Le roman Cinéma de Tanguy Viel présente le monologue quasi inépuisable d’un homme qui a visionné compulsivement le même film, Sleuth (Mankiewicz 1972), et qui cherche à nous convaincre, comme tous ses amis avant nous, qu’il s’agit là d’un film formidable. On s’en doute, l’objet du roman, ce n’est plus tellement ce film, mais son spectateur et les interprétations qu’il produit. Oeuvres, d’Édouard Levé, décrit 533 oeuvres potentielles, dont cette cinquantième, qui met l’accent sur une interprétation originale qui cherche à écouter une voix dans la fiction à laquelle personne n’avait encore prêté attention, mais qui est cependant lisible (du moins pour ceux qui savent lire sur les lèvres des acteurs). Cacophonies orchestrées par des lecteurs aux aptitudes discutables à travers des cadres incompatibles, ces fictions mettent en évidence des scripts énonciatifs plus complexes qu’ils n’y paraissent lorsque tout se passe sans incongruité. En effet, même les lectures les plus conventionnelles peuvent se caractériser par leur hétérogénéité lorsqu’on les compare avec celles produites par des « communautés interprétatives » différentes (pour reprendre un concept élaboré par Stanley Fish). Par exemple Céline mérite-t-il d’être lu ? Le Voyage au bout de la nuit est-il une oeuvre antisémite ? Houellebecq a-t-il du style ? Soumission est-il un roman islamophobe ? De nombreuses réponses contradictoires peuvent être apportées à ces questions essentielles sans que chacune des interprétations, prise isolément, ne paraisse dériver vers l’incohérence, l’excès ou la folie. L’apparent dysfonctionnement des interprétations les plus surprenantes ne fait donc que pointer la médiateté du récit et les rouages de son interprétation. Si les récits de fiction peuvent potentiellement produire des interprétations aussi divergentes, et s’ils semblent avoir été programmés en partie pour cela, c’est entre autres en raison de leur indétermination énonciative et de la multiplicité des significations et des jugements de valeur qui en découlent. En effet, ainsi que le souligne Stanley Fish, n’importe quel énoncé, même l’assertion la plus banale, peut déboucher sur une pluralité interprétative que l’on peut rapprocher du concept de dialogisme chez Bakhtine. On notera que dans le cas mentionné par Fish, le problème n’est pas limité au marquage linguistique de la polyphonie – ce que Jacqueline Authier-Revuz (1982) appellerait l’hétérogénéité montrée du discours – mais inclut également une hétérogénéité constitutive, propre à la nature même du langage humain. En effet, tout énoncé peut être rattaché à une instance énonciative différente de la personne qui l’articule sans que le texte et le contexte – qui certes orientent l’interprétation – suffisent à confirmer de manière absolue cette attribution : la femme pense probablement s’exprimer en son nom propre, mais son mari n’est pas de la même opinion, car il prétend avoir déjà entendu ces paroles ailleurs. Ainsi, l’hétérogénéité du discours dépend autant, en amont, de l’origine dialogique de la parole, qu’en aval, de la manière plus ou moins imprévisible dont elle sera interprétée dans un contexte singulier. Ce qui, dans la conversation et les communications quotidiennes, débouche souvent sur des malentendus plus ou moins malheureux, produit au contraire, en littérature, de riches problématisations. Car il faut rappeler que le récit fictionnel est d’emblée placé sous le signe de la complexité et de l’équivoque, ce qui a amené Umberto Eco à décrire le roman comme une « machine paresseuse » (1985 : 29) qui requiert, pour signifier quelque chose, la coopération d’un lecteur plus ou moins modèle, ou au contraire rebelle. Et l’hétérogénéité des interprétations se vérifie non seulement dans la manière de se représenter les mondes possibles de la fiction, mais surtout dans la manière de percevoir le dispositif énonciatif du récit. En effet, ainsi que le relève Alain …
Parties annexes
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