Corps de l’article

Prélude

Tantôt morphique, tantôt métaphorique, le recours à la notion d’espace en littérature est pratique courante. Ce fait s’explique, entre autres, par la prédisposition du langage spatial à « pouvoir s’ériger en un métalangage capable de parler de toute autre chose que de l’espace » (Alonso Aldama 2009 citant Greimas 1976 : 130-131). En témoigne, par exemple, L’Espace littéraire de Maurice Blanchot qui emploie le terme au sens figuré. Pour cet érudit, l’espace littéraire — se déployant entre l’auteur, le lecteur et l’oeuvre — constitue un univers clos et intime où « le monde “se dissout” » (Blanchot 1955 : 46). Les méditations de Blanchot — à la fois critiques et philosophiques — sur la littérature, l’oeuvre comme origine, la solitude, l’artiste et l’inspiration partent du principe que « [l]’artiste […] ne se sent pas libre du monde, mais privé du monde, non pas maître de soi, mais absent de soi, et exposé à une exigence qui, le rejetant hors de la vie et de toute vie, l’ouvre à ce moment où il ne peut rien faire et où il n’est plus lui-même » (Blanchot 1955 : 54). La notion d’espace littéraire introduite par Blanchot est donc investie d’un sens très spécifique et diffère, nous allons le voir, de celle mobilisée par les approches dites géocentrées que nous exposons dans le présent article. Leurs démarches consistent plutôt à éclairer la fonction de l’espace — au sens géographique et géométrique — au sein du texte littéraire. Parmi ces approches, nous comptons la géopoétique (White 1994 ; Bouvet 2011), les romans-géographes (Brosseau 1996), la géocritique (Westphal 2007 ; Tally 2011), la géographie de la littérature (Moretti 2000 ; Piatti 2008), la pensée-paysage (Collot 2011), la narratologie de l’espace (Dennerlein 2009 ; Nünning 2009 ; Ryan 2009) et l’écocritique (Garrard 2004 ; Zapf 2006 ; Posthumus 2011 ; Suberchicot 2012). Elles se sont développées, pour la plupart, dans le sillage du spatial turn qui se manifeste dans les sciences sociales et humaines dès les années 1990. Le spatial turn s’appuie sur la prémisse que l’espace est impliqué dans toute construction du savoir (Cosgrove 1999 : 7) faisant en sorte que les chercheurs « have begun to interpret the spatiality of human life in much the same way they have traditionally interpreted […] the historicality and sociality of human life » (Soja 2000 : 7 ; italiques dans l’original). Les nouvelles approches en littérature réfutent l’idée reçue que l’espace soit simple décor, arrière-plan ou encore mode de description. Dès lors, il ne se résume plus à une fonction de scène anodine sur laquelle se déploie le destin des personnages mais s’impose comme enjeu diégétique, substance génératrice, agent structurant et vecteur signifiant. Il est appréhendé comme moteur de l’intrigue, véhicule de mondes possibles et médium permettant aux auteurs d’articuler une critique sociale. Notre objectif est de présenter un survol à la fois diachronique et théorique — même si nécessairement non-exhaustif — de différentes théories axées sur l’espace en littérature pour faire ressortir leurs méthodes, objectifs, divergences et convergences.

1. Du chronotope à la sémiosphère

La théorie littéraire a été longtemps dévouée à la dimension temporelle du récit. Toutefois, des décennies avant le spatial turn, deux chercheurs, notamment Mikhaïl Bakhtine et Youri Lotman, ont démontré que les structures spatiales du monde fictionnel sont fondamentales à la production du sens. Leurs réflexions continuent à alimenter les recherches en littérature, raison pour laquelle nous souhaitons exposer ici leurs contributions à la thématique de l’espace. Pour Bakhtine et Lotman, l’organisation de l’espace fictionnel est spéculaire de la vision du monde qui s’y rattache. Le texte littéraire — plus qu’il ne récupère fidèlement le modèle spatial à partir duquel la réalité est construite — le transforme et le transpose poétiquement (Frank 2009 : 64). Cependant, les approches des deux théoriciens ne se recoupent pas pour autant. Les travaux de Lotman s’inscrivent d’abord dans une tradition narratologique et s’étendent ensuite à une sémiotique culturelle tandis que la pensée bakhtinienne articule une « poétique historique » fondée sur le genre littéraire. Bakhtine constate, en effet, que la littérature révèle, à travers ses marques génériques, les constellations spatio-temporelles spécifiques à une époque historique. Le genre repose sur des chronotopes que Bakhtine définit comme « le[s] principa[ux] générateur[s] du sujet » et les « centres organisateurs des principaux événements » (Bakhtine 1978 : 391). En leur sein, le temps se matérialise dans l’espace (Bakhtine 1978 : 391). Le chronotope permet à l’auteur de faire sens de son époque et de transposer en narration le monde dont il est issu. Il est pour ainsi dire la condensation artistique-littéraire d’un espace-temps « réel ».

Bakhtine identifie plusieurs types et degrés chronotopiques — d’où l’instabilité inhérente à la notion — qui peuvent « coexister, s’entrelacer, se succéder, se juxtaposer, s’opposer » (Bakhtine 1978 : 393). Les chronotopes primordiaux, voire transhistoriques, tels que la rencontre, le seuil et la route, traversent plusieurs genres romanesques même si leur fonction change avec le temps. D’autres chronotopes, secondaires, constituent l’élément fondateur d’un genre en particulier, comme par exemple le château en relation au roman gothique. S’y ajoutent également des noyaux spatio-temporels — la nature, l’idylle, le salon — qui se retrouvent chez certains auteurs ou dans les oeuvres d’une tendance littéraire spécifique. Curieusement, la signification même du chronotope oscille, chez Bakhtine, entre « thème », « genre » et « univers humain » ainsi que l’a déjà signalé Mitterand (Mitterand 1990 : 93-95). La polysémie du terme s’accompagne d’un déséquilibre entre ses deux composantes (chronos et topos). Plusieurs chercheurs ont constaté que Bakhtine, malgré son intention première, privilégie le temps à l’espace (Brosseau 1996 : 99). Cette préférence se présente déjà dans le titre de son étude « Formes du temps et du chronotope » qui confère au temps une plus grande importance en le nommant séparément (Frank 2009 : 65). Aussi l’espace se trouve-t-il moins au centre de l’intérêt que les actes et les événements qui s’y rattachent.

Youri Lotman, en revanche, propose un concept qui met en avant les relations spatiales — souvent au détriment du temps. Son travail s’est imposé dans le champ littéraire, surtout en narratologie, grâce à sa capacité de décrire non seulement les données spatiales d’un texte mais également sa dimension non-spatiale, voire métaphorique (Dennerlein 2009 : 28-29). Associant les structures narratives à des modèles culturels, l’oeuvre de Lotman s’érige, de fait, en véritable théorie de sémiotique culturelle. Dans La Structure du texte artistique (Lotman 1973), Lotman explique que l’attachement des êtres humains au règne du visuel, voire du spatial, est une donnée anthropologique, même anatomique. Notre corporalité et notre conscience corporelle font en sorte que nous structurons l’espace selon des oppositions binaires : haut/bas, gauche/droite, devant/derrière. Ce « modèle spatial du monde devient dans [l]es textes un élément organisateur, autour duquel se construisent aussi ses caractéristiques non spatiales » (Lotman 1973 : 313). Plus précisément, le schéma spatial axiologique et asymétrique se trouve à la base de modèles culturels, transposés dans le texte, où il reprend les polarités « “valable-non-valable”, “bon-mauvais”, les “siens-les étrangers”, “accessible-inaccessible”, “mortel-immortel”, etc. » (Lotman 1973 : 311).

