Corps de l’article

En seulement trois mois, entre le 25 février et la fin mai 2020, le Brésil, immense pays peuplé de plus de 210 millions d’habitants[1], est devenu l’un des principaux épicentres de propagation du nouveau coronavirus (SARS-Cov-2)[2]. Durant ces trois mois qui ont suivi l’identification du premier cas brésilien, importé d’Italie, l’épidémie a connu une trajectoire spatiale, sociale et politique complexe. Les causes politiques sont bien connues (Barberia et Gómez 2020 ; Le Tourneau 2020) : la progression du virus a été facilitée par le « corona-scepticisme » du président populiste et ultra-conservateur Jair Bolsonaro qui s’est opposé dès le début de la pandémie à la fermeture des établissements scolaires et des commerces.

De plus, il est très vite apparu évident que le mille-feuille institutionnel et administratif du pays allait rendre ardue la gestion de cette crise sanitaire. Les gouvernements locaux – les États fédérés et les communes (municípios) – ont en effet des positionnements souvent divergents de celui du gouvernement fédéral. C’est notamment le cas des États et des communes de la région amazonienne dont il sera question dans cet article, qui ont tous mis en place des mesures plus ou moins strictes de contention de l’épidémie pour protéger leurs populations, en opposition aux injonctions du pouvoir central.

À ces contextes politique et administratif s’ajoute une autre dimension qui a accentué la confusion entourant la compréhension de l’épidémie : les statistiques épidémiologiques. En effet, comme souvent en cas de crise sanitaire majeure, la production des chiffres est un enjeu politique de taille : les catégories utilisées pour présenter les données statistiques permettent d’orienter les interprétations sur les faits sociaux, mettant en lumière certains aspects et en laissant d’autres dans l’ombre. Instruments étatiques par excellence, les statistiques permettent aux gouvernements d’étayer leurs prises de position et leurs actions auprès des administrés (Simon 2007).

Or, au Brésil, les chiffres de la COVID-19 présentés par le ministère de la Santé sont parfois inférieurs à ceux présentés par certains États ; par exemple, le Pará au premier semestre 2020[3]. Ou encore, certains gouvernements locaux ne divulguent pas toutes les informations statistiques qu’ils détiennent, notamment celles concernant la race ou l’ethnie des victimes, comme nous le verrons dans la première partie. Dans ce contexte de minimisation de la crise sanitaire et face au manque de transparence des actions des gouvernements locaux, des suspicions de sous-estimation des chiffres officiels ont émergé dès le début de l’épidémie.

Cette présentation des données épidémiologiques, qu’on peut supposer biaisée par les acteurs institutionnels des différents échelons du pouvoir, a suscité de nombreuses interrogations et réactions de la part de la société civile organisée (ONG, universités, etc.), en particulier des représentants des minorités ethniques.

Certes, la présentation des statistiques épidémiologiques oriente la perception que les populations se font de l’épidémie. Cependant, nous considérons que les mobilisations sociales qui proposent des interprétations divergentes sur la crise sanitaire peuvent influencer en retour la façon dont les données épidémiologiques sont présentées par les autorités.

Nous proposons, dans cet article, de reconstituer ce mouvement de va-et-vient entre les chiffres officiels de la COVID-19 et les interprétations de l’épidémie en Amazonie, qui correspond, d’un point de vue administratif, à la région Nord[4]. Cette région présentait pendant la première vague le taux de mortalité le plus élevé du pays (Buss et al. 2020 ; Tableau 1).

En mai et juin 2020, pic de la première vague épidémique, cette région présentait la plus forte concentration de prévalence du virus, avec un taux de 25 % dans 11 villes localisées le long de l’Amazone, entre Belém et Tefé (Hallal et al. 2020, 2-3). Le 31 juillet 2020, elle comptait officiellement 64 décès pour 100 000 habitants (contre 43 en moyenne au Brésil) (Tableau 1).

Tableau 1

Chiffres de la COVID-19 par région au Brésil au 31 juillet 2020

Chiffres de la COVID-19 par région au Brésil au 31 juillet 2020
Source : Ministério da Saúde (https://susanalitico.saude.gov.br/extensions/covid-19_html/covid-19_html.html, consulté le 31 juillet 2020)

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Ces chiffres s’expliquent, en partie, par les fortes disparités territoriales, sociales, démographiques et structurelles entre la région Nord et le reste du pays. Composée de sept États (Acre, Amapá, Amazonas, Pará, Rondônia, Roraima et Tocantins), la région Nord représente près de 45 % de la superficie totale du Brésil. Certaines communes ont la taille d’un pays, ce qui implique des contraintes de circulation et une discontinuité dans l’offre de soin. En moyenne, les habitants de la région doivent faire 276 kilomètres, souvent par voie fluviale, pour accéder à des soins médicaux adaptés au traitement de la COVID-19, contre 101 kilomètres dans le Sud (Hicks et al. 2020). Grâce à une analyse factorielle en composantes principales qui croise les jeux de données statistiques produits par l’IBGE avec les chiffres du ministère de la Santé, Théry (2020a, 2020b) suggère une corrélation entre le nombre de décès liés à la COVID-19, l’adhésion au christianisme évangélique et la pauvreté. Or, les États amazoniens cumulent ces deux facteurs. D’une part, ces États se singularisent par les plus forts taux de convertis à une religion évangélique (entre 15 à 20 % de la population). D’autre part, l’Amazonie possède un indice de pauvreté plus élevé que le reste du pays : plus de 45 % de la population vit sous le seuil de pauvreté dans l’Acre, l’Amazonas, le Pará, et l’Amapá, et entre 30 et 45 % dans le Roraima et le Tocantins (Théry 2020b). La défaillance des infrastructures publiques participe à cette pauvreté, notamment dans le domaine de la santé, avec un nombre de lits en soins intensifs souvent inférieur (dans le système public) ou à peine égal (dans le système privé) au nombre minimum recommandé par l’Organisation Mondiale de la Santé (1 lit pour 10 000 habitants). Par ailleurs, seulement 11 à 14 % des quartiers urbains sont équipés d’égouts (Sarraf 2020) et seuls 57,1 % de la population de la région a accès à l’eau courante, ce qui rend les gestes d’hygiène, comme le lavage des mains, difficiles à accomplir. À cela s’ajoute un abandon des populations les plus précaires par le gouvernement fédéral (Ferrante et Fearnside 2020) et une multiplication des invasions de Terras Indígenas (territoires autochtones), ce qui participe à la chaîne de transmission du virus dans des régions isolées d’Amazonie (Fraser 2018 ; Phillips 2020).

