long letter to a Québécois friend, Fontaine adopts a political and didactic voice to produce a study of ongoing colonialism. To understand the different aspects of the discourse in this epistolary essay, this article examines the ways in which Fontaine enacts kinship to the Innu intellectual and literary tradition, takes a critical look at whiteness and the white gaze and teaches her readers a practice of responsible listening.