Lotman distingue la topographie, c’est-à-dire la représentation d’espaces « concrets » dans un texte littéraire et variable d’une oeuvre à l’autre, de la topologie qui cristallise les structures de base, à savoir les constantes, communes à tous les textes d’une culture (Lotman 1974 cité dans Frank 2009 : 66). L’exemple le plus pertinent d’une telle figure topologique est la frontière qui divise « tout l’espace du texte en deux sous-espaces, qui ne se recoupent pas mutuellement » (Lotman 1973 : 321). La scission spatiale s’accompagne de l’émergence de deux champs sémantiques opposés auxquels sont associés des personnages particuliers. Pour que se noue une intrigue, il faut un pas outre la frontière pour dépasser ses délimitations sémantico-spatiales. Le protagoniste qui défie ainsi la structure binaire déclenche alors une chaîne d’événements et, par conséquent, le sujet du texte. Pour Lotman, le texte littéraire, de par son inséparabilité d’un sujet et, par extension, d’un mouvement transfrontalier prohibitif, déploie un potentiel transformatif en déconstruisant le modèle binaire du monde (Frank 2009 : 68).

Maintes critiques ont été formulées au sujet de la théorie structuraliste de Lotman. Katrin Dennerlein, par exemple, déplore que l’espace ne soit défini qu’en termes de relations entre deux éléments. S’efface, de la sorte, la nature concrète des éléments derrière l’importance de la position qu’ils occupent l’un par rapport à l’autre. Elle constate, en paraphrasant Lotman, qu’il n’importe guère si un texte parle de Saint-Pétersbourg ou de Moscou tant que ces lieux participent d’une relation binaire telle que ville-campagne ou capitale-province (Dennerlein 2009 : 31). L’observation faite par Dennerlein est juste d’autant plus que les approches géocentrées développées dans les années 1990 et 2000, tout en conservant l’aspect relationnel de l’espace, insistent également sur la spécificité de ses constituants. La polémique la plus récurrente concernant l’oeuvre de Lotman, cependant, met en question le schéma dichotomique du texte artistique (Frank 2009 : 68). En l’occurrence jugée trop statique et hermétique, l’abstraction extrême du modèle lotmanien ne permettrait pas de tenir compte de la complexité des structures ni des exceptions à la règle. Quoique ces inquiétudes ne soient pas sans fondement, particulièrement à l’égard de ses premiers écrits, les idées de Lotman sur la notion de sémiosphère, articulées plus tard dans sa carrière, pourraient les dissiper sinon les atténuer. Michael Frank fait remarquer qu’il se produit un glissement de focale, « de la structure vers le mouvement, de la stase vers la dynamique » (Frank 2009 : 70, notre traduction). En effet, la frontière qui est initialement un simple dispositif de séparation, se mue, dans La sémiosphère, en interstice, à savoir en espace de rencontre, d’interaction, de traduction mais aussi de tensions et de conflit. De par son contact perpétuel avec l’Autre, la périphérie sémiosphérique constitue un lieu de révolution et de création, contrairement à son centre qui se fige dans des normes établies. Dans la zone limitrophe, « un processus d’échange constant est à l’oeuvre, la recherche d’un langage commun, une koïne ; de sorte qu’à partir de systèmes sémiotiques créolisés de nouvelles sémiosphères voient le jour » (Lotman 1999 : 38). Lotman concède également qu’au-delà d’une frontière unique, la sémiosphère est « traversé[e] par des frontières de différents niveaux » (Lotman 1999 : 32). Même si Lotman reste attaché à un système dualiste (d’une sémiosphère à l’autre, de la périphérie sémiosphérique au centre), il atténue le caractère monolithique de son modèle en l’ouvrant aux influences multiples, voire à l’hétérogénéité. Si l’on se fie à Lotman, ces processus seraient transposés dans le texte artistique selon une esthétique propre à la littérature qui rend « lisibles » les mécanismes de division et d’hybridation, de fixation et de déterritorialisation. Il nous semble que, nonobstant leur approche différente, les théories de Lotman et de Bakhtine convergent vers un point commun qui fait naître le sujet à partir du mouvement, de la transgression spatiale et de la confrontation avec autrui. Ce fait se reflète autant dans la topologie de la frontière chez Lotman que dans les chronotopes transhistoriques du seuil, de la rencontre et de la route chez Bakhtine.

2. L’espace comme métaphore

Tandis que Lotman part de l’espace en littérature pour en déduire un système sémantique, d’autres chercheurs procèdent d’un cheminement inverse, faisant appel à l’espace (en termes métaphoriques) afin d’illustrer le fonctionnement du système sémantique d’un texte. Dans ce cas, ce n’est pas l’espace concret qui se trouve au centre de l’intérêt mais les démarches artistiques transposées en images spatiales.

When the notion of space refers to a formal pattern, it is taken in a metaphorical sense, since it is not a system of dimensions that determines physical position, but a network of analogical or oppositional relations perceived by the mind. It is the synchronic perspective necessitated for the perception of these designs and the tendency to associate the synchronic with the spatial that categorizes them as spatial phenomena.

Ryan 2009

Dans cette perspective, la « forme spatiale » de Joseph Frank (Frank 1945), par exemple, décrit des procédés narratifs en littérature qui bouleversent la chronologie du récit — sans pour autant l’abolir — en juxtaposant des scènes ou événements dans un effet de simultanéité. Ce type d’organisation narrative identifiée par Frank privilégie alors les relations synchroniques au détriment d’une composition diachronique. Initialement considérée comme caractéristique de la littérature moderniste et avant-gardiste (Barnes, Eliot, Pound), la forme spatiale conserverait sa pertinence même dans la littérature contemporaine. Selon Frank, elle s’étend à trois niveaux : le langage, la structure et la réception (Smitten 1981 : 15). Au niveau du langage, la forme spatiale se manifeste, en poésie par exemple, dans l’absence de connecteurs causaux/temporaux entre les mots et les groupes de mots, faisant en sorte que le texte devient fortement autoréférentiel (Smitten 1981 : 17). Sur le plan de la structure, ce même procédé s’applique aux paragraphes et chapitres d’un roman. L’existence de fils narratifs simultanés, les allers-retours entre événements et/ou personnages ainsi que leur présentation discontinue perturbe la « syntaxe narrative traditionnelle » (Smitten 1981 : 19). La logique spatiale de Frank repose sur le postulat qu’en poésie moderne, « “[t]he primary reference of any word-group […] is to something inside the poem itself,” i.e., the system of self-reflexive signs that constitute the text » (Frank 1981 : 231). Cette démarche nécessite une plus grande implication du lecteur lequel est amené à relier les éléments disparates du récit par un travail herméneutique. La réception constitue de la sorte le troisième niveau de la forme spatiale.

Dans « Spatial Form: Thirty Years After » (Frank 1981), Frank établit des parallèles aux recherches de Genette (publiées vingt ans après son article séminal) qui, lui aussi, emploie la notion d’espace plutôt dans un sens figuré. Pour Genette, le rapport entre la littérature et l’espace s’exprime, en premier lieu, dans la spatialité du langage « où chaque élément se qualifie par la place qu’il occupe dans un tableau d’ensemble et par les rapports verticaux et horizontaux qu’il entretient avec les éléments parents et voisins » (Genette 1969 : 45). En deuxième lieu, il réfère à la spatialité du texte « qui ne réside pas seulement dans des rapports horizontaux de voisinage et de succession, mais aussi dans des rapports qu’on peut dire verticaux, ou transversaux, de ces effets d’attente, de rappel, de réponse, de symétrie, de perspective, au nom desquels Proust comparait lui-même son oeuvre à une cathédrale » (Genette 1969 : 46). C’est particulièrement ce point qui rappelle la forme spatiale ainsi que Frank le constate lui-même. Cependant, Genette ajoute un troisième aspect de la spatialité littéraire qu’il appelle « l’espace sémantique » (Genette 1969 : 47). Chaque mot se charge de significations littéraire et figurée déployant de la sorte un espace « qui se creuse entre le signifié apparent et le signifié réel abolissant du même coup la linéarité du discours » (Genette 1969 : 47). Si l’on se fie à cette dernière déclinaison de l’espace chez Genette, le trope de l’ironie ou même l’intertextualité pourraient être qualifiés, par extension, de dispositifs spatiaux. À la différence de Bakhtine et de Lotman mais aussi des approches géocentrées présentées ci-dessous, la notion d’espace chez Frank et Genette ne s’applique pas à la représentation d’un paradigme tridimensionnel. Elle ne mobilise pas non plus de rapport référentiel entre fiction et réalité. Le texte y devient entité hermétique, autonome, purgé de toute référence extra-textuelle. Puisant ses origines dans le modèle sémiotique saussurien prônant l’auto-référentialité du langage, cette « textolâtrie » (Pavel 1986 : 9) est pratiquée par les structuralistes et érigée en principe par Derrida pour qui « il n’y a pas de hors-texte » (Derrida 1985 : 227).

