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Dimanche 14 avril 2024 au Salon international du livre de Québec en avant-midi, Natasha Kanapé Fontaine, artiste innue, présente son livre Kanatuut dans l’espace Radio-Canada. Lors de la discussion, elle rappelle que les aînés disent souvent que « le territoire, c’est le pouvoir », une sorte de havre de liberté où la culture innue peut se vivre pleinement, sans injonctions particulières. Et soudain, elle prononce ces mots qui entrent en résonance avec le livre d’Alix Johnson que je suis en train de lire : « sans accès au territoire, la culture se fragmente ».
Alix Johnson, anthropologue formée à l’université de Santa Cruz en Californie, est professeure en études internationales au Macalester College du Minnesota. Ses recherches portent sur les dimensions sociales, matérielles et politiques des infrastructures technologiques, notamment en Islande.
En articulant les liens entre changements technologiques, géopolitiques et environnementaux, le livre vise à faire dialoguer les lieux et les données numériques, et à analyser comment ils se façonnent mutuellement à partir de l’étude du spectaculaire développement de l’industrie du stockage de données en Islande. Le travail empirique restitué dans l’ouvrage retrace l’histoire matérielle et politique qui a fait de l’Islande l’un de lieux les plus convoités pour ce type d’activités. Pour attirer les données sur ce territoire, différents protagonistes ont oeuvré à soigner les représentations de l’île en recourant à l’image de la terre de feu et de glace, déjà utilisée pour les campagnes publicitaires qui ont permis au tourisme de fleurir. L’imaginaire et l’émoi suscités par les glaciers qui composent l’île ont de quoi séduire les entrepreneurs toujours en recherche de solutions pour refroidir les serveurs des centres de stockage de données voraces et coûteux en énergie. Ce livre fait atterrir le nuage (cloud) au sol en dévoilant sa matérialité et en l’ancrant à son environnement spatial et politique.
Ce livre de Johnson se compose de trois parties : « Articulation », « Anchoring » et « Excess ».
« Articulation » contient deux chapitres et analyse les relations entre l’Islande et l’industrie du stockage de données. « These chapters interrogate the construction of Iceland as an especially good place for data to live — including efforts on the part of Icelanders to represent the island, engagement by outsiders drawn by their own interests, and strategic coproductions between them » (p. 22). Dans le second chapitre, « Switzerland of Bits », Alix Johnson montre notamment comment différentes organisations en Islande ont travaillé pour défaire l’image du pays associé à la crise financière de 2008. Pour se situer du bon côté des nations modernes de l’Occident, l’Islande a oeuvré à devenir un paradis de l’information (et donc des données) plutôt qu’un paradis fiscal. C’est à l’issue d’une résolution parlementaire en 2010, que l’intention et les moyens ont été mis en place pour faire de l’Islande « a data haven », un havre des données.
« Anchoring », composé également de deux chapitres, explore « the work of constructing and operating data centers, as well as the experience of living in their vicinity » (p. 23). Cette partie interroge sur les effets de l’implantation des centres de données dans le pays en prenant deux exemples de territoires qui ont été modifiés par ces infrastructures. Dans le troisième chapitre, Alix Johnson analyse la construction et le développement d’un centre de stockage de données, sur la péninsule de Reykjanes, dans une ancienne base militaire américaine qui fut active du temps de la Guerre froide et au-delà, puisque le site demeura opérationnel jusqu’en 2006. Pour l’anthropologue, le fait qu’un centre de données prospère sur les installations d’anciennes infrastructures d’occupation du territoire, engendre des implications sociales et spatiales qu’elle décrit finement.
Dans la troisième partie du livre, « Excess » composé d’un unique chapitre, Alix Johnson décrypte le secret et le mystère qui planent autour des centres de données qui mettent en place de nombreuses règles de sécurité pour empêcher l’accès des sites à toute personne extérieure à ces entreprises. L’autrice défend le fait que ce qui est protégé ou caché, ce sont moins les données que la dimension extractive et inéquitable de ces infrastructures en lien avec le monde extérieur, à commencer par le territoire qu’elles occupent.
Au fil des pages se dévoilent 16 photographies en noir et blanc pour illustrer les lieux où nous sommes plongés. L’ouvrage nous offre les résultats d’une ethnographie menée sur un très long terme (huit ans, de 2012 à 2020) qui articule les problématiques d’environnement et d’infrastructure, de justice sociale et de souveraineté territoriale, d’iniquité spatiale et d’accès/bénéfices aux ressources énergétiques. Outre l’analyse de la relation entre les données et le paysage islandais, le livre explore les identités nationales, les récits historiques et la politique postcoloniale à la frontière arctique de l’Atlantique Nord (p. 5).
