Depuis la fin du xxe siècle, la mondialisation et les phénomènes connexes tels que le time-space compression (Harvey 1989), la transmigration et le cyberespace ont profondément marqué notre vie quotidienne et le discours social. Les mouvements d’individus, de peuples, d’idées, d’objets et de capital à travers les frontières géographiques, linguistiques et nationales ont amené les chercheurs issus de disciplines diverses à repenser l’espace dans l’ère postmoderne, hypermoderne, surmoderne ou encore postcoloniale. La formation de nouvelles réalités spatiales a suscité une prolifération de notions théoriques incluant l’hétérotopie (Foucault 1984), le space of flows (Castells 1989), les non-lieux (Augé 1992), le tiers espace (Bhabha 1994), la postmetropolis (Soja 2000) ou encore le glocal. La mobilité des populations, leur densité croissante ainsi que les constellations sociales, culturelles et économiques qui en découlent soulèvent des questionnements pour les géographes, sociologues, anthropologues, urbanistes et philosophes. Le présent dossier s’inscrit dans le contexte actuel de cette réorientation des sciences sociales et humaines communément appelée le spatial turn (Warf et Arias 2009 : 1) qui a également influencé les études littéraires. L’émergence récente d’approches dites « géocentrées » qui conjuguent la théorie littéraire à la géographie, la sociologie, la philosophie, l’architecture et l’écologie témoigne de l’actualité du sujet proposé. Pour les chercheurs, lire le texte et son espace implique forcément de réfléchir au fonctionnement même du texte littéraire et à son rapport au monde, car l’espace-temps empirique traverse l’oeuvre en véritable sédiment du processus poétique tout en étant reconfiguré par le verbe et l’imaginaire. Ansgar Nünning écrit à ce propos : Qui plus est, la transfiguration du réel par la fiction met en avant la pertinence de la littérature pour d’autres disciplines « spatiales », c’est-à-dire ayant l’espace comme objet d’étude (la géographie, l’urbanisme, etc.). Lorsque nous étudions l’espace en termes littéraires, il ne s’agit donc pas seulement d’assimiler les théories d’autres disciplines mais aussi de montrer ce que les études littéraires leur offrent en retour (Prieto 2011 : 13). Comment donc appréhender, lire et interpréter l’espace fictionnel ? Quels nouveaux outils théoriques nous permettent d’en envisager l’immense potentiel ? Quelles sont ses fonctions au sein du texte littéraire ? La littérature peut-elle contribuer à la construction des espaces référentiels ? Ces interrogations se trouvent au coeur même de ce dossier d’Arborescences qui a pour objet de lire l’espace sous ses formes multiples : celle du « contexte géographique dans lequel le texte est produit ou auquel le texte se réfère », celle de « l’espace signifié par le texte », voire de l’organisation du monde fictionnel, ou encore celle de « l’espace physiquement occupé par le texte » (Ryan 2003 : 336 ; notre traduction). Par conséquent, les méthodes et outils d’analyse divergent. Certaines études traitent l’espace d’un point de vue géographique, tandis que d’autres l’appréhendent d’un point de vue narratologique, sémiotique ou encore historique. Étudiées de concert, ces déclinaisons sont nécessaires pour comprendre la façon dont l’espace informe, et est informé par, le discours de l’auteur, le genre littéraire, la lecture et les modalités narratives. L’acte poétique tout entier est empreint de la composante spatiale — du contenu du texte à sa structure, du mode de production à la réception. Les parcours méthodologique et théorique privilégiés par nos contributeurs les ont conduit vers un champ d’étude encore peu fréquenté mais extrêmement fertile et souvent interdisciplinaire. Dans les articles de ce dossier, la convergence des savoirs est source de dialogue avec l’Autre. Elle génère en effet de nouvelles connaissances et nous offre des éléments de réponse aux questions brûlantes qui définissent nos sociétés contemporaines. En guise d’entrée en matière à la première partie du …
Parties annexes
Bibliographie
- Augé, M. 1992. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris : Seuil.
- Bhabha, H.K. 1992. The Location of Culture. London; New York : Routledge.
- Castells, M. 1989. The Informational City: Information, Technology, Economic Restructuring and the Urban-Regional Process. Oxford, UK, Cambridge, MA : Blackwell.
- Foucault, M. 1984. « Des Espaces autres ». Architecture, Mouvement, Continuité, no5, 46-49.
- Harvey, D. 1989. The Condition of Postmodernity: An Enquiry into the Origins of Cultural Change. Oxford, Mass. : Blackwell.
- Nünning, A. 2009. « Formen und Funktionen literarischer Raumdarstellung : Grundlagen, Ansätze, narratologische Kategorien und neue Perspectiven ». W. Hallet et B. Neumann (dirs.). Raum und Bewegung in der Literatur. Die Literaturwissenschaften und der Spatial Turn. Bielefeld : Transcript Verlag. 33-52.
- Perec, G. 2000 [1974]. « Prière d’insérer ». Espèces d’espaces. Paris : Galilée.
- Prieto, E. 2011. « Geocriticism, Geopoetics, Geophilosophy, and Beyond ». R. T. Tally (dir.). Geocritical Explorations : Space, Place, and Mapping in Literary and Cultural Studies. New York : Palgrave MacMillan. 13-28.
- Roubaud, J. 2007. « Ian Monk traverse le channel ». Plouk Town. Paris : Cambourakis.
- Ryan, M.-L. 2003. « Narrative Cartography: Toward a Visual Narratology ».T. Kindt et H.-H. Müller (dirs.). What is Narratology? Questions and Answers Regarding the Status of a Theory. Berlin ; New York : Walter de Gruyter. 333-364.
- Soja, E.W. 2000. Postmetropolis. Critical Studies of Cities and Regions. Oxford, UK ; Malden, MA : Blackwell Publishers.
- Warf, B. et S. Arias. 2009. « Introduction: The Reinsertion of Space into the Social Sciences and Humanities ». B. Warf et S. Arias (dirs.). The Spatial Turn: Interdisciplinary Perspectives. London : Routledge. 1-10.