Tandis que pour Frank et Genette, le texte — plus précisément sa structure sémantique — se laisse appréhender en termes de spatialité, pour d’autres chercheurs, l’espace (surtout urbain) se laisse appréhender en termes de textualité. Dans un premier temps, cette transposition est proposée par des critiques littéraires et sémiologues (Barthes 1970 ; Barthes 1985 ; Butor 1982 ; Greimas 1976 ; Stierle 2001 ; Westphal 2000). Roland Barthes constate que « [l]a cité est un discours, et ce discours est véritablement un langage : la ville parle à ses habitants, nous parlons notre ville […] » (Barthes 1985 : 265). Et le sémiologue de poursuivre que la ville est lisible, car elle se compose de signifiants (rues, bâtiments, quartiers, etc.) qui sont sémantiquement chargés — sa lecture étant effectuée par les usagers qui se déplacent en son sein : « [L]a ville est une écriture ; celui qui se déplace dans la ville, c’est-à-dire l’usager de la ville (ce que nous sommes tous), est une sorte de lecteur qui, selon ses obligations et ses déplacements, prélève des fragments de l’énoncé pour les actualiser en secret » (Barthes 1985 : 268). Dans « La ville comme texte » (Butor 1982), Michel Butor, quant à lui, qualifie la ville d’oeuvre littéraire, voire de roman, dont les personnages, la langue ou le style peuvent varier d’un quartier (chapitre) à l’autre (Butor 1982 : 36-37). Il évoque la notion de « grammaire urbaine » lorsqu’il constate que les quartiers d’une ville se détachent du tissu urbain en développant leur propre style, leurs propres langues (Butor 1982 : 38). Cependant, Butor décèle aussi un autre aspect de cette équation. La ville, pour lui, constitue une construction discursive, édifiée à partir d’une accumulation de textes — autant sur la ville que dans la ville (les signes, inscriptions, panneaux). Toute ville, tel l’affirment le Paris de Benjamin ou le Tokyo de Butor et de Barthes, est toujours aussi un discours qui, parfois, précède l’espace car anticipé par l’individu avant même qu’il ne le découvre en personne (Butor 1982 : 33).

Dans un deuxième temps, les anthropologues et géographes, tels que Michel de Certeau, Edward Soja, Jane M. Jacobs et James S. Duncan, recourent également à une correspondance entre espace et texte (de Certeau 1990 ; Lynch 1960 ; Soja 1989 ; Jacobs 1996 ; Duncan 1990). Pour l’anthropologue Michel de Certeau, l’espace urbain est une question de perspective, à la fois une « immense texturologie », qui se donne à lire par le recours à une distanciation de type visuel, mais aussi un déchiffrement « des seuils où cesse la visibilité » où les « pratiques ordinaires » des « marcheurs » réécrivent la ville et ses réseaux à chacun de leurs pas en de multiples « arts de faire » (Certeau 1990 : 141). Pour les géographes, l’espace urbain transmet, dans un langage « morphique », des informations qui sont décodées, à leur tour, par les habitants-lecteurs (Spain 1992 : 17). Ce jeu de miroir entre espace et texte permet certainement de mieux visualiser, exprimer ou « cartographier », respectivement, les phénomènes littéraires ou spatiaux, mais il ne constitue pas en soi un outil qui permet à étudier l’espace en tant qu’élément constitutif du roman.

3. L’espace romanesque

À l’instar de Bakhtine et de Lotman, la grande majorité des théories de l’espace en littérature prennent pour objet d’étude le roman. En Belgique et France, ce sont surtout les travaux de Jean Weisgerber et d’Henri Mitterand qui ont fait avancer les connaissances dans ce domaine. Ayant constaté qu’en théorie littéraire, l’espace romanesque n’a pas la place qui lui revient, ces chercheurs se sont interrogés sur sa fonction dans le récit. Pour eux, l’espace romanesque est celui « où se déroule l’intrigue » (Weisgerber 1978 : 227), ou encore « l’espace-fiction », voire les « coordonnées topographiques de l’action imaginée et contée » (Mitterand 1980 : 192). Étudiant le roman moderne du xviiie siècle, Jean Weisgerber définit l’espace en termes relationnels et s’inscrit ainsi dans le sillage de Lotman. Il récupère l’idée que le récit se construit à partir de structures spatiales binaires telles que gauche/droite, haut/bas ou encore avant/arrière. Celles-ci se rattachent également à un jugement de valeur ou à des significations particulières dépassant alors le domaine spatial (Weisgerber 1978 : 15-17). Certes, vu sous cet angle, Weisgerber ne semble rien apporter de nouveau. Son ingéniosité repose toutefois sur le fait qu’il pressent la nécessité d’une étude interdisciplinaire. Pour lui, « [l]’espace romanesque est un espace vécu par l’homme tout entier, corps et âme, et dès lors voisin de ceux que représentent le peintre et le sculpteur, qu’invoquent les prêtres, qu’étudient sociologues, linguistes, géographes, psychologues et ethnologues » (Weisgerber 1978 : 11-12). L’espace romanesque n’a rien d’un espace euclidien ni mathématique mais s’apparente à celui qu’étudient les sciences humaines (Weisgerber 1978 : 11), à savoir un espace « jonché d’obstacles, criblé de fissures, défini par des directions et lieux de privilégiés, bourré de sons, de couleurs, de parfums » (Weisgerber 1978 : 19). En outre, Weisgerber conteste la relégation de l’espace aux sphères du décor et de la description. La théorie littéraire traditionnelle ne lui conférait qu’une fonction ornementale ou d’encadrement, l’excluant de la sorte de toute progression chronologique, de l’avancement de l’intrigue, de l’évolution des personnages et de la production de sens (Brosseau 1996 : 84 et 87). Synonyme de mode de description, l’espace produisait essentiellement un « effet du réel ». Weisgerber, en revanche, élève l’espace au même rang qu’un personnage. Qui plus est, l’espace est, d’une part, le produit d’un processus dynamique impliquant plusieurs points de vue (narrateur, personnages, lecteur) et, de l’autre, la base d’un modèle qui s’étend à tous les niveaux du récit. Par conséquent, l’analyse de l’espace « donne accès à la signification totale de l’oeuvre » (Weisgerber 1978 : 227). Autre élément novateur, l’espace n’est pas donné mais « se construit au fur et à mesure » (Weisgerber 1978 : 29) par les gestes, les émotions et les sens (ouïe, toucher, odorat, vue). La théorie de Weisgerber est appuyée et complétée par les réflexions de Mitterand esquissées dans Le Discours du roman.

Mitterand définit l’espace initialement comme le « champ de déploiement des actants et de leurs actes, comme circonstant, à valeur déterminative, de l’action romanesque » (Mitterand 1980 : 190). Or, son analyse de Ferragus de Balzac l’amène à remettre en question l’opposition rigide, en sémiotique, entre actant et circonstant. Par conséquent, il se prononce en faveur d’une « actancialisation » de l’espace qui souligne le rôle fondamental de ce dernier :

Lorsque le circonstant spatial, comme dans Ferragus, devient à lui seul d’une part la matière, le support, le déclencheur de l’événement, et d’autre part l’objet idéologique principal, peut-on encore parler de circonstant, ou, en d’autres termes, de décor ? Quand l’espace romanesque devient une forme qui gouverne par sa structure propre, et par les relations qu’elle engendre, le fonctionnement diégétique et symbolique du récit, il ne peut rester l’objet d’une théorie de la description, tandis que le personnage, l’action et la temporalité relèveraient seuls d’une théorie du récit. Le roman, depuis Balzac surtout, narrativise l’espace, au sens précis du terme : il en fait une composante essentielle de la machine narrative.