Peu densément peuplée, la région Nord n’abrite que 9 % de la population nationale. D’après les projections de l’IBGE, elle compterait près de 18,6 millions d’habitants répartis entre les villes (70 %) et la zone rurale (30 %). Sa population est composée de groupes sociaux et ethniques variés, dont trois minorités – les Indígenas (populations autochtones), les Quilombolas (descendants d’esclaves africains) et les Populations traditionnelles[5] – sont reconnues par une législation multiculturelle qui leur accorde des droits territoriaux[6] ainsi qu’un accès différencié à l’éducation et à la santé. La région Nord concentre près de 60 % des Indígenas du Brésil, 11 % des populations Quilombolas et un nombre considérable de Populations traditionnelles. Ces dernières ne sont pas structurées par une instance représentative unique à l’échelle régionale ou nationale, aussi ne possède-t-on pas de recensement permettant de les comptabiliser.

Par ailleurs, lors des recensements, le Brésil classe sa population dans cinq catégories raciales censitaires qui sont, pour leur part, basées sur des critères phénotypiques qui ne coïncident pas avec les catégories ethniques légales supra mentionnées : Indígena (« amérindien »), pardo (« brun »), preto (« noir »), branco (« blanc ») et amarelo (« asiatique »). Il est ainsi fréquent qu’une personne qui s’identifie dans la catégorie légale Indígena soit considérée comme pardo lors de son admission à l’hôpital si elle n’est pas arrivée par le parcours de santé autochtone. De la même façon, un Quilombola ou une personne identifiée comme Population traditionnelle sera souvent considérée comme pardo. En effet, au critère phénotypique s’ajoute une lecture sociale de la race, historiquement construite : les classes défavorisées ont tendance à être perçues comme pardos et les classes aisées comme brancos. Dans les faits, la catégorie censitaire pardo agrège donc une myriade de différences ethniques, raciales, sociales et d’apparences physiques.

Ces considérations sont d’importance si l’on envisage les statistiques de la COVID-19 comme un instrument politique stratégique pour la mise en oeuvre de politiques publiques ciblées pour les minorités du pays. En effet, classer les malades et les défunts issus de l’une des trois minorités légales dans la catégorie censitaire pardo rend invisibles les effets de l’épidémie sur les groupes ethniques et culturels du pays.

L’objectif de cet article est d’éclairer une facette de la crise sanitaire en proposant un regard anthropologique sur la présentation des données épidémiologiques et les interprétations de l’épidémie. En examinant la production des chiffres, leur divulgation et leur réception, nous montrerons que la diffusion des statistiques épidémiologiques a initialement contribué à forger un récit social hégémonique de l’épidémie, qui a progressivement été combattu par les collectifs ethniques qui en étaient exclus. Un contre-discours produit en réaction, mobilisant la notion de génocide institutionnel, et l’appropriation de l’outil statistique par les minorités ethniques ont ensuite permis une meilleure prise en compte des catégories raciales et ethniques dans la production des bulletins épidémiologiques officiels et ont ouvert la voie à d’autres lectures de la crise sanitaire.

Méthodologie

Cadrage de l’étude

Notre réflexion repose sur une recherche menée par une équipe pluridisciplinaire composée d’anthropologues, de géographes, de juristes et de biologistes brésiliens et français, engagée depuis le mois de mai 2020 dans un travail de veille scientifique sur les effets sociaux et environnementaux de l’épidémie de COVID-19 en Amazonie.[7] Le contexte sanitaire ne se prêtant pas à la réalisation d’enquêtes de terrain[8], nous avons privilégié l’analyse de documents écrits. Outre des articles académiques, nous avons examiné et croisé plusieurs types de sources : les bulletins épidémiologiques et les plateformes dédiées au suivi de l’épidémie en temps réel publiées par les secrétariats de Santé[9] municipaux et étatiques du Pará et de l’Amazonas, et par la société civile organisée, ainsi que des articles de la presse régionale, nationale et internationale. Dans la mesure où les États et les communes ont publié des statistiques sur la COVID-19 en temps réel, sans toujours conserver la trace des périodes passées, le suivi que nous avons réalisé assidument pendant le premier semestre 2020 nous permet de montrer l’évolution de ces bulletins au fur et à mesure que l’épidémie progresse. Notre réflexion intègre également une analyse de bulletins épidémiologiques produits par le secrétariat de Santé de l’État du Pará, mais non-publiés, que nous nous sommes procurés auprès de spécialistes de la santé à Santarém. À ces sources institutionnelles et journalistiques s’ajoutent des témoignages d’habitants des régions de Tefé et Santarém, et de représentants de populations Indígenas et Quilombolas recueillis dans le cadre d’entretiens[10] ou publiés par le Núcleo de Estudos da Amazônia Indígena (NEAI), un centre de recherche de l’université fédérale de l’Amazonas[11].

L’investigation porte sur une période d’environ cinq mois allant du 25 février 2020, date du premier cas de COVID-19 répertorié au Brésil, à la fin du mois de juillet 2020, qui correspond à une phase de baisse des contaminations dans les États du Pará et de l’Amazonas. Cette période peut être envisagée comme la « première vague » de l’épidémie en Amazonie, car après avoir connu un pic vers la fin du mois de mai et le mois de juin 2020, le nombre de contaminations a nettement reflué entre août et décembre 2020 avant de connaître une nouvelle flambée au début de l’année 2021[12]. Ceci s’est traduit par l’arrêt temporaire des activités (jusqu’à la fin 2020) d’une partie des observatoires[13], des campagnes[14] et des bulletins épidémiologiques[15] présentés dans la troisième partie.

L’aire géographique prise en considération couvre cinq communes des deux États amazoniens les plus peuplés, le Pará et l’Amazonas, localisées le long de l’Amazone et de ses deux affluents formateurs (le Rio Negro et le Solimões) : Belém (Pará), Santarém (Pará), Manaus (Amazonas), Tefé (Amazonas) et São Gabriel da Cachoeira (Amazonas) (Figure 1). Ces communes ont été choisies parce que les auteurs y mènent des recherches de longue date mais aussi parce qu’elles présentent une certaine homogénéité géographique : elles appartiennent toutes à « l’Amazonie fluviale », où les principales voies de communication et de dissémination du virus sont les fleuves et non les routes (Aleixo et al. 2020). L’enquête ne couvre donc pas intégralement la région Nord mais pourra servir de support à des études ultérieures plus exhaustives.

Figure 1

Localisation des communes de l’étude.

