Un norme linguistique est porteuse de divers pouvoirs symboliques et sociaux. Dans le marché linguistique de la francophonie, les variétés laurentiennes dominent les discours et l’imaginaire collectif. À l’échelle mondiale, la province de Québec est l’un des membres canadiens siégeant à l’Organisation Internationale de la Francophonie et ce, depuis au moins 40 ans. Au Canada et aux États-Unis, la plupart des îlots francophones nord-américains, mises à part les zones de peuplement acadiens, partagent avec le Québec des racines canadiennes-françaises, une origine qui demeure évidente dans les traits linguistiques communs (affrication des occlusives dentales, marqueur de discours là, pronoms pluriels composés en autres, etc.). Face à ce statut relativement privilégié au plan sociolinguistique, on peut s’étonner que le débat sur la « qualité de la langue » et « la » norme continue de faire couler autant d’encre au Québec et dans le domaine laurentien, chez les spécialistes et dans le grand public (Bédard et Maurais 1983, Cajolet-Laganière et Martel 1995, Martel et Cajolet-Laganière 1996, Bouchard 1998, entre autres). Au sein de ce débat, certains s’interrogent particulièrement sur la variété orale à privilégier dans l’enseignement et dans les médias. Comment peut-on envisager à l’oral le « bon » usage dans le domaine laurentien ? Comment peut-on concilier, d’une part, le pouvoir apparent (angl. « overt prestige ») des groupes sociaux privilégiés et de la langue écrite, d’autre part, les pouvoirs latents (angl. « covert prestige ») des groupes de locuteurs ordinaires ? Dans ce numéro d’Arborescences : revue d’études françaises, nous nous intéressons à la norme orale en français laurentien, en mettant l’accent sur la prononciation et la morphosyntaxe (la « grammaire ») du français parlé au Québec. Nous examinons dans ce texte d’ouverture chacune des trois composantes de la thématique : norme(s), oralité et domaine laurentien. La section 1 définit la notion de norme, en tentant de décrire les liens qu’elle entretient avec les divers usages, et notamment avec « le bon usage ». Dans la section 2, nous mettons en lumière quelques aspects permettant de distinguer norme orale et norme écrite, en démontrant qu’une norme orale basée principalement sur l’écrit sera nécessairement lacunaire. Enfin, dans la section 3, nous nous focalisons sur la variation diatopique (ou dialectale) en mettant l’accent sur la norme laurentienne. Nous concluons par une présentation des contributions scientifiques regroupées dans ce numéro et par une remise en question de la légitimité d’une norme laurentienne unique. Avant d’aborder la question de la norme linguistique à l’oral, il faut d’abord définir ce qu’est une norme. On se trouve alors devant un premier constat : l’hésitation constante entre le normatif, qui relève de l’évaluation, et le normal, qui relève des usages les plus fréquents au plan statistique. Cette vacillation est évidente dans le Petit Robert, tant pour la définition générale que pour celle associée au champ de la linguistique : L’ambiguïté entourant la notion de norme se dégage également des deux définitions offertes par le Grand dictionnaire de linguistique et des sciences du langage : On y voit ainsi l’incertitude entre une norme au singulier (le normatif), et des normes au pluriel (le normal). Alors que la première émane d’une approche prescriptive, subjective de la langue, hiérarchisant certains usages vis-à-vis des autres, les secondes envisagent plutôt la langue selon une approche objective, voire statistique, où les usages les plus répandus se constituent en autant de normes plurielles. Suivant la typologie proposée par Moreau (1997), on opposera alors normes prescriptives, objectives, fantasmées, etc. Aborder la norme orale, dès lors que l’on choisit de parler de norme au singulier, implique la sélection d’usages émanant d’un groupe …
Parties annexes
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