Mitterand 1980 : 211-212

Pour Mitterand, l’espace fait émerger le récit, détermine les relations entre les personnages et influe sur leurs actions. Sa production ne relève pas uniquement de la description mais résulte d’une concertation entre plusieurs éléments (narration, personnages, temps, actions). Faisant écho à Lotman, Mitterand affirme qu’une étude spatiale ne doit pas se limiter à une démarche purement topographique mais exige également une topologie qui dégage ses valeurs symbolique et idéologique. Il appelle alors à établir « un répertoire morphologique et fonctionnel des lieux romanesques, analogue à celui que propose Philippe Hamon pour les personnages » (Mitterand 1980 : 193). Comme Weisgerber, il revendique une révision de la théorie littéraire qui tient compte du fait que l’univers fictionnel est bel et bien un espace-temps dont les deux composantes sont à pied d’égalité. Certes, Mitterand se limite à l’analyse d’un seul texte et ne parvient pas encore à formuler une thèse fondamentale de l’espace romanesque, mais encore demeure-t-il qu’il a préparé la voie dans laquelle d’autres recherches allaient suivre.

Mitterand évoque les recherches entreprises par Roland Bourneuf dans le domaine de l’espace romanesque (Mitterand 1980 : 193) qui nous semblent fort intéressantes. Dans son article « L’organisation de l’espace dans le roman » (Bourneuf 1970), Bourneuf aborde le sujet sous trois angles différents mais complémentaires : « l’espace dans sa relation avec l’auteur, avec le lecteur, avec les autres éléments constitutifs du roman » (Bourneuf 1970 : 80). Le premier aspect s’apparenterait à une poétique de l’espace, telle que proposée par Bachelard (Bachelard 1957), qui étudie la représentation de l’espace, sa perception et sa signification psychologique conférées par l’auteur. Le second aspect renvoie à une interférence de l’espace imaginaire et de l’univers réel du lecteur déjà identifiée par Michel Butor dans « L’espace du roman ». « Le lieu romanesque est […] une particularisation d’un “ailleurs” complémentaire du lieu réel où il est évoqué » (Butor 1964 : 43). Et Bourneuf d’ajouter « [d]’où la nécessité pour le romancier de suggérer cet espace, d’assurer l’unité de ses diverses composantes, d’ “organiser des parcours” en ne traitant plus ces décors comme des “lieux statiques”, mais en utilisant leurs ressources dynamiques » (Bourneuf 1970 : 81). Le troisième aspect repéré par Bourneuf, donc la relation de l’espace avec les autres éléments du roman, soulève la question de savoir « à quelle nécessité interne du roman répond l’organisation de l’espace » (Bourneuf 1970 : 82). Comme Weisgerber et Mitterand, il considère l’espace « au même titre que l’intrigue, le temps ou les personnages comme un élément constitutif du roman » (Bourneuf 1970 : 82). Une étude de l’espace romanesque devrait, dans un premier temps, « reconstituer la topographie d’un roman » (Bourneuf 1970 : 82) afin d’identifier la forme globale : « [s]ystème ouvert ou fermé, espace uni- ou multipolaire, organisation en étoile, en vecteur, en cercle, en spirale » (Bourneuf 1970 : 85). Dans un deuxième temps, il s’agit d’en discerner la signification, voire la valeur topologique pour en dégager la conception du monde traduit par l’espace romanesque. Bourneuf finit par distinguer deux types d’espaces romanesques : « un espace-cadre, un espace-décor qui accompagne les personnages, leur sert d’ “environnement” sans vraiment en conditionner les actes, et un espace-sujet, un espace-acteur sans quoi, à la limite, personnages, action et récit cessent d’exister » (Bourneuf 1970 : 92-93). Cette distinction n’est pas très convaincante, non seulement en raison des démonstrations faites par Bourneuf lui-même mais aussi de la notion d’espace lequel n’est notamment plus considéré comme un simple cadre. Bourneuf se contente ici d’un compromis qui ne rejette pas complètement la façon conventionnelle de comprendre l’espace romanesque. Somme toute, nous pouvons constater que les études de Weisgerber, Mitterand et Bourneuf détiennent beaucoup de similarités, car, pour ces chercheurs, l’espace romanesque « est plus que la somme des lieux décrits » (Bourneuf 1970 : 94). Toutefois, ces études demeurent encore trop éparses pour former un cadre théorique substantiel et cohérent. Il faut attendre les années 1990 et 2000 pour que se formalisent des approches plus systématiques et interdisciplinaires.

4. La narratologie spatiale

Depuis une quinzaine d’années, les narratologues se penchent plus intensivement sur la question de l’espace afin de remédier au déséquilibre spatio-temporel qui s’est installé dans leur discipline. Ils déplorent que la narratologie ait longtemps privilégié le temps à l’espace, alors que ce dernier est aussi indispensable à la structure du monde narré que l’est le temps, car les événements ne se déroulent pas seulement à un moment précis mais également dans un endroit particulier (Dennerlein 2009 : 4). Pour pallier ces lacunes, des chercheurs tels que Marie-Laure Ryan, Ansgar Nünning et Katrin Dennerlein, pour nommer les plus importants, ont défriché la voie vers une narratologie de l’espace. Ryan distingue quatre formes et niveaux différents d’espace narratif : spatial frames, setting, story space, story world et narrative universe. Les spatial frames correspondent aux environs immédiats des événements tels que le salon, la chambre ou le port. Ils se succèdent et se relaient suivant le mouvement des personnages. Plus stable que les spatial frames, le setting se réfère, plus généralement, à l’environnement social, historique et géographique au sein duquel se déroule l’intrigue (Ryan donne l’exemple du Dublin petit-bourgeois du xxe siècle). Le story space comprend tous les spatial frames ainsi que les lieux mentionnés dans le récit sans qu’ils soient liés à un événement (ceci inclurait, par exemple, les lieux auxquels rêvent les personnages). Dépassant l’univers du texte, sensu stricto, le story world se compose du story space que nous venons de présenter et de l’imaginaire complémentaire du lecteur qui s’appuie sur des connaissances culturelles et des expériences réelles. « While story space consists of selected places separated by voids, the narrative world is conceived by the imagination as a coherent, unified, ontologically full and materially existing geographical entity, even when it is a fictional world that possesses none of these properties (Fictional vs. Factual Narration) » (Ryan 2009). Quant au narrative universe, Ryan le définit comme la somme des espaces-temps, autrement dit des mondes parallèles, dans le texte qu’ils soient existants ou non-existants (hypothétiques, rêvés, fantasmés, etc.). Tous ces niveaux d’espace narratif se révèlent au lecteur progressivement au fil du temps de la lecture (Ryan 2009). À l’instar de Weissgerber et Mitterand, Ryan conteste aussi l’idée que l’espace narratif se construit uniquement dans les moments de suspension narrative. Même si elle reste attachée à la description comme stratégie discursive principale de production spatiale, Ryan insiste simultanément sur des moyens plus dynamiques qui incluent les mouvements des personnages, leurs perceptions, la description narrativisée et les informations spatiales reliées aux événements (Ryan 2009). Du côté des lecteurs, l’espace narratif se met en place avec la lecture par le biais d’un modèle mental ou, plus précisément, d’une carte cognitive. « Mental maps […] are both dynamically constructed in the course of reading and consulted by the reader to orient himself in the narrative world » (Ryan 2009). Dans cette perspective, Ryan propose également la notion de cartographie narrative, moyen qui — étant donné les contraintes du langage à ce qui a trait à la représentation spatiale — faciliterait la visualisation et l’actualisation de l’espace narratif par le lecteur. L’analyse de l’espace narratif ne se limite donc pas à sa seule discursivité verbale mais devrait s’étendre à sa forme graphique/visuelle (cartes, diagrammes, tableaux) autant sur le plan de la production que de la réception littéraire (Ryan 2003 : 333-364).