Sources : DPI, OBT, INPE, Esri

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Les cinq communes de l’étude

La première commune est Manaus, capitale de l’État de l’Amazonas. C’est la ville la plus peuplée de la région Nord, avec 2 219 580 habitants (selon les projections de l’IBGE). La Coordenação dos Povos Indígenas de Manaus e Entorno (Coordination des Peuples autochtones de Manaus et des alentours) (COPIME) estime qu’environ 36 000 Indígenas vivent dans la capitale. Elle se distingue également par la présence en ville du Barranco de São Benedito, deuxième Quilombo urbain à avoir été reconnu au Brésil, en 2014. Entre avril et mai 2020, Manaus est devenue l’un des épicentres de l’épidémie en Amazonie et au Brésil, engendrant un effondrement total du système de santé (Orellana et al. 2020).

Les deux autres communes de l’Amazonas sont Tefé (59 547 habitants, selon les estimations de l’IBGE), dans la région du moyen Solimões, et São Gabriel da Cachoeira (46 303 habitants, selon les estimations de l’IBGE), dans le haut Rio Negro. Accessibles uniquement par voie fluviale ou aérienne, elles ont enregistré leur premier malade tardivement (le 7 mai et le 26 avril 2020 respectivement). Malgré leur petite taille, elles sont les seules agglomérations de poids à des centaines de kilomètres à la ronde. Elles concentrent de ce fait les institutions administratives, un hôpital régional et abritent plusieurs ONG.

La population de Tefé inclut des groupes indígenas urbains et habitant des Terras Indígenas, ainsi que de nombreuses Populations traditionnelles. Aucune communauté Quilombola n’y est recensée. La ville héberge le siège de l’Instituto de Desenvolvimento Sustentável Mamirauá (Institut de développement durable Mamirauá), une organisation reconnue pour ses programmes de recherche auprès des Populations traditionnelles de la région, ainsi qu’une antenne du Conselho Indigenista Missionário (Conseil Indigéniste Missionnaire) (CIMI), importante ONG de défense des droits autochtones liée à l’église catholique.

La commune de São Gabriel da Cachoeira, située à la frontière de la Colombie et du Venezuela, est réputée pour sa population majoritairement autochtone et son isolement géographique. 76,6 % de ses habitants se déclarent, en effet, Indígenas (IBGE 2012, 17). Dans le centre urbain, qui concentre plus de la moitié de la population, la plupart des habitants sont également Indígenas (Ibid.) et côtoient une minorité d’allochtones. La ville abrite la puissante Federação das Organizações Indígenas do Rio Negro (Fédération des Organisations Indigènes du Rio Negro) (FOIRN) et un bureau de l’Instituto Socioambiental (Institut Socio-Environnemental) (ISA), la principale ONG écologiste et indigéniste du Brésil.

Le 31 juillet 2020, ces deux dernières communes présentaient un taux de mortalité élevé, supérieur à celui de Manaus et largement supérieur à la moyenne de l’Amazonas.

Dans l’État du Pará, la capitale, Belém est la deuxième ville la plus peuplée d’Amazonie brésilienne après Manaus (estimée à 1 499 641 habitants par l’IBGE). Malgré une forte présence autochtone dans la ville, aucune politique publique municipale ne leur a été jusqu’à présent destinée. D’après le ministère de la Santé, le 31 juillet, la capitale enregistrait un taux de mortalité deux fois supérieur à la moyenne de l’État (Tableau 2) et un nombre de décès supérieur à celui de Manaus, devenant ainsi l’épicentre de la propagation du virus en Amazonie.

Enfin, Santarém, ville moyenne du bas Amazone, est la deuxième commune la plus peuplée du Pará. On y trouve des Indígenas, des Quilombolas, des Populations traditionnelles et de petits agriculteurs. Ceux-ci vivent en ville, mais aussi dans des Terras Indígenas, dans des Quilombos et dans des aires protégées à vocation socio-environnementale. On y trouve des organisations Indígenas et Quilombolas dynamiques localement, mais aucune ONG de stature nationale.

Le 31 juillet 2020, les cinq villes de l’enquête ont un taux de mortalité (Tableau 2) largement supérieur à celui du Brésil (53 décès pour 100 000 personnes). L’épidémie a commencé à la mi-mars 2020, dans les capitales de l’Amazonas et du Pará, Manaus et Belém. Puis, on observe une propagation de la COVID-19, le long des voies fluviales (Joplin et Pereira 2020). Dans un premier temps, le virus se déplace des capitales vers les villes moyennes. Santarém a été officiellement atteinte début avril ; puis, São Gabriel da Cachoeira fin avril ; finalement, Tefé a annoncé son premier cas début mai. Dans un deuxième temps, le virus a irradié des villes moyennes vers la zone rurale (Cortes, Harayama et Stoll 2020 ; Favareto et Lotta 2020).

La COVID-19 en Amazonie : une épidémie « de riches qui tue les pauvres » ?

Des statistiques épidémiologiques très hétérogènes

À l’échelle locale, dès le début de l’épidémie au Brésil, parfois avant même que le virus n’ait atteint leur territoire, les gouverneurs d’États et les maires des communes amazoniennes ont mis en place des instances de gouvernance ad hoc chargées de mesurer l’évolution de la situation sanitaire, de publier des bulletins épidémiologiques et de prendre les mesures de protection de la population. Chaque État et chaque commune a créé son propre comité de lutte contre la COVID-19 et a produit son propre bulletin épidémiologique. Il n’y a donc pas de réponse coordonnée ni de volonté d’harmonisation des pratiques de collecte ou de présentation des données sanitaires de la part des différentes entités administratives. Dès lors, les acteurs impliqués dans la production des données épidémiologiques et les catégories utilisées dans les bulletins pour décrire la façon dont l’épidémie affecte la population sont différents dans chaque lieu. Le degré de transparence et de publicité de ces données épidémiologiques est également très variable. Cette hétérogénéité de données et de pratiques interroge le rôle des statistiques officielles dans l’élaboration des discours et des perceptions de l’épidémie. Elle reflète les différentes lectures de la crise sanitaire proposées par les acteurs institutionnels. Nous les présentons ici telles qu’elles se donnaient à voir à l’issue de la première vague épidémique.

Tableau 2

COVID-19 dans les communes de l’enquête au 31 juillet 2020

COVID-19 dans les communes de l’enquête au 31 juillet 2020
Sources : Ministério da Saúde (https://susanalitico.saude.gov.br/extensions/covid-19_html/covid-19_html.html, consulté le 31 juillet 2020).

