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Il faut se réjouir de la parution de ce volume et la souligner, car les études consacrées aux oeuvres des auteurs et autrices d’ici sont aujourd’hui rarissimes. Et il le faut d’autant plus que ce livre est consacré à Carole Fréchette qui, au fil de près de trente années d’écriture, s’est imposée comme une des figures majeures de la dramaturgie québécoise. Son oeuvre, maintes fois primée, a été traduite en dix-sept langues et jouée dans autant de pays. L’écriture de Fréchette, contemporaine, complexe, tout en étant très accessible, méritait qu’une équipe de chercheurs et chercheuses s’y arrête.
Le projet de ce livre est né suite à un atelier tenu à Montréal en 2006 intitulé « L’écriture de Carole Fréchette. Entre le monde et le moi : lectures d’une dramaturgie de l’entre-deux » et organisé par le CRILCQ[1] de l’Université de Montréal, sous la responsabilité de Gilbert David. Le livre conserve des traces de cet atelier, mais prend en compte toutes les oeuvres, y compris celles publiées depuis. Chacune des pièces de Fréchette a droit à une étude séparée et l’ensemble est complété par quelques analyses transversales. David, dans sa présentation, indique qu’il a donné carte blanche aux chercheurs et chercheuses quant à leurs hypothèses et outils de recherche, la seule consigne étant « de travailler au corps » (20) le texte, ce qu’ils et elles ont fait rigoureusement et, pour rester dans la métaphore, vigoureusement. David a, par ailleurs, veillé à ce que les collaborateurs et collaboratrices appartiennent à des générations différentes, provenant des deux côtés de l’Atlantique. Il en résulte parfois un contraste un peu marqué entre les différents chapitres. En revanche, l’ensemble fait surgir des récurrences fort intéressantes, des liens surprenants, donnant au lecteur et à la lectrice la possibilité de faire sa propre analyse transversale. Les lignes de force de l’oeuvre de Fréchette n’en ressortent que plus clairement.
Divisé en quatre parties et une coda, le livre reprend en ouverture la présentation de Carole Fréchette faite par Madeleine Monette lors de sa réception à l’Académie des lettres du Québec, texte concis qui résume bien le parcours de la dramaturge. Gilbert David, dans la présentation qui suit, fait état d’une méconnaissance de l’oeuvre de Fréchette au Québec qui pourrait justifier, si besoin était, l’entreprise de ce livre. En effet, si le rayonnement de son oeuvre à l’étranger est indéniable, on peut trouver curieux que certaines de ses pièces aient été créées d’abord en France ou au Canada anglais avant de se retrouver sur une scène montréalaise. David propose trois pistes d’explication : celle, trop bien connue, des inégalités hommes-femmes, celle de la langue