Dans « Formen und Funktionen literarischer Raumdarstellung: Grundlagen, Ansätze, narratologische Kategorien und neue Perspektiven », le narratologue Ansgar Nünning propose un modèle d’analyse de l’espace fictionnel bien différent. Dépassant la nature purement structurelle et hiérarchique de l’approche de Ryan, il se penche sur les trois procédés par lesquels s’opère la production de l’espace fictionnel : la sélection (axe paradigmatique), la combinaison/la configuration (axe syntagmatique) et la perspectivisation (axe discursif). Nünning définit le premier procédé comme la sélection, par l’auteur, d’éléments extratextuels et intertextuels, c’est-à-dire de matériel qui se réfère autant au milieu social qu’à des textes littéraires antérieurs (architexte). Nünning s’arrête surtout sur les éléments extratextuels puisqu’ils permettent de mettre en lumière « le rapport entre les espaces narrés, les espaces réels et les modèles culturels de l’espace » (Nünning 2009 : 40, notre traduction). Le procédé de sélection illustre alors que le texte littéraire ne se calque pas sur la réalité mais construit un espace proprement fictionnel à partir de fragments hétérogènes qu’il réarrange et façonne à sa guise. Ce constat mène Nünning au deuxième procédé de la production littéraire de l’espace, celui de la configuration, qui établit des relations entre les éléments spatiaux choisis. La configuration, terme emprunté à Ricoeur qui l’utilise en référence au temps, s’opère à partir de procédés narratifs et esthétiques propre à la littérature, faisant émerger un tout cohérent. Il souligne pourtant que cet univers reste un simulacre, ontologiquement très différent du monde réel. Convoquant la notion de structure chez Jameson qui l’a lui-même empruntée à Althusser, Nünning insiste sur le fait que la structure spatiale d’un texte littéraire est plus que la somme de ses éléments.[1] Elle se construit plutôt comme un réseau de relations d’opposition et de correspondance entre les éléments sélectionnés (Nünning 2009 : 42). Il rappelle qu’en littérature, le monde n’est jamais représenté ni perçu dans sa totalité. Sa représentation ne peut se faire que par métonymie. Les relations entre les éléments métonymiques, établies par la configuration, font en sorte que se crée une structure d’organisation spécifiquement fictionnelle (Nünning 2009 : 43). La perspectivisation, troisième procédé convié par Nünning, détermine si l’espace fictionnel se construit à partir d’un ou plusieurs narrateurs, des dialogues entre personnages, des voix d’adultes ou d’enfants, de narrateurs fiables ou non-fiables, etc.

Enfin, il faut faire état de Die Narratologie des Raumes (La Narratologie de l’espace) de Katrin Dennerlein (Dennerlein 2009), jusqu’alors l’étude la plus systématique sur le sujet. L’auteure commente, d’un oeil critique, les études existantes en proposant aux lecteurs un large répertoire de termes bien définis tout en dévoilant l’importance du processus dialogique de production et de réception. Informée par des études en linguistique cognitive, en psychologie, en géographie et sociologie, l’étude de Dennerlein semble, de prime abord, s’inscrire dans le tournant spatial. Toutefois, il s’avère que l’auteure se distancie d’emblée des concepts d’espace relationnel et constructiviste. Elle adhère plutôt à la notion d’espace en tant que contenant (Dennerlein 2009 : 9) qui précède son contenu. Il est indépendant de notre perception, se constitue en objet concret, se caractérise par un dedans et un dehors et au sein duquel se positionnent les hommes et les choses (Dennerlein 2009 : 71). Dennerlein étudie, en premier lieu, la production narrative de l’espace à travers des références spatiales. Parmi ces dernières, elle compte des toponymes, des noms propres, des termes génériques (état, quartier, grange, boîte, avion, etc.), des adverbes déictiques (ici, là), certains verbes et prépositions. Là où les références spatiales explicites font défaut, d’autres moyens peuvent évoquer des structures spatiales : les identités (statut social, profession, etc.) des personnages, les événements/actions ainsi que la représentation métonymique (i.e. des cloches pour une église et, par extension, une ville ou un village). La production de l’espace fictionnel ne repose cependant pas uniquement sur ces informations textuelles mais s’opère par les interférences d’un lecteur-modèle. Dennerlein constate alors, en second lieu, que l’espace fictionnel s’érige en modèle mental du lecteur ; idée déjà lancée par Ryan. En mettant le processus de réception au centre de l’intérêt, l’auteure démontre que la construction des représentations mentales chez le lecteur dépend également de son savoir et de ses modèles culturels. Afin d’analyser comment les informations spatiales du texte sont organisées et hiérarchisées au sein du modèle mental du lecteur, elle présente, en dernier lieu, les techniques de la représentation de l’espace, en l’occurrence sa médiation par les événements (narration, l’espace en sa qualité de scène) et sa médiation indépendamment d’un événement (description). Outre la description, Dennerlein évoque également les modes de réflexion, du commentaire et de l’argument comme moyens possibles de médiation non-événementielle. D’un côté, cette démarche lui permet de déterminer quelles informations sont cognitivement signifiantes, à savoir retenues et intégrées dans le modèle mental. De l’autre, elle peut démontrer si et à quel point ces informations déterminent/modifient le modèle mental au cours de la lecture. Il convient de souligner que Dennerlein fournit ici une démonstration convaincante de la production de l’espace autre que par la description, subvertissant de la sorte ce lieu commun de la théorie littéraire canonique. Ajoutons que la notion d’espace en tant que contenant avec laquelle travaille Dennerlein s’oppose à celle implicite dans les approches que nous allons passer en revue et qui comprennent l’espace (fictionnel) comme le produit/le producteur des interactions et relations de différents actants.

5. La géographie littéraire et la géocritique

Il n’est guère surprenant que l’étude de l’espace fictionnel ait suscité une convergence de la littérature et de la géographie, discipline spatiale par excellence. Les premiers rapprochements remontent d’ailleurs déjà à l’Antiquité ainsi que le constate Bertrand Lévy, car « “le premier géographe fut Homère” » (Lévy 2006 : 3). Lévy, lui-même géographe, convie la littérature en tant que source d’inspiration, de stimulation et de réflexion : « L’esprit des lieux, l’identité des régions, la personnalité des villes, le caractère des nations […] ; la littérature est irremplaçable pour cerner ces caractéristiques à travers le vécu, individuel et social » (Lévy 2006 : 13-14). Quoique les géographes regardent parfois d’un oeil méfiant la nature mimétique de la littérature, à savoir le fait qu’elle ne copie pas le réel géographique, ils lui attribuent « une fonction sociale », étant donné que « [l]a littérature d’imagination ne dépeint pas le monde tel qu’il est mais tel qu’il devrait être ou tel qu’il pourrait être » (Lévy 2006 : 11). Yi-Fu Tuan constate même que « [t]rès souvent, l’art anticipe la science » (Tuan 1978 : 194 ; notre traduction). Henri Desbois, lui aussi géographe, considère que « la littérature est une alliée du géographe, mais l’étude des géographies littéraires est surtout enrichissante quand elle peut nous aider à regarder différemment notre géographie » (Desbois 2002 : 4). Il remet en question l’aporie qui séparerait une géographie objective d’une littérature subjective : « [E]xiste-t-il une objectivité du territoire qui ne passe pas par une expérience physique singulière du lieu ? » (Desbois 2002 : 4).