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L’État de l’Amazonas et sa capitale, Manaus, ont divulgué les informations épidémiologiques sur l’évolution du virus en temps réel par la Fundação de Vigilância em Saúde do Amazonas (Fondation de Surveillance de la Santé de l’État d’Amazonas) (FVS/AM). Cette fondation, préexistante à la pandémie, est un organe du secrétariat de Santé de l’État de l’Amazonas. La FVS/AM a publié des bulletins épidémiologiques hebdomadaires à compter du 27 mars 2020 (15 jours après le premier cas), et quotidiens depuis le 2 avril 2020 à l’échelle de l’État. L’ensemble de ces bulletins est consultable sur son site internet (Amazonas 2021). Le 31 juillet 2020, le bulletin quotidien donnait des informations précises sur le nombre de malades, de décès, les taux de létalité et de mortalité pour chacune des communes de l’Amazonas. Il présentait également les données collectées par les sept Distritos Sanitários Especiais Índigenas (districts spéciaux de Santé indigène) (DSEI)[16] de l’Amazonas sur l’évolution de la maladie parmi les habitants des Terras Indígenas. Le bulletin hebdomadaire fournissait des informations sociologiques, comme le genre et l’âge, la race (à partir des cinq catégories censitaires) et même l’ethnie pour les populations Indígenas. En plus du site internet de la FVS/AM, le secrétariat municipal de Santé de Manaus (SEMSA) a publié les informations sur une plate-forme internet dédiée (Manaus 2021). Elles sont présentées par genre, âge, race et ethnie à l’échelle des quartiers de Manaus. L’État de l’Amazonas et la commune de Manaus offrent donc deux lectures possibles de la crise : sociale et ethnique. Néanmoins, aucune mention n’est faite des Quilombolas ou des Populations traditionnelles dans ces bulletins.

À Tefé, la gestion locale de l’épidémie est réalisée par le Comitê de Prevenção e Enfrentamento ao Coronavirus Comité de prévention et de lutte contre le Coronavirus, créé par décret le 16 mars 2020 (plus d’un mois et demi avant le premier cas) et composé du secrétariat municipal de Santé, de la FVS/AM, de l’Hôpital régional, d’institutions de la société civile (par exemple, l’Institut de développement durable Mamirauá), de l’Armée et d’autres acteurs locaux comme les organisations autochtones et de défense des droits autochtones (le CIMI, notamment). Ce comité est chargé d’élaborer le plan municipal d’urgence contre le coronavirus. Un bulletin épidémiologique est publié quotidiennement sur le site internet de la commune.

À São Gabriel da Cachoeira, la municipalité a établi par décret, dès le 18 mars 2020 (plus d’un mois avant le premier cas), un Comitê de Prevenção e Enfrentamento ao Novo coronavírus (Comité de prévention et de lutte contre le Coronavirus) similaire à celui constitué à Tefé. Ce comité représente une forme de coopération inédite entre les différentes instances régionales qui défendent habituellement des intérêts distincts voire antagonistes : des associations autochtones (notamment la FOIRN) et une ONG de défense des droits autochtones et écologiste (l’Instituto Socioambiental), le ministère Public et le pouvoir judiciaire, les institutions fédérales en charge des populations autochtones (Fundação Nacional do Índio [Fondation nationale de l’Indien – FUNAI], Secretaria Especial de Saúde Indígena [secrétariat spécial de Santé indigène – SESAI]), des instituts de recherche scientifique, l’Armée, la Police militaire et civile, l’hôpital de garnison et les principaux secrétariats municipaux. Un bulletin épidémiologique quotidien est publié sur la page Facebook de la commune.

Hormis Manaus (qui a utilisé les mêmes catégories que celles utilisées par la FVS/AM), en date du 31 juillet 2020, les bulletins épidémiologiques des communes de l’Amazonas n’étaient pas présentés de la même façon (Figure 2) et ne fournissaient pas les mêmes informations. Tefé présentait ainsi cinq catégories épidémiologiques : cas notifiés, cas confirmés, hospitalisations, décès, personnes guéries ou qui ne sont plus contagieuses. Le bulletin détaillait en outre le nombre d’ Indígenas parmi les cas confirmés et les décès. Tefé propose ainsi une lecture ethnique de l’épidémie. Pour sa part, São Gabriel da Cachoeira proposait les cinq catégories suivantes : cas suspects surveillés, cas confirmés, hospitalisations, décès confirmés, personnes guéries. Parmi les hospitalisations, le bulletin détaillait celles qui le sont dans l’hôpital de la ville et celles transférées à Manaus. Il n’y a aucune information sur les autochtones de la commune.

Le Pará, État le plus peuplé d’Amazonie brésilienne, a quant-à-lui présenté un suivi épidémiologique sur le site internet de son secrétariat de Santé (SESPA) et sur une plate-forme dédiée à la COVID-19. Contrairement à l’État de l’Amazonas, toutes les données épidémiologiques produites par le SESPA ne sont pas publiques. En effet, le SESPA génère quotidiennement, pour chaque Région de Santé de l’État[17] et pour chaque commune, des bulletins très complets, avec des informations spatiales (rural/urbain, quartiers), sociales (niveau d’éducation, hôpital du patient), sociologiques (genre, âge) et raciales (catégories censitaires). Or, ces bulletins confidentiels n’ont circulé qu’entre les professionnels de santé. Sur le site du SESPA, seuls sont consultables des bulletins mensuels, à l’échelle des régions de Santé et seulement à partir de juillet 2020[18]. Ils présentent uniquement le nombre de cas et de décès dans les communes des régions de Santé. Quant à la plateforme COVID-19 du Pará (Governo do Pará 2020), elle est également peu informative, avec un décompte en temps réel des contaminations et des décès à l’échelle de l’État. Des graphiques donnent des informations sur le genre et l’âge des personnes contaminées ou décédées.

Figure 2

Bulletins épidémiologiques de communes de l’Amazonas.

Sources : Secretarias Municipais de Saúde de Tefé (https://www.facebook.com/prefeituratefe/, consulté le 28 juillet 2020) et de São Gabriel da Cachoeira (https://www.facebook.com/semsasgc/, consulté le 31 juillet 2020)

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La capitale du Pará, Belém, n’a pas communiqué de bulletins épidémiologiques officiels pendant la première vague[19]. Les seules informations disponibles, sur une plateforme municipale dédiée (Belém 2020), étaient un graphique des cas et des décès cumulés depuis le 1er mars 2020.