L’autrice présente différents intérêts et points de vue sur l’industrie des centres de stockage de données en Islande à travers la perspective de trois de ses interlocuteurs. L’un d’entre eux, Mateo, est un développeur américain de ces entreprises qui apprécie l’Islande pour sa capacité à offrir l’énergie et le climat approprié pour son activité. Egill est un Islandais qui oeuvre à vanter les merveilles naturelles de l’Islande pour attirer les investissements étrangers vers les infrastructures numériques. Enfin Natan, un activiste en environnement, déplore cette mise en scène de l’Islande comme paradis des centres de données comme si le potentiel énergétique requis était illimité sur son île et comme si son extraction et son exploitation étaient sans conséquences sur le paysage et les ressources.
Que faire quand les territoires sont pris en otage par la fièvre du capitalisme algorithmique (Durand Folco et Martineau 2023) dont les données constituent la colonne vertébrale ? C’est la problématique autour de laquelle s’articule cet ouvrage d’Alix Johnson. Les centres de données matérialisent une nouvelle forme de colonisation où des territoires sont occupés par des entreprises privées. Des fragments de pays et de ressources sont accaparés allant jusqu’à générer des tensions sur l’espace et l’énergie disponibles pour les populations locales. Ces travaux s’inscrivent parmi ceux déjà écrits sur l’extractivisme et sur l’impact socio-environnemental de l’intelligence artificielle (Crawford 2021) et du stockage en ligne (Carnino et Marquet 2018; Hogan 2015; Libertson, Velkova, et Palm 2021; Velkova 2016). Alix Johnson traite l’enjeu du stockage de données non comme un problème technique seulement, mais aussi comme un problème social et politique. Ce qui distingue cet ouvrage c’est notamment le soin appliqué à la description du contexte historique de l’Islande. Cela donne de la profondeur au récit et ancre l’industrie du stockage de données dans une histoire patrimoniale, identitaire, culturelle, et informationnelle plus grande.
Alix Johnson a un excellent style d’écriture au point où l’ouvrage se lit comme un roman et nous donne l’impression d’être en Islande. L’autrice donne à voir, à sentir, à ressentir le territoire. C’est comme si elle nous permettait d’être présents à ses côtés pour assister à l’échange avec ses interlocuteurs. Ces mots tissent des images dans notre esprits. Les descriptions sont précises, l’écriture est fluide, le vocabulaire est clair, l’enchaînement des idées est logique, ce qui nous permet de nous immerger progressivement dans le terrain de l’autrice. Nous nous y sentons comme dans un roman de Jón Kalman Stefásson (2017), cet écrivain islandais souvent récompensé et admiré pour avoir une écriture empruntant aussi les aspérités du territoire qui plonge les lecteurs au coeur de l’âme de la nation islandaise. Dans le travail d’Alix Johnson, ce territoire est un personnage à part entière qui façonne et éclaire les enjeux décrits.
Ce livre s’adresse à des personnes enseignantes-chercheuses, professionnelles ou étudiantes impliquées en anthropologie de l’environnement, des infrastructures, des technologies ainsi qu’en anthropologie politique puisque le concept de pouvoir est central dans l’analyse. Les personnes passionnées par l’Islande ou celles qui cherchent à lire une excellente ethnographie seront comblées. La combinaison d’un travail rigoureux et bien documenté avec une narration attractive en fait un livre accessible à tout le monde.
Parties annexes
Bibliographie
- Carnino, Guillaume, et Clément Marquet, 2018. « Les datacenters enfoncent le cloud : enjeux politiques et impacts environnementaux d’internet ». Zilsel, 3 (1) : 19-62. https://doi.org/10.3917/zil.003.0019.
- Crawford, Kate, 2021. Atlas of AI. Power, Politics, and the Planetary Costs of Artificial Intelligence. New Haven et Londres, Yake University Press.
- Durand Folco, Jonathan, et Jonathan Martineau, 2023. Le capital algorithmique : accumulation, pouvoir et résistance à l’ère de l’intelligence artificielle. Montréal, Écosociété Montréal.
- Hogan, Mél, 2015. « Data flows and water woes: The Utah Data Center ». Big Data & Society, 2 (2). https://doi.org/10.1177/2053951715592429.
- Libertson, Frans, Julia Velkova, et Jenny Palm, 2021. « Data-center infrastructure and energy gentrification : Perspectives from Sweden ». Sustainability : Science, Practice and Policy, 17 (1) : 152-61. https://doi.org/10.1080/15487733.2021.1901428.
- Stefánsson, Jón Kalman, 2017. D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds. Paris, Gallimard.
- Velkova, Julia, 2016. « Data that warms : Waste heat, infrastructural convergence and the computation traffic commodity ». Big Data & Society, 3 (2). https://doi.org/10.1177/2053951716684144.