Dans le sillage des articles fondateurs de Marc Fumaroli (1978) et d’Alain Viala (1981) sur la genèse et la typologie du genre épistolaire, les pistes de recherches se sont multipliées dans les dernières décennies, privilégiant tour à tour diverses facettes de l’épistolographie depuis la Renaissance jusqu’aux Lumières. Ainsi, de nombreuses études se sont intéressées aux théories du genre, avec un accent plus particulier sur la rhétorique, la typologie ou l’histoire des pratiques épistolaires (La Charité 2003 ; Vaillancourt 2003 ; Panzera et Canonica 2011), tandis que d’autres se sont concentrées sur l’inscription sociale, culturelle et politique des épistoliers et de leurs correspondances, de même que sur la constitution et le fonctionnement des réseaux épistolaires à travers l’espace européen (Beaurepaire 2002 ; Berkvens-Stevelinck et al. 2005 ; Beaurepaire et al. 2006 ; Bethencourt et Egmond 2007 ; Hoock-Demarle 2008 ; Boutier et al. 2009 ; Bombart et Méchoulan 2011). Cette analyse s’articule en outre à une interrogation plus large portant sur la circulation des savoirs et sur d’autres formes de communication savante dans la République des Lettres (Duranton 1987 ; Bots et Waquet 1994 ; Brizay 2012). Par ailleurs, les défis liés à la reconstitution, la conservation et l’édition des corpus épistolaires ouvrent de nouvelles pistes de réflexion (Nellen 1990 ; Waquet 1993 ; Boutier et Chapron 2013). Des travaux plus récents proposent, d’une part, une approche plus dynamique, invitant à cibler plutôt les stratégies et compétences mobilisées lors de moments clés de la construction des réseaux épistolaires, telle « l’entrée en communication » (Beaurepaire et Hermant 2012), et, d’autre part, un changement d’échelle, pour aller au-delà des monographies disciplinaires et « décloisonner l’étude des formes de communication à l’époque moderne » (Beaurepaire 2014 : 6). Le présent numéro sur la communication savante entend se situer dans le prolongement de ces nouvelles perspectives. Les contributions qui y sont réunies analysent les modalités sous lesquelles l’écriture épistolaire et les pratiques érudites sont mobilisées dans les contextes les plus divers : le discours médical, l’activité politique, la relation de voyage, etc. Avant de présenter ces contributions plus en détail, il nous a semblé nécessaire de proposer une réflexion sur les deux principaux concepts qu’elles mettent en jeu : l’épistolaire et l’érudition. La communication savante marie l’érudition à l’art d’écrire. Qu’il soit amical, professionnel ou polémique, ce type d’échange repose sur un partage d’informations, d’arguments, de points de vue et, bien souvent, d’anecdotes relatant les hauts et les bas de la vie quotidienne. La missive constitue non seulement le véhicule par excellence des savoirs, mais aussi un espace de réflexion où ceux-ci se concurrencent et se renouvèlent sans cesse au fil de la correspondance. Cette particularité de l’écriture épistolaire, qui laisse se déployer le monologue d’une pensée en mouvement tout en anticipant et se pliant aux exigences d’un dialogue in absentia (Ferreyrolles 2010 : 14), explique l’essor des correspondances érudites et leur permanence bien au-delà de l’avènement du périodique savant. Certes, le dialogue et la maïeutique sont des procédés de transmission et de création de la connaissance, mais la lettre, à la différence de la conversation, permet l’exposition détaillée de problèmes, souvent liés à l’interprétation, lesquels ne peuvent être présentés qu’à l’écrit. La conversation se déroule rapidement, alors que la lettre permet et impose même un temps de réflexion : « Ainsi le stile d’une Lettre doit être presque le même que celui qu’on employe dans une Conversation, avec cette difference, qu’on doit être infiniment plus exact en écrivant, qu’en parlant » (Colomiès, La rhétorique de l’honnête homme : 3). Mais qu’est-ce qu’une lettre érudite ? À une époque réputée pour …
Parties annexes
Bibliographie
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