À Santarém, le suivi de l’épidémie est assuré par un Comitê de Gestão de Crise para Enfrentamento da Pandemia de Covid-19 (Comité de Gestion de Crise face à la Pandémie de COVID-19). Créé par décret municipal, il est composé des principaux secrétariats municipaux, ainsi que des élus municipaux, du Centre régional de santé et des représentants du gouvernement de la région du Bas Amazone. L’absence d’acteurs issus de la société civile dans le comité officiel explique qu’à Santarém, s’est également constitué un Comitê Popular de Combate à Covid-19 (Comité Populaire de Lutte contre la Covid-19), composé de 40 organisations de la société civile, parmi lesquelles des ONG locales, associations, syndicats, représentants des mouvements Indígenas et Quilombolas, médecins et universitaires. Le comité Populaire fait remonter les revendications des différents groupes sociaux de Santarém au comité de Gestion municipal. Le bulletin épidémiologique municipal, largement diffusé (sur le site internet, la page Facebook et l’Instagram de la commune) est très succinct. Le 31 juillet 2020, les données y étaient présentées selon les catégories épidémiologiques suivantes : cas suspects en cours d’analyse, cas confirmés, hospitalisations, décès, personnes guéries, cas suspects non-infectés. Les cas confirmés étaient ventilés entre les personnes positives depuis plus ou moins de sept jours. Les décès étaient quant-à-eux répartis entre ceux confirmés le jour-même mais survenu dans les jours qui précèdent et les décès suspects en attente du résultat (Figure 3).

Ainsi, le 31 juillet 2020, l’État du Pará, Belém et Santarém n’intégraient aucune information sociologique, raciale ou ethnique dans les bulletins publiés.

Figure 3

Bulletin épidémiologique de Santarém.

Source : Secretaria Municipal de Saúde de Santarém – SEMSA (https://santarem.pa.gov.br/categorias/boletim-covid).

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À l’issue de la première vague, les informations épidémiologiques divulguées par les États et les communes de l’étude sont très hétérogènes et proposent des lectures distinctes de la crise sanitaire. L’État de l’Amazonas, Manaus et Tefé ont publié des informations sociologiques et ethniques. À l’inverse, le Pará est moins transparent puisqu’il ne publie pas les informations ethniques dont il dispose. Belém, Santarém et São Gabriel da Cachoeira ne proposent pas, non plus, de statistiques ethniques. On note l’absence totale des Populations traditionnelles et des Quilombolas dans ces bulletins.

En principe, les secrétariats de Santé des États sont chargés de transmettre les chiffres de leurs communes au ministère de la Santé qui les publie à son tour sur sa plate-forme COVID-19. Il revient ensuite à l’État fédéral de réaliser le suivi épidémiologique des populations qu’il administre directement, c’est-à-dire des Indígenas et des Quilombolas. La santé autochtone est pilotée depuis le ministère de la Santé par le Secrétariat spécial de Santé indigène (SESAI) qui a publié un bulletin épidémiologique quotidien depuis le 24 mars 2020 (Governo Brasileiro 2021). Ces bulletins présentent le nombre de contagions et de décès dans chaque district spécial de Santé indigène (DSEI), les antennes régionales de la SESAI. Ces statistiques comptabilisent uniquement les Indígenas résidant dans des Terras Indígenas, excluant ainsi les Indígenas urbains et ceux en attente de démarcation territoriale. Il n’existe pas de secrétariat dédié à la santé des Quilombolas. Depuis le début de l’épidémie de COVID-19, aucun suivi officiel n’a été réalisé pour cette catégorie de population.

Ainsi, les informations publiées dans les bulletins des cinq communes de l’étude et des deux États amazoniens les plus peuplés n’incluent que partiellement les populations autochtones. Le tableau 3 synthétise les dispositifs de recueil d’information et leurs interactions pour la production des statistiques épidémiologiques. La visibilité relative des Indígenas est l’aboutissement d’un processus d’adaptation des bulletins aux revendications du mouvement indigène pendant la première vague, comme nous allons le montrer dans la suite de l’article.

Les « pauvres », principales victimes de la COVID-19 ?

Au début de l’épidémie, le virus semble restreint aux capitales. Ce qui s’y passe va orienter les premières lectures de la crise sanitaire. En mars et avril 2020, Belém et Manaus présentent les données sur la COVID-19 par genre, par âge et par quartier. Cette classification donne alors à voir un taux important de contaminations initiales dans les quartiers aisés. La presse y constate d’ailleurs en premier la saturation du système de santé privé, suivi du système public (Pontes 2020). Sur les comptes Facebook et Instagram de certains habitants de ces capitales, les récits au sujet des malades qui s’évanouissent ou décèdent en faisant la queue dans le couloir de l’hôpital (privé comme public) ont pu donner initialement l’impression que la COVID-19 était une maladie qui, en Amazonie, tuait aussi les riches en raison du manque d’infrastructure. Ainsi, début mai, à Belém, des usagers des plans de santé privés Unimed et Hapvida réclamaient, sur les réseaux sociaux, l’ouverture d’hôpitaux de campagne privés. L’impression générale, renforcée par les articles de presse et les bulletins épidémiologiques, est alors celle d’une maladie importée d’Europe par la classe aisée, lors de voyages d’affaires ou de loisirs.

Cette lecture amazonienne d’une maladie socialement marquée fait alors écho à la version nationale. Le récit le plus communément relayé par les médias sur la transmission de la COVID-19 au Brésil est celui d’un habitant d’un quartier favorisé, qui rentre d’un voyage en Europe, infecté par le coronavirus (Borges 2020). Dans un deuxième temps, cette personne transmet le virus à son employée de maison qui le dissémine dans la favela où elle réside, où l’hygiène est précaire et l’accès aux soins limité.

Dans les capitales amazoniennes, cette seconde phase dite de « transmission communautaire » (lorsqu’on ne sait plus identifier l’origine de la transmission) s’intensifie dès la mi-avril 2020. Le 20 avril, les 125 lits de réanimation de Belém sont tous occupés (Sarraf 2020). La contagion du virus s’accélère dans les quartiers présentant de fortes inégalités sociales. Cette réalité est mise en avant par les chiffres et par les images : la presse locale informe que face à l’explosion des décès, un camion frigorifique rempli de cadavres fonctionne comme annexe de l’institut médico-légal (Ninja 2020). À Manaus, les scènes exposées dans les médias sont celles des hôpitaux bondés sans moyen pour faire face à l’afflux de malades, de cadavres empilés et d’enterrements dans des fosses communes (Hicks et al. 2020).