Le frottement interdisciplinaire a également été identifié par le géographe Marc Brosseau. Dans son ouvrage intitulé Des romans-géographes, il documente non seulement la rencontre entre la géographie et la littérature depuis les années 70 mais avance que la littérature constitue en elle-même une sorte d’étude géographique. Par conséquent, les chercheurs devraient « cesser de concentrer uniquement les regards sur le contenu géographique du roman, mais d’[en] examiner [l]a propre façon de “faire” de la géographie » (Brosseau 1996 : 20). Brosseau explique qu’au départ, les géographes recouraient avant tout à un corpus de romans réalistes et naturalistes, aux récits de voyages et aux romans urbains « pour en dégager la valeur documentaire » (Brosseau 1996 : 29). Avec l’émergence de la géographie humaine de type phénoménologique s’y ajoutaient également les ouvrages (auto-)biographiques afin de comprendre dans quelle mesure l’espace est perçu et vécu, c’est-à-dire investi de pratiques, d’images, d’émotions, de significations et de subjectivités (Brosseau 2003 : 18). Enfin, à la lumière des études postcoloniales et culturelles, les géographes se sont réorientés vers une critique de la représentation hégémonique de la différence (classe, genre sexuel, ethnicité, âge et sexualité) dans la littérature postcoloniale, la science-fiction, le roman policier et la littérature de jeunesse (Brosseau 2009 : 215-216). Ils se sont rendus à l’évidence que tout savoir, tout discours et toute représentation est inséparable de sa situation d’énonciation et de sa charge idéologique. Or, aucun de ces trois courants géographiques ne s’est arrêté sur les qualités strictement littéraires du texte, à savoir sa poéticité, sa fictionnalité, l’imaginaire et le style. Les chercheurs se sont contenté d’extraire les données empiriques du texte afin de « tester des hypothèses géographiques » (Brosseau 1996 : 51) articulées au sujet d’un référent précis. Ainsi, au lieu d’étudier l’oeuvre poétique dans sa globalité, ils ont privilégié l’approche la fragmentation et le morcellement.

Depuis le renouvellement du champ géographique dans les années 90, nombre de chercheurs s’efforcent de tenir compte du fait que « les romanciers contemporains ne fournissent pas seulement à la géographie des documents précieux, ils sont eux-mêmes, à leur manière, “géographes” ; il y a une “pensée spatiale” du roman, qui a “une façon propre de faire de la géographie” » (Collot 2011). Brosseau lui-même étudie cet aspect dans les romans de Süskind, Dos Passos, Gracq, Tournier et Bukowski où il aborde le topos de la ville, la géographie olfactive des lieux ou l’imaginaire des bas-fonds. Il affirme que :

[L]iterary analysis is no longer seen as a monologic endeavour aimed at illustrating or demonstrating a preformulated hypothesis. […] [G]eographers no longer tend to see the fictive dimension of literature as a problematic barrier to overcome or neutralize, but rather as an important source with which to engage for epistemological insight.

Brosseau 2009 : 214

La confluence des savoirs ne se produit pas seulement du côté de la géographie mais également dans le champ littéraire. La géographie de la littérature (Moretti 2000 ; Piatti 2008), par exemple, s’appuie sur la cartographie afin de mieux comprendre « comment la géographie réussit à engendrer le roman de l’Europe moderne » (Moretti 2000 : 14). Il convient de préciser qu’il ne s’agit pas seulement d’une cartographie de la littérature mais bien d’une géographie (Piatti 2012 : 263) qui utilise les instruments analytiques tels les cartes dans l’objectif de formuler des conclusions, autant sur la création littéraire que sur la diffusion et la circulation de produits littéraires. Moretti et Piatti sont conscients des critiques suscitées par leur méthode forcément réductrice et fragmentaire. Piatti répond d’ailleurs à ces reproches dans son article « Mit Karten lesen. Plädoyer für eine visualisierte Geographie der Literatur » (Piatti 2012). Elle y souligne que le recours aux méthodes d’abstraction et de quantification est toujours contrebalancé par un travail herméneutique, à la fois comparatiste et contextualisant, qui s’efforce de trouver des réponses aux questions soulevées par les cartes (Piatti 2012 : 273). Moretti, pour sa part, signale que le travail d’un géographe de la littérature ne se termine pas avec une carte, il y commence.

Les projets de Moretti et de Piatti relèvent concomitamment de l’histoire littéraire car ils se révèlent à la fois diachronique et comparatiste. En s’appuyant sur un large corpus de textes provenant d’époques et d’espace différents, les deux chercheurs ont créé un inventaire cartographique qui représente des catégories diverses d’espaces fictionnels sur un ensemble de cartes. Pour Moretti, « la géographie est un aspect essentiel du développement et de l’invention littéraires ; c’est une force active, concrète, qui imprime sa marque sur les textes, sur les intrigues, sur les systèmes d’attente » (Moretti 2000 : 9). Son entreprise géographique se décline en deux objectifs : étudier à la fois l’espace imaginaire et l’espace historique, c’est-à-dire « l’espace dans la littérature » et « la littérature dans l’espace » (Moretti 2000 : 9). Dans un premier temps, les cartes de l’Atlas font alors voir les géographies imaginaires des romans à l’étude (lieux, frontières, mouvements) ainsi que « la logique interne de la narration : l’espace sémiotique, d’intrigue, autour duquel la narration s’auto-organise » (Moretti 2000 : 11). Grâce à un système terminologique et des catégories différenciées, Moretti parvient à inclure un grand nombre d’informations dans ses cartes telles que la localisation précise, les parcours, les rencontres, le degré de référentialité, et les fonctions/qualités des espaces représentés (voir Piatti 2012 : 275). Dans un deuxième temps, Moretti présente des cartes illustrant le marché du roman, à savoir la présence du canon littéraire dans les catalogues des bibliothèques du xixe siècle, la part qu’y occupent les romans étrangers, les lieux de publication du roman anglais et d’autres éléments encore.

Barbara Piatti, quant à elle, a pour objectif « d’écrire l’histoire de la littérature du point de vue de la scène, voire de l’endroit de l’action ».[2] Visant les régions du Vierwaldstättersee et du Gotthardgebiet en Suisse, elle situe les lieux concrets, les lieux sans localisation précise, les lieux transformés ou déplacés, les voyages/mouvements à travers la région et les frontières politiques variables. En outre, les cartes indiquent les lieux à partir desquels les personnages rêvent ou se souviennent d’autres lieux. Selon Piatti, la littérature construit des lieux et des espaces tantôt entièrement fictifs tantôt géographiquement situables et reconnaissables (Piatti 2008 : 16). La géographie littéraire suppose donc un rapport référentiel entre fiction et réalité. Certes, ce rapport ne se fonde pas sur une mimésis, voire une équivalence identique. Toutefois, la littérature produit des mondes parallèles qui pourraient être liés au nôtre, qui pourraient avoir émergé du nôtre (Piatti 2008 : 30). La frontière entre les deux mondes s’avère perméable, permettant un échange dans les deux directions. En ce sens, l’espace constitue une zone de contact où l’espace imaginaire chevauche la géographie réelle, la dépasse, la rétrécit et, parfois, entre en contact avec elle (Piatti 2008 : 31).

La géocritique s’aligne avec le point de vue de Piatti.[3] Autant Bertrand Westphal (2007) que Robert T. Tally (2011) partent du fait que réalité et fiction ne s’excluent pas mutuellement. Dans le sillage de Marc Augé, Westphal affirme que, dans le monde postmoderne, le terme « réel » est instable et ambigu. « [D]’un état où les fictions se nourrissaient de la transformation imaginaire du réel, nous [sommes passés] à un état où le réel s’efforce de reproduire la fiction » (Augé 1997 : 169, cité dans Westphal 2007 : 148). Il se réfère notamment aux notions de simulacre et d’espaces réels-et-imaginaires proposées respectivement par Baudrillard (1981) et Soja (1996), évoquant également l’idée que « [l]e clivage entre réel et fiction est minimal » (Westphal 2007 : 149). Dans Postmodernist Fiction, Brian McHale résume la problématique, non sans ironie, par la question : « Real, compared to what ? » (McHale 1987 : 84). Selon Westphal, « c’est la littérature postmoderne qui s’adapte le mieux à cette nouvelle version du réel, le ‘réel déréalisé’ ; c’est peut-être elle qui offre les meilleures options de lecture du monde, en vertu de sa fictionnalité même » (Westphal 2007 : 150). Westphal argue que la nouvelle spatialité inhérente à notre condition postmoderne s’exprime dans les métaphores spatialisantes du temps, dans la mobilité de l’espace (transgressivité) ainsi que dans le lien étroit entre le monde et le texte (référentialité).

