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Enzo Lesourt, philosophe français oeuvrant en philosophie politique, occupe le poste de conseiller spécial d’Éric Piolle, maire de Grenoble. Cette fonction de conseiller lui permet non seulement d’analyser des questions philosophiques et de tenter d’y répondre, mais également, d’utiliser ses analyses afin de proposer des outils permettant d’agir et de gouverner autrement.
L’ouvrage, Survivre à l’Anthropocène, traite de la nature des organisations primitives, antiques et modernes gouvernant à la fois le politique et l’économique. Afin d’assurer la survie de l’espèce humaine, l’auteur propose des pistes de solutions ancrées dans une écologie politique révélant le paradoxe de la société moderne, complexe et mondialisée voulant éviter la rareté tout en nous menant à la pénurie.
Lesourt réfléchit à la question de la survie de l’espèce humaine en s’intéressant à la survie de ses collectivités organisées telles que maisonnées, cités, sociétés, États et gouvernements, face à la catastrophe et à l’urgence. Il cite le GIEC comme autorité scientifique sur l’Anthropocène qui est perçue comme une perturbation irréversible, caractérisée en permanence par la menace des dommages transcendantaux décrite par Bourg. L’ouvrage invite à un retour au geste politique fondamental – l’art de faire durer la cité dans le temps.
Avec sa démarche, Lesourt se positionne clairement en philosophe politique utilisant l’approche française. Sa réflexion sur les principes organisateurs de la cité s’inspire autant des penseurs de l’Antiquité comme Platon et Aristote, qu’à ceux de la modernité, par exemple Hobbes et Machiavel. La transversalité de questionnements de l’auteur l’amène à puiser dans les données des domaines historiques, économiques et de la psychologie sociale en parallèle avec les travaux anthropologiques de Marshall Sahlins et de René Girard. Cette approche pluridisciplinaire s’avère efficace pour retracer l’archéologie philosophique des transitions entre différents schèmes politiques.
Le livre débute en amenant une réflexion sur l’émergence du politique pendant l’Antiquité. Cette émergence a façonné d’une certaine manière l’expression du thumos chez l’humain, être de passions. La deuxième partie du livre est consacrée à la modernité, celle-ci basculant vers l’économique face à la crise causée par des guerres civiles confessionnelles et à l’apparition du gouvernement d’accumulation industrielle hypercomplexe devant solutionner cette crise.
La richesse des travaux cités issus de diverses époques démontre le sérieux de la démarche de Lesourt, bien que certains détours pris par l’auteur n’étaient peut-être pas essentiels. Par exemple, plus de 50 pages de l’ouvrage (chapitre 2, partie I) sont dédiées au thumos et aux histoires de personnages symboliques de l’antiquité comme Caïn, Romulus, Achille, et Ulysse. L’auteur aurait pu se concentrer sur certaines de ces figures pour amener l’idée d’éducation du thumos qui n’est qu’un aspect de sa philosophie politique pour survivre à l’Anthropocène. L’auteur manie adroitement de nombreux concepts afin d’expliquer, d’une part les forces et les faiblesses des gouvernements depuis l’Antiquité, et, d’autre part, en quoi ces forces et faiblesses sont issues du rapport de l’homme à l’excédent, à la consumation et à l’accumulation.
La troisième partie du livre présente les pistes de survie à l’Anthropocène élaborées par Lesourt. Pour ce faire, l’auteur continue à développer la théorie philosophique d’abord élaborée dans l’introduction, laquelle reconnaît comme geste fondamental politique l’art de faire durer la cité dans le temps et face à l’urgence, une cité considérée en tant que collectivité organisée dont la longévité ou l’effondrement dépend de sa gestion de l’excédent des ressources matérielles et thumotiques. La construction du livre prend alors tout son sens, alors que Lesourt passe en revue la relation entre humains et ressources d’abord à l’ère primitive, puis pendant l’Antiquité et finalement chez les sociétés modernes. L’auteur conclut que le temps est venu de proposer de nouvelles voies pour l’organisation sociétale et la gestion des ressources et de l’énergie, puisque l’accumulation de l’excédent qui caractérise la modernité ne réussit plus à nous faire survivre.