Tableau 3

Dispositifs de production des chiffres de la COVID-19

Dispositifs de production des chiffres de la COVID-19
Sources : bulletins épidémiologiques des cinq communes de l’étude, plateformes Covid-19 des États du Pará et de l’Amazonas et de leurs capitales, Ministério da Saúde, SESAI

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Du côté des chiffres, à partir du 23 avril 2020, la présentation du bulletin épidémiologique de la FVS/AM ajoute la catégorie « cas graves » (en plus des « cas positifs » et des « décès »), couplée à une variable raciale censitaires. Le croisement de ces deux informations permet alors de mettre en évidence que même si l’épidémie a initialement touché la population aisée, ce sont surtout les habitants des quartiers défavorisés qui développent les formes graves de la maladie et présentent le plus fort taux de létalité. Ainsi, dans l’État de l’Amazonas, plus de 80 % des « cas graves » atteint la population parda. Il devient alors évident que même si tous les segments de la population sont touchés, la COVID-19 n’atteint pas tous les groupes sociaux de la même façon (Gonçalves 2020 ; Sakamoto 2020). En effet, le taux de mortalité est très inférieur dans les quartiers aisés (Slattery, Eisenhammer et Perobelli 2020). Cette disparité qui s’explique par un accès aux soins inégalitaire est mise en avant par des reportages journalistiques au sujet d’entrepreneurs fortunés amazoniens allant se faire soigner, en jet privé, à São Paulo (Rebello 2020). Les discours véhiculés par les médias et les pouvoirs locaux propose une lecture sociale de l’épidémie qui suggère qu’il s’agit d’une « maladie de riches qui tue les pauvres » (Haubrich 2020 ; Redação Veja 2020).

Cette lecture sociale de l’épidémie invite à se demander qui sont ces « pauvres ». En effet, en avril 2020, les bulletins épidémiologiques ne font mention des minorités ethniques dans aucune des cinq villes étudiées, ce qui provoque l’indignation des représentants des mouvements indígena et quilombola. Pourtant, dans les quartiers de Belém et Manaus les plus affectés par la COVID-19, vivent notamment des familles indígenas, quilombolas et traditionnelles (Leite 2020), c’est-à-dire des populations issues des minorités protégées par la législation brésilienne et dont le sort, invisibilisé, n’est pas pris en considération par les autorités.

À Manaus, des récits, comme celui de Jonilda de l’ethnie Tariano[20], décrivent la contamination de familles et de quartiers indígenas entiers. D’autres récits, comme celui de Keilah Fonseca, présidente de l’Associação Crioulas do Quilombo do Barranco de São Benedito (Association Créoles du Quilombo du Barranco de São Benedito), soulignent l’abandon des familles quilombolas par l’État et ses institutions[21]. À Belém, des cas de COVID-19 sont apparus dans plusieurs ethnies dès la mi-avril, mettant en lumière la présence importante d’autochtones vénézuéliens en diaspora. Ses deux premiers Indígenas décédés de la COVID-19 étaient des Warao en exil qui vivaient depuis trois ans dans la rue.

En avril 2020, les statistiques officielles ne rendent donc pas compte à leur juste mesure de la composante ethnique de cette épidémie. La situation des communautés indígenas et quilombolas, notamment urbaines, n’y est pas visible.

D’une épidémie « de riches qui tue les pauvres » à un « génocide raciste »

À partir du mois de mai 2020, les représentants des mouvements indígenas et quilombolas s’organisent afin d’exister dans les bulletins épidémiologiques. Cette démarche vise à obtenir un soutien de la part de l’État et à montrer que les minorités sont maltraitées par omission. Le mot « génocide » fait son apparition dans un nouveau discours (Milanez et Vida 2020), subversif, qui cherche à dénoncer une réalité des chiffres jugée déformée (Boadle et Eisenhammer 2020). Certains États (comme l’Amazonas) et communes (comme Manaus, Tefé) adaptent leurs bulletins ; néanmoins, la portée de cette action reste limitée.

Mobilisation des minorités ethniques

L’utilisation par les pouvoirs publics de statistiques épidémiologiques basées sur des critères sociaux a contribué à occulter les populations et les territoires des groupes ethniques d’Amazonie (Ramos, Silva et Coelho 2020). Ces exclus des chiffres de la COVID-19 sont, au mieux, comptabilisés avec des critères raciaux censitaires, souvent comme pardos, c’est-à-dire comme des « pauvres ». S’ils décèdent à leur domicile ou loin d’un hôpital, comme cela arrive souvent, ils ne sont pas comptabilisés. Face à ce constat, la société civile s’est organisée au moyen d’observatoires dont l’objectif est de produire des statistiques concurrentes aux chiffres officiels.

Le mouvement autochtone s’est mobilisé dès le mois de mars 2020, avec la création de l’observatoire Emergência Indígena (Urgence Indigène) par l’Articulação dos Povos Indígenas do Brasil (Articulation des Peuples Indigènes au Brésil) (APIB). Son but est de dénoncer le racisme institutionnel de l’État brésilien et de valoriser la mémoire des Indígenas en recensant les décès par localité et par ethnie. Les informations, compilées quotidiennement, sont transmises par les associations locales, le SESAI, les secrétariats de Santé municipaux et étatiques et le ministère Public fédéral. Cette action a mis en évidence la sous-estimation des chiffres avancés par le gouvernement. Le 31 juillet 2020, pour l’ensemble des populations autochtones du Brésil, l’APIB recensait ainsi 315 décès, alors que le SESAI en dénombrait 283.

À l’échelle de l’Amazonie légale[22], la Coordenação das Organizações Indígenas da Amazônia Brasileira (Coordination des Associations Indigènes d’Amazonie Brésilienne) (COIAB) a tenu une comptabilité au plus près du terrain, avec la publication d’un bulletin épidémiologique quotidien ventilé par État. En date du 31 juillet 2020, elle annonçait 393 décès d’Indígenas pour la seule région Nord (Figure 4).

Figure 4

Bulletin épidémiologique des Indígenas d’Amazonie.

Source : COIAB (https://coiab.org.br/covid)

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De nombreux autres observatoires sur la COVID-19 donnent de la visibilité aux populations autochtones. C’est le cas de l’observatoire COVID-19 e os povos indígenas lancé par l’Instituto Socioambiental, ou encore, la Carte des cas de COVID-19 dans la région pan-amazonienne créée par le Réseau Ecclésial Pan-amazonien (REPAM). Les plateformes Pandemias na Amazônia de l’Université fédérale de l’Amazonas et Monitoramento de casos de COVID-19 nos povos indígenas do Brasil de l’Université fédérale du Rio Grande do Sul couvrent l’épidémie avec des cartes et des récits de populations.

