Corps de l’article

La famille à distance est un ouvrage collectif rassemblant les travaux 21 auteurs de disciplines variées, allant de la géographie à l’anthropologie en passant par la démographie, les sciences politiques ou encore, la sociologie. Fort de cette variété de perspectives, le livre s’interroge sur les différentes manières de « faire famille » lorsque celle-ci s’inscrit dans un contexte de « distance ». Les trois parties tracent avec clarté une évolution dans la réflexion autour des problématiques de fonctionnement familial, tout en offrant un éventail de concepts aussi riches que captivants.

La première partie, intitulée « Perspectives plurielles sur la famille et son territoire », clarifie nombre de ces concepts, notamment ceux de « résidence habituelle » ou de « plurirésidence » (chapitres 1 et 2), tout en illustrant la diversité des pratiques familiales à distance. Les chercheurs contribuent à brosser un portrait de l’état de la recherche sur les familles transnationales (Thomas Lacroix, Cédric Audebert et Emmanuel Ma Mung, chapitre 3), tout en illustrant notamment comment les dynamiques familiales peuvent influencer les décisions migratoires et ainsi, incarner une véritable ressource spatiale, comme dans le cas des migrations colombo-espagnoles étudiées par Célio Sierra-Peycha dans le chapitre 4. Françoise Dureau et Guillaume Le Roux (chapitre 5) exposent, pour leur part, les liens entre configurations familiales et dynamiques urbaines dans la ville de Bogota, ce qui donne un exemple frappant de l’impact que peuvent avoir les parcours familiaux sur les pratiques résidentielles.

La deuxième partie, qui explore les « Configurations spatiales, distances et liens sociaux » poursuit les illustrations du fonctionnement des familles à distance en se questionnant sur certaines formes de liens sociaux très distincts. Arnaud Régnier-Loilier (chapitre 7) montre effectivement que, parmi les nouvelles configurations familiales intéressantes à étudier, on peut compter la diversification des formes d’union, dont les façons de « faire couple ». Il s’interroge notamment sur la notion de Living Apart Together (LAT), dont les contours sont flous, et dont la prévalence varie. Loïc Trabut (chapitre 8) présente, quant à lui, un outil, le « halo familial », qui lui permet de prendre en compte la distance dans la compréhension de la structure familiale (p. 196). Ainsi, il peut s’interroger sur les formes que prennent les structures familiales lorsque l’on intègre le plan physique à leur fonctionnement. Ce chapitre trouve d’ailleurs écho dans le chapitre 10, puisque tous deux s’intéressent aux solidarités familiales, et plus précisément au soutien des personnes âgées. Il est plus que frappant de lire ces contributions en 2021, alors que la crise sanitaire de la COVID-19 touche de plein fouet les personnes âgées, et que les solidarités familiales se trouvent entravées par des mesures diverses de distanciation, véritable lien avec les enjeux fondamentaux étudiés dans cet ouvrage.

La troisième et dernière partie, intitulée « Quand la distance caractérise le fonctionnement familial », présente des cas de dynamiques familiales définies par un fonctionnement à distance. Les relations conjugales des gays et des lesbiennes que mentionne Wilfried Rault (chapitre 11) comparent les dynamiques spatiales du transnationalisme familial en contexte postcolonial, et en concluent « la banalité de l’existence des familles transnationales » (p. 89), mais aussi leur évolution. Cet article met à son tour en lumière l’importance de la cellule familiale dans la construction du système migratoire, ainsi que la manière dont celle-ci implique des pratiques transnationales qui restent inscrites dans un contexte légal et politique. Hamidou Dia (chapitre 12) illustre par son article cet « univers commun » (p. 277) que représentent les familles multisituées, en se basant sur l’expérience des familles sénégalaises de la vallée du fleuve Sénégal (ou « Fuuta-Tooro »), dont le pays reste marqué par les migrations depuis des décennies. C’est en prenant l’exemple de deux familles qu’Hamidou Dia montre : d’une part, comment les fratries incarnent une véritable « matrice d’action multidirectionnelle et plurifonctionnelle » (p. 289) ; et d’autre part, en quoi la mobilité modifie les pratiques de solidarité au sein des familles multisituées, ce qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les chapitres 8 et 10 susmentionnés. Tout comme ces deux derniers, le chapitre 13 est tout à fait pertinent en contexte de pandémie mondiale comme c’est le cas en 2021. Nathalie Ortar étudie en effet les apports du télétravail pour les familles de « grands mobiles » (p. 293). Si la crise sanitaire a rendu les populations au contraire plutôt immobiles, elle a véritablement rendu le télétravail presque commun, ce qui n’est pas le cas lorsque l’auteure écrit son article. Elle y présente le télétravail comme « une cause et une conséquence de la mobilité et des possibilités de déplacement accrues » (p. 294) qui dématérialiserait les relations, entre autres familiales, mais qui est loin d’être (comme aujourd’hui) un mode de vie généralisé. Ainsi, Nathalie Ortar montre, par exemple, que les femmes exerçaient moins le télétravail à temps plein que leurs conjoints. Cet article appelle plus que jamais à de nouvelles études sur le sujet puisqu’il conclut, par exemple, que le télétravail peut induire des difficultés comme l’isolement et la fatigue (p. 306) et donc peu praticable sur le long terme, ce qui bien évidemment pose de nombreuses questions aujourd’hui.

Cet ouvrage incarne indéniablement un bel exemple de la pertinence de varier les angles d’approches, puisque les diverses contributions proviennent toutes d’« expériences de terrain spécifiques » (p. 360). En effet, les études mobilisées tout au long des chapitres sont issues d’une grande variété de travaux, dont neuf (sur quinze) sont tirés des résultats de l’enquête Famille et Logements de l’Institut National de la statistique et des études économiques (INSEE 2011). Bien que la majorité des études soient quantitatives, certaines s’appuient sur des enquêtes ethnographiques. Par exemple, Anne Lambert (chapitre 14) propose de répondre à plusieurs questions qui se posent dans l’étude des familles transnationales via le prisme du cas des personnels navigants du transport aérien. Elle s’interroge sur leurs manières de « faire famille » en grande mobilité, notamment via des entretiens biographiques approfondis. C’est d’ailleurs le seul chapitre à utiliser des verbatims – ceci s’expliquant par la méthodologie privilégiée – ce qui apporte beaucoup de profondeur à l’analyse des données.

Christophe Imbert, Éva Lelièvre et David Lessault concluent par la « très grande plasticité de la famille comme organisation sociale » (p. 357), en rappelant la diversité des types de distances présentés dans les différents chapitres. Si de nombreux types de matériaux empiriques sont utilisés, les trois auteurs mentionnent tout de même les « insuffisances de la production statistique » (p. 359) lorsqu’il est question des études sur la famille à distance. Il en reste que l’éventail de concepts interpellés dans cet ouvrage, tout comme les diverses perspectives scientifiques en font une référence incontournable pour tous ceux qui s’intéressent aux familles transnationales et à leur fonctionnement.