En quoi consiste donc l’approche géocritique ? La théorie de Bertrand Westphal conjugue les études littéraires à la géographie, aux études urbaines, à l’architecture, à la philosophie et à la sociologie. Substituant une approche géocentrée à une approche égocentrée, la géocritique ne gravite pas autour d’un auteur ou d’une époque historique mais se concentre sur un espace spécifique que ce soit une région, une ville, un pays, etc.[4] La démarche géocritique se veut à la fois synchronique, diachronique, thématologique et imagologique. Ses principes de multifocalisation, de polysensorialité (visuel, sonore, olfactif) et sa vision stratigraphique (verticale, strates temporelles) ont pour objectif de diversifier les perspectives, de contrebalancer les subjectivités (les stéréotypes) et de révéler le caractère dynamique de la représentation spatiale en littérature. De la sorte seront produites des connaissances plus inclusives et générales sur le lien entre le monde qui nous entoure et celui de nos fantasmes (Prieto 2011 : 25). Or, une géocritique ainsi conçue nécessite l’étude d’un large corpus et, par conséquent, ne se prête pas à celle d’un seul texte — d’où son application limitée. Qui plus est, la démarche repose sur l’implication non pas d’un seul chercheur mais d’un groupe de chercheurs afin de mener à bien le projet comparatiste (Tally 2013 : 143). Eric Prieto et Robert Tally font également remarquer que Westphal, de par son rattachement au référent, semble exclure les espaces intimes, domestiques ou purement fictifs qui ne figurent sur aucune carte (Prieto 2011 : 22-23; Tally 2013 : 144). Michel Collot, lui aussi, interroge la priorité du réalème en géocritique (et d’ailleurs aussi en géographie de la littérature) qui semble reléguer l’écriture, l’imagination et l’ingéniosité de l’auteur en arrière-plan. Selon lui, une approche géocentrée doit établir un équilibre entre « “page” et “paysage” », à savoir entre « analyse thématique et stylistique » (Collot 2011).

Robert T. Tally Jr. partage avec Westphal la préoccupation pour les phénomènes spatiaux en littérature. Quoique leurs théories convoquent les mêmes penseurs de l’espace (Bachelard, de Certeau, Deleuze, Foucault, Harvey, Jameson, Lefebvre, Soja, etc.), leurs conceptions de la géocritique divergent. Tally l’entend dans un sens plus large : « Geocriticism or spatial critical theory, then, is broadly understood to include both aesthetics and politics, as elements in a constellation of interdisciplinary methods designed to gain a comprehensive and nuanced understanding of the ever-changing spatial relations » (Tally 2013 : 113). Les relations et pratiques spatiales dont il parle se manifestent également en littérature. Toutefois, pour Tally, la géocritique appliquée à la littérature ne consiste pas en une analyse de la représentation littéraire d’un espace spécifique, tel que visé par Westphal. Il propose de développer de nouveaux modèles théoriques et critiques afin de mieux comprendre la manière dont les auteurs et les lecteurs « cartographient » (map) le monde. Ses réflexions s’inspirent particulièrement de la notion de cartographie cognitive (cognitive mapping) de Jameson (Jameson 1991). Chez Jameson, tel que le fait remarquer Tally, la définition du terme se décline en deux volets. D’une part, elle constitue une pratique du postmodernisme « enabl[ing] a situational representation on the part of the individual subject to that vaster and properly unrepresentable totality which is the ensemble of society’s structures as a whole » (Jameson 1991 : 51). De l’autre, détachée de ce premier sens subjectif et phénoménologique, elle atteint une portée générale (objective) et globale permettant à la société de faire sens du système du capitalisme tardif (Tally 1996 : 414). Tally transpose la cartographie cognitive dans un contexte littéraire. Selon lui, ce procédé permet aux auteurs de cartographier les espaces sociaux de son monde et de les réarranger à travers le verbe poétique, de leur insuffler un sens particulier. Le lecteur géocritique lit les cartes fictionnelles déployées par l’auteur, faisant, à son tour, appel au procédé de cartographie cognitive et aux théories spatiales afin d’analyser la production de l’espace dans l’oeuvre littéraire.

6. La géopoétique, l’écocritique et la pensée-paysage

Le souci de l’environnement et de l’équilibre écologique a fait irruption dans le champ littéraire dans les années 1990. Quoique environnement ne soit pas synonyme d’espace, les deux se chevauchent et se caractérisent par le rapport intime que l’humain noue avec eux. Pour ces raisons, nous accordons ici à la géopoétique et à l’écocritique une place parmi les approches géocentrées. Par leur nature transdisciplinaire, les deux théories dépassent le cadre littéraire en intégrant autant les sciences humaines que les sciences naturelles. La « pensée-paysage » de Michel Collot sera également présentée, car la notion de paysage touche aux représentations, formes et perceptions d’un espace spécifique. Mais commençons par la géopoétique. Le terme a été introduit par le poète écossais-français et fondateur de l’Institut international de géopoétique Kenneth White. Il la définit :

[…] comme une théorie-pratique transdisciplinaire applicable à tous les domaines de la vie et de la recherche, qui a pour but de rétablir et d’enrichir le rapport Homme-Terre depuis longtemps rompu, avec les conséquences que l’on sait sur les plans écologique, psychologique et intellectuel, développant ainsi de nouvelles perspectives existentielles dans un monde refondé.[5]

La géopoétique, dont les précurseurs seraient Humboldt, Thoreau, Nietzsche, Rimbaud et Segalen, refuse d'être réduite à « une vague expression lyrique de la géographie » (White 2008 : n. p.), mais émerge d’une « conscience géographique » (White 1987 : 89) et d’une capacité à produire un nouveau rapport entre l’être humain et son environnement. Rachel Bouvet précise que la géopoétique est à la fois un « [c]hamps de recherche et de création » qui « vise à concilier deux démarches différentes, l’une orientée vers la connaissance et marquée par la rigueur et la logique, l’autre vers l’écriture ou la pratique artistique et faisant jouer les ressorts de l’intuition et de la sensibilité » (Bouvet 2008 : 127). Les géopoètes se distinguent par un nomadisme autant intellectuel (White 1994 : 27) que physique, privilégiant le voyage, le mouvement et la transgression des frontières géographiques/linguistiques/disciplinaires. Le nomadisme se fonde sur des lectures extensives et l’appel du dehors. Selon Bouvet, « [l]a posture critique inséparable de ce mouvement vers le dehors nous conduit à remettre en question la culture dont nous avons hérité, sédentaire pour la grande majorité, et ses postulats les plus profondément enracinés » (Bouvet 2008 : 7). Les géopoètes explorent ainsi la ville, le désert, les rivières, l’océan, la forêt autant physiquement que littérairement. Dans son manifeste intitulé Le Plateau de l’Albatros. Introduction à la géopoétique (White 1994), White ouvre des pistes multiples qui demeurent pourtant assez éclatées. Symptomatique du nomadisme célébré par la géopoétique, chaque chercheur est amené à définir lui-même la démarche à suivre.[6]

La pensée-paysage de Michel Collot (Collot 2011b) a des affinités avec la géopoétique en cela qu’elle s’interroge sur la manière dont la relation intime entre l’homme et le monde, l’être humain et son environnement, trouve son expression dans les arts mimétiques. Elle aussi dépasse le cadre littéraire afin de s’ériger en principe inhérent à la philosophie, la peinture et la littérature. Collot met en avant la notion de paysage qui, pour lui, témoigne « de la multidimensionnalité des phénomènes humains et sociaux, de l’interdépendance du temps et de l’espace, et de l’interaction de la nature et de la culture, de l’économique et du symbolique, de l’individu et de la société » (Collot 2011b : 11). Sans forcément obéir à un principe dialectique dont l’aporie intrinsèque se neutraliserait dans un mouvement de relève hégélienne, le paysage donne lieu à un affranchissement « du dualisme invétéré de la pensée occidentale », à un dépassement d’un « certain nombre d’oppositions qui la structurent, comme celles du sens et du sensible, du visible et de l’invisible, du sujet et de l’objet, de la pensée et de l’étendue, de l’esprit et du corps, de la nature et de la culture » (Collot 2011b : 18). Bref, le paysage nous invite « à penser autrement » (Collot 2011b : 12). Défiant la séparation doxique, depuis Descartes, de la res cogitans et res extensa, de l’esprit et du corps, la notion de paysage les réunit par sa nature phénoménologique. Le paysage est le produit d’une interaction entre l’homme et l’espace. Suivant Merleau-Ponty, Collot comprend la conscience comme une manière d’être au monde, une conscience qui est corporelle, et, par conséquent, spatiale. Esprit et corps, sujet et espace sont pris dans une posture dialogique, une interdépendance, faisant en sorte que la spatialité du sujet fait écho à « la subjectivité de l’espace qui l’entoure » (Collot 2011b : 20), car tout en reliant l’individu au monde, le paysage renvoie toujours une image de soi. La pensée paysage, tout comme la géopoétique, se fonde sur le principe de l’ouverture et du dehors (Collot 2011b : 33) qui suscite la confrontation autant avec soi-même qu’avec l’autre. Selon Merleau-Ponty, il est impossible pour un sujet de regarder un objet sans que son propre corps soit enfermé dans la perspective. Enfin, le paysage représente un phénomène qui résiste à la solidification puisque le corps — et avec lui le point de vue — est en constant mouvement. Dans La Pensée-paysage, Collot se consacre, entre autres, à l’étude de quatre écrivains Yves Bonnefoy, André du Bouchet, René Char et Julien Gracq dont l’écriture s’est beaucoup inspirée de la peinture, de l’art du paysage et de la géographie.