Les organisations quilombolas, moins bien structurées, se sont mobilisée plus tardivement et avec moins d’engouement. En partenariat avec l’Instituto Socioambiental, la Coordenação Nacional de Articulação das Comunidades Negras Ruarais Quilombolas (Coordination Nationale d’Articulation des Communautés Noires Rurales Quilombolas) (CONAQ) a créé l’observatoire Quilombo sem COVID-19. Cet observatoire national compile les informations produites par les secrétariats de Santé des États. Des initiatives locales ont aussi parfois permis une remontée des informations : dans le Pará, la Coordenação das Associações das Comunidades Remanescentes de Quilombos do Pará (Coordination des Associations Quilombolas de l’État du Pará) (Malungu) et l’Université fédérale de l’Ouest du Pará centralisent les informations et produisent régulièrement un bulletin épidémiologique publié sur une page Facebook. À Santarém, la Federação das Organizações Quilombolas de Santarém (Fédération des Organisation Quilombolas de Santarém) (FOQS) a créé l’observatoire Omulu – Terra de Quilombo[23] qui a réalisé, à partir de juin 2020, le suivi épidémiologique des habitants des neufs villages quilombolas de la commune (Figure 5). Ces actions, menée dans le Pará grâce à l’appui d’une université, sont des exceptions en Amazonie où les Quilombolas ont été peu visibles et systématiquement absents des bulletins épidémiologiques officiels.

La production de statistiques ethniques par le mouvement autochtone a favorisé une surmédiatisation de leur cause, des appels à la préservation de la vie des populations autochtones du Brésil dès le mois d’avril 2020 (Schapire et Morán 2020), des campagnes à fort impact médiatique comme #vidasindigenasimportam, des levées de fonds lancées par des célébrités ou l’alerte de scientifiques (Ferrante et Fearnside 2020). À partir du mois de juin 2020, des voix s’élèvent pour critiquer le manque de réaction des gouvernements pour enrayer la contamination des Indígenas. Cette situation s’intensifie début juillet, lorsque le Président de la République entrave un projet de loi approuvé par le Congrès, qui visait à garantir l’approvisionnement en eau potable, la distribution gratuite de matériel d’hygiène et de paniers alimentaires dans les villages indígenas, quilombolas et traditionnels. Ces violences répétées et l’absence volontaire d’actions du gouvernement fédéral pour soutenir les populations autochtones induit un glissement dans la perception des acteurs de la société civile. Les termes « racisme institutionnel » et « génocide » apparaissent alors fréquemment dans les discours (Correa 2020 ; Legros 2020 ; Milanez et Vida 2020), ce qui amène certains gouvernements à modifier leurs bulletins épidémiologiques.

Figure 5

Bulletin épidémiologique des quilombolas du Pará et de Santarém.

Sources : Malungu (https://malungupara.wordpress.com/boletim-da-covid-19-no-quilombo/ consulté le 21 novembre 2020) et FOQS (https://www.facebook.com/omuluterradequilombo/ consulté le 21 novembre 2020)

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L’adaptation des bulletins épidémiologiques

Le 31 juillet 2020, l’État d’Amazonas et les communes Manaus et Tefé donnaient à voir, dans leurs bulletins épidémiologiques respectifs, des informations sur les populations indígenas. Ce choix est le résultat de la grande capacité d’adaptation de la FVS/AM et du comité de crise de Tefé, au fur et à mesure que l’épidémie progresse et que les revendications sociales surgissent, notamment de la part de groupes ethniques qui interrogent les effets de la sous-estimation des cas et parfois l’absence de données. Ainsi, les catégories utilisées pour décrire les populations contaminées changent au cours de l’épidémie.

Dans le bulletin de la FVS/AM, à partir du 7 mai 2020, sous le diagramme de distribution des cas par catégorie raciale censitaire, une phrase signale le nom des ethnies indigènes affectées. La catégorie indígena, initialement pensée comme raciale censitaire, est désormais présentée comme ethnique. Puis, à partir du 8 juillet, les données ethniques sur les Indígenas et les données raciales censitaires gagnent en visibilité grâce à leur intégration dans les pages de suivi en temps réel du site internet de la FVS/AM. Une page dédiée aux populations autochtones est même créée[24], où sont compilées les données des DSEI de l’Amazonas, classées géographiquement, par ethnie et par symptôme. Ces données officielles posent, malgré tout, la question de la sous-estimation des chiffres, puisqu’au 31 juillet, le DSEI de Manaus dénombrait dix décès, alors que l’APIB en comptait 49.

Les données raciales censitaires sont quant à elles publiées sur la page de suivi épidémiologique générale de l’Amazonas[25]. Les nouveaux cas, hospitalisations et décès y sont présentés par genre, âge et appartenance raciale. À l’échelle de l’État, les catégories amarelo et sans information sont significatives parmi les cas confirmés (15 %), mais peu représentées parmi les hospitalisations (0,7 %) et les décès (0,6 %). À l’inverse, la proportion de pardo augmente de façon significative entre les cas confirmés (69 %) et les décès (85 %), alors que celle des catégories branco, preto et indígena reste stable.

Le 31 juillet 2020, l’Amazonas et Manaus proposent ainsi deux lectures possibles de l’épidémie : sociale et ethnique. Néanmoins, l’absence de prise en compte des Indígenas urbains dans les bulletins épidémiologiques montre que la présence de ce collectif en ville n’est toujours pas intégrée. En outre, l’omission des populations quilombolas souligne l’invisibilité socio-politique de cette catégorie de population dans l’Amazonas.

À Tefé, les bulletins épidémiologiques de la commune ont donné des informations ethniques à partir du mois de juin 2020, suite à une demande du Conseil Indigéniste Missionnaire (CIMI) et de l’Associação das Mulheres Indígenas do Médio Solimões e Afluentes (Association des Femmes Indigènes du Moyen Solimões et affluents) (AMIMSA), tous deux représentés dans le Comité de Crise de Lutte contre la Covid-19. Dès lors, les nouveaux cas et les décès recensés chez les Indígenas par le CIMI et l’AMIMSA sont comptabilisés. À Tefé donc, ce sont plutôt les populations autochtones urbaines qui apparaissent sur le bulletin. Celles qui vivent dans les Terras Indígenas sont pour leur part dénombrées par le DSEI du moyen Solimões et notifiées sur le bulletin de la FVS/AM. Au 4 août 2020, Tefé annonçait 99 cas confirmés et 3 décès de personnes Indígenas (citadines). Le DSEI indiquait 220 cas confirmés et 8 décès d’Indígenas vivant dans les Terras Indígenas du moyen Solimões. Tefé a ainsi transformé son bulletin pour rendre visible ses populations autochtones urbaines (Figure 6).