Pour Lesourt, l’écologie politique suscite une prise de conscience et la possibilité de réfléchir à de nouveaux moyens pour survivre et durer. En ce sens, les préoccupations écologiques, en plus d’être la manifestation de la finitude humaine, démontrent les limites du gouvernement moderne encourageant l’accumulation malgré les ressources limitées de la biosphère. Lesourt s’inspire de penseurs clés de l’écologie politique comme Ivan Illich, André Gorz et l’anthropologue Joseph Tainter. Il adhère à leurs critiques de la société complexe dont les dynamiques énergétiques sont paradoxales, voire déséquilibrées. Cette complexité sociétale mène à l’augmentation des besoins énergétiques et à l’accumulation. Paradoxalement, cette accumulation entraîne l’humanité vers la pénurie et un seuil de rendements décroissants en drainant les ressources énergétiques de la biosphère.
Dans ce contexte, l’Anthropocène est synonyme d’une quête effrénée pour trouver et exploiter les ressources d’une biosphère se tarissant. L’humanité est donc en cours d’effondrement, celui-ci ne cessant de prendre de l’ampleur en raison des tentatives de le retarder à l’aide des stratégies d’accumulation. Les limites de la société mondiale hypercomplexe sont une évidence pour Lesourt. Il propose un nouvel éthos, un réenchantement, une manière alternative de gérer l’excédent passant par la convivialité et la remise en question des notions de besoin et de consumation. En somme, l’écologie politique sert à décomplexifier la société mondiale rendant la transition la moins violente possible de l’Anthropocène vers un nouveau mode d’organisation assurant la durabilité.
La rigueur documentaire et l’argumentaire philosophique cohérent donnent toute la force aux propositions de Lesourt. Il arrive à des suggestions d’actions ancrées dans sa théorie et y rallie habilement la pensée de plusieurs auteurs. Son retour sur les origines des collectivités organisées ayant mené à la société moderne mène à des idées innovantes de l’organisation sociale actuelle. C’est notamment le cas de son appel à trouver une nouvelle forme de subjectivation par le thumos permettant la consumation de l’énergie évoquant une notion de bien être plutôt que de profit. Lesourt réfléchit aussi à un nouvel usage que nous pourrions faire de l’outil qui a été complexifié en masse dans l’ère moderne : c’est une autre piste pour repenser notre rapport à l’excédent. Sans nous donner des formes d’actions concrètes, Lesourt encourage à repenser les bases de notre système social actuel pour survivre et durer autrement.
Les défis sont énormes, mais l’auteur démontre une capacité d’adaptation chez les humains en prenant exemple sur les changements de modes d’organisations survenus face aux crises du passé. L’élan néguentropique, hérité d’une biologie résistant à la physique, aide l’humain à durer. Au-delà de la survie, Lesourt pose la question d’une bonne survie, s’éloignant de la violence au profit de la convivialité. Bien que cela peut parfois sembler irréaliste, selon l’auteur, d’autres possibles sont concevables.
Cet ouvrage de Lesourt apporte une pensée systémique en anthropologie, permettant de s’interroger sur les niveaux de complexité de nos organisations sociales et de considérer l’énergie comme étant ce qui circule et organise nos sociétés. L’angle utilisé pour aborder les relations énergétiques s’aligne avec le paradigme relationnel en sciences sociales, mettant l’accent sur les relations, ce qu’elles permettent et empêchent. Le livre s’adresse tant aux philosophes, qu’aux chercheurs en sciences sociales (les politologues, anthropologues, sociologues, historiens, économistes), qu’aux équipes de chercheurs interdisciplinaires étudiant les crises environnementales et l’Anthropocène.
Avec les outils qu’il propose, ce texte dense, probablement lourd pour un lecteur n’étant pas familier avec la philosophie, pourrait certes être d’intérêt pour les politiciens et gestionnaires. Qui plus est, parce qu’il aborde la possibilité d’une nouvelle voie pour notre espèce, cet ouvrage sera apprécié du citoyen engagé. Il en tient aux philosophes et chercheurs de continuer à explorer et proposer des moyens concrets pour faire de notre survie une réalité.