À l’encontre de la géopoétique et de la pensée paysage, qui se veulent surtout une poïétique et une sensibilité, l’écocritique constitue plutôt un outil analytique. Les origines de ce champ tel qu’il se présente aujourd’hui remontent aux années 90, période pendant laquelle il s’est développé surtout aux États-Unis et en Angleterre. Les chercheurs partagent la conviction que la crise environnementale que nous vivons actuellement est « la troublante expression matérielle de présupposés philosophiques, des convictions épistémologiques, des principes esthétiques et impératifs éthiques de la culture moderne » (Gersdorf et Mayer 2006 : 9 ; notre traduction). Greg Garrard, l’auteur d’Ecocriticism, la qualifie de « mode d’analyse décidément politique » (Garrard 2004 : 3 ; notre traduction) et de pratique critique explicitement centrée sur la terre. Prise dans un sens large, l’écocritique se définit comme l’étude « de la relation entre l’humain et le non-humain à travers l’histoire culturelle » impliquant également « une analyse critique du terme “humain” même » (Garrard 2004 : 5 ; notre traduction). Catrin Gersdorf et Sylvia Mayer nous proposent une définition plus précise qui présente l’écocritique comme une méthodologie

that re-examines the history of ideologically, aesthetically, and ethically motivated conceptualisations of nature, of the function of its constructions and metaphorisations in literary and other cultural practices, and of the potential effects these discursive, imaginative constructions have on our bodies as well as our natural and cultural environments

Gersdorf et Mayer 2006 : 10

Sa spécificité repose avant tout sur son affinité avec l’écologie. Même si les écocritiques ne se disent pas écologues, ils cherchent à acquérir une compétence écologique en se familiarisant avec les enjeux des disciplines axées sur l’environnement (philosophie, écologie, études environnementales, géographie) (Garrard 2004 : 5).

Que la littérature constitue un domaine privilégié pour l’écocritique s’explique, selon Stéphanie Posthumus, par le fait qu’elle « est le lieu par excellence d’où l’on imagine de nouveaux modes de vivre, de nouvelles réalités, et donc, de nouveaux rapports au monde, à la planète et à la terre » (Posthumus 2011 : 86). Dans ce champ, l’écocritique s’est traditionnellement penchée sur les représentations de la nature, de la wilderness et de l’idylle pastorale dans l’oeuvre des écrivains américains ou anglais (Emerson, Thoreau, Fuller, Wordsworth). Toutefois, des chercheurs ont récemment jeté les bases d’une écocritique française (Posthumus 2011) et comparée (Suberchicot 2012) afin de « tenir compte du fait que chaque culture produit ses propres concepts de la nature, ses propres discours écologiques, ses propres rapports au milieu » (Heise 2008 : 60-61 ; cité dans Posthumus 2011 : 87). Louise Westling constate pourtant que l’écocritique ne dispose pas encore d’un cadre théorique suffisamment précis afin d’éclairer la relation historiquement, politiquement et socialement mutable entre les cultures et leurs conceptions respectives de nature (Westling 2006 : 26). Récemment, les études postcoloniales ont également assimilé l’approche écocritique en abordant, en littérature, des thèmes plus explicitement écologiques tels que la pollution, la gestion des déchets et l’accès à l’eau potable (DeLoughrey et Handley 2011, Tiffin et Huggan 2009). Encore un autre volet de recherche gravite autour des représentations de l’animalité dans la littérature et conteste, ce faisant, la perspective trop souvent anthropocentrique. Toutefois, l’écocritique ne devrait pas seulement étudier la manière dont la littérature intègre des propos environnementaux ou écologiques mais aussi « considérer l’écriture et la forme même des textes comme une incitation à faire évoluer la pensée écologique, voire comme une expression de cette pensée » (Blanc, Pughe et Chartier 2008 : 17). La littérature — de par ses principes poétique et esthétique même — peut contribuer à redéfinir un modèle écologique de l’humanité et de la culture (Zapf 2006 : 53). L’écocritique devrait donc pousser la question sur la manière dont la fictionnalité de la littérature influe sur les discours et institutions culturels par ce processus de défamiliarisation et de transformation symbolique de la « réalité » et, par extension, de la « nature » qui lui est inhérent (Zapf 2006b : 53). La zone de contact entre fiction et réalité, littérature et environnement, culture et nature explorée par les écocritiques donne lieu à une mise en question des dogmatismes poststructuralistes voulant que toute référence à la nature est en soi d’ores et déjà une construction discursive et culturelle idéologiquement motivée. Ceci dit, l’écocritique se doit aussi de transcender la prémisse objectiviste de l’écologie traditionnelle.

While the natural sciences tended to regard everything « cultural » as naturally determined, the cultural sciences declared everything « natural » a cultural construct. Against this mutual blindness, it would be the task of ecologically inspired literary and cultural studies specifically to focus on the interaction and interrelatedness of culture and nature without neglecting the inescapable linguistic and discursive mediatedness of that interrelationship.

Zapf 2006b : 51

En guise de conclusion, soulignons que les approches littéraires citées partent du principe que la littérature est d’une certaine façon liée à la réalité et contribue ainsi à la constitution d’espaces qu’elle représente. Cet aspect est étroitement lié aux notions de référentialité et de performativité qui ont fait un retour dans le champ littéraire après une période formaliste et structuraliste. La frontière entre le monde fictif et réel est perméable, permettant un échange dans les deux sens. « [I]n one direction, in constructing fictional worlds, the poetic imagination works with “material” drawn from actuality; in the opposite direction, fictional constructs deeply influence our imaging and understanding of reality » (Lubomìr Doležel 1998 : p. ; cité dans Piatti 2008 : 23-24). Thomas Pavel, auteur de Fictional Worlds, met en garde contre un « ségrégationnisme » qui érige une frontière étanche entre les mondes fictionnels et le monde référentiel (Pavel 1986 : 11). Une telle vision enlève à la littérature toute valeur éthique, existentielle, politique ou didactique (Ryan 2012). Mikhaïl Bakhtine écrit à ce sujet :

En dépit de l’impossibilité de confondre le monde représenté et le monde représentant, en dépit de la présence immuable de la frontière rigoureuse qui les sépare, ils sont indissolublement liés l’un à l’autre, et se trouvent dans une action réciproque constante […]. L’oeuvre et le monde dont elle donne l’image pénètrent dans le monde réel et l’enrichissent. Et le monde réel pénètre dans l’oeuvre et dans le monde qu’elle représente […].

Bakhtine 1978 : 394

La littérature est, en ce sens, dotée d’un pouvoir démiurgique qui fait d’elle « un enjeu culturel et idéologique, pas seulement à l’échelle individuelle, mais aussi collective » (Lévy 2006 : 11). Lorsque nous lisons le texte et son espace, de quelle que façon que ce soit, nous apprenons non seulement plus sur le processus poétique mais également sur la manière dont nos imaginaires, mouvements, pratiques sociales façonnent le monde dans lequel nous vivons.