À São Gabriel da Cachoeira, dès le départ, l’épidémie est présentée, tant par les autorités que par la presse, comme une menace particulièrement dangereuse pour la population indígena. Pourtant, la « ville la plus autochtone d’Amazonie », ne propose pas de statistiques ethniques dans ses bulletins épidémiologiques, et ce malgré le poids important des mouvements autochtones et de défense des droits autochtones sur place et la disponibilité, sur le portail de la FVS/AM, des informations du DSEI du haut Rio Negro. On observe donc à São Gabriel da Cachoeira un contraste entre, d’une part, une médiatisation importante et une prise en considération politique des effets de la COVID-19 sur les populations indígenas ; et, d’autre part, une absence de statistiques ethniques permettant de mesurer ces effets.

Figure 6

Changement de présentation du bulletin épidémiologique de Tefé.

Source : Secretaria Municipal de Saúde de Tefé (https://www.facebook.com/prefeituratefe/)

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Dans l’État du Pará, des données raciales à partir des catégories censitaires ont été intégrées dans les bulletins confidentiels du SESPA au début du mois d’août 2020, longtemps après la mobilisation de la société civile. Mais ce n’est que le 19 septembre 2020 qu’un bulletin épidémiologique concernant la situation des Indígenas du Pará[26] a finalement été publié. Il s’agit du seul document public disponible à ce jour, ce qui montre les réticences à proposer une lecture ethnique de l’épidémie. Les communes de Belém et Santarém n’ont pas publié de statistiques épidémiologiques ethniques. À Santarém, des actions ciblées ont été menées par la municipalité et par la société civile organisée sans jamais que l’argument ethnique ne soit mobilisé, malgré la visibilité du mouvement indígena dans les médias (Maisonnave 2020 ; Zuker 2020) et le bulletin épidémiologique quilombola. Il s’agit donc d’une ville multiculturelle aux minorités invisibles.

Discussion : une visibilité contrastée des minorités pendant la crise sanitaire

La crise sanitaire de la COVID-19 en Amazonie brésilienne aura été le théâtre d’une course à la production de données chiffrées qui illustre les enjeux liés traditionnellement aux statistiques : visibilité, gouvernance territoriale et application des politiques publiques.

L’invisibilité des minorités dans les bulletins épidémiologiques du début de la première vague a été questionnée par les représentants des minorités du pays. Pour exister dans les chiffres de la COVID-19, les associations indígenas, quilombolas et de populations traditionnelles se sont approprié l’outil statistique en compilant, grâce à des observatoires, les informations récoltées sur le terrain. Ces initiatives ont eu des résultats contrastés selon les catégories de population concernées.

Le mouvement indígena, très bien structuré à l’échelle nationale et régionale avec un maillage très dense d’associations locales affiliées à des fédérations, a élaboré des bulletins épidémiologiques fiables qui lui ont permis de montrer efficacement la sous-estimation des chiffres avancés par le gouvernement, d’émouvoir l’opinion publique au Brésil et à l’étranger, entrainant un grand élan de solidarité et une dénonciation de « génocide ». Nous avons vu que cette prise de conscience coïncide avec l’intégration des contaminations et des décès des Indígenas sur les bulletins épidémiologiques de l’État de l’Amazonas, de sa capitale et de communes.

Les associations quilombolas d’Amazonie sont, pour leur part, moins bien structurées. Dans cette région que l’imaginaire collectif associe plus volontiers aux populations autochtones, les quilombolas peinent encore à être reconnus et faire appliquer leurs droits. Dans l’Amazonas, il n’existe pas de relai intermédiaire entre les communautés locales et la CONAQ à Brasília, ayant permis une remontée d’informations significatives. En revanche, dans le Pará, les associations locales sont affiliées à une fédération étatique qui a élaboré un bulletin épidémiologique à l’échelle de l’État. Malgré ces initiatives locales, cette catégorie de population a reçu moins d’attention médiatique et de la part du gouvernement. Elle n’est pas parvenue à intégrer les bulletins épidémiologiques en Amazonie. Pour les Populations traditionnelles, l’absence, avant la crise, de recensement numéraire des membres des différents collectifs qui forment cette minorité rend difficile leur suivi et la mise en place d’actions. Quelques initiatives comme l’Observatório dos Impactos do Coronavírus nas Comunidades Pesqueiras (Observatoire des Impacts du Coronavirus sur les Communautés de Pêcheurs), mais qui restent très anecdotiques, ont montré leurs limites faute de représentativité des informations disponibles (seulement cinq décès de pêcheurs répertoriés en Amazonie au 1er août 2020[27]). La faible mobilisation de la société civile en faveur des populations traditionnelles et leur non-prise en compte par l’État montre la grande vulnérabilité institutionnelle de cette catégorie légale de populations, notamment en temps de crise.

L’épidémie a mis en lumière la capacité empirique de mobilisation politique et médiatique des indigènes supérieure à celle des autres catégories légales. Seule la mobilisation indigène a commencé à produire des résultats en termes de visibilité institutionnelle. On aurait pu espérer une amplification de cette dynamique dans les bulletins des autres communes et États d’Amazonie, et que les autres catégories de population puissent tirer parti de cette expérience. Cependant, un an plus tard, à l’issue d’une seconde vague épidémique meurtrière, il n’y a pas de changements substantiels dans la présentation des bulletins. On y constate toujours les mêmes informations et omissions.

Dans la bataille des chiffres, les résultats des Indígenas restent donc mitigés, cependant, ils ont gagné celle de l’opinion, au sujet de ce qui est aujourd’hui communément appelé le « gouvernement génocide » par une importante partie de la population brésilienne. La mobilisation du mouvement indigène, principalement menée pendant la première vague et depuis l’Amazonie, a ainsi permis une évolution des discours sur l’épidémie de COVID-19 au Brésil.

Le débat sur l’invisibilité des minorités amazoniennes pendant la crise de la COVID-19 et plus largement celui sur le différentiel de mobilisation des catégories identitaires légales s’inscrit dans un long processus historique marqué par le débat racial (sur le mythe du « mélange des trois races ») qui a accompagné la construction de l’État-Nation brésilien. Il existe un décalage paradoxal entre les discours de valorisation des minorités et les actions qui, à l’inverse, dévalorisent par omission les identités noires et indigènes (Daflon 2004 ; Munanga 2004). Ainsi, dans les bulletins épidémiologiques des communes amazoniennes, la surreprésentation de la catégorie censitaire pardo reproduit, une fois de plus, l’invisibilité des personnes Quilombolas, Indígenas et de l’ensemble des collectifs qui s’inscrivent dans la catégorie Populations traditionnelles.

Cette analyse sur la présentation des chiffres de la COVID-19 offre ainsi la possibilité d’interroger les imaginaires partiellement distincts des deux principaux États d’Amazonie brésilienne au sujet de leur histoire et de la composition de leur population, pensée comme majoritairement métisse (pardos) avec, dans l’Amazonas uniquement, une composante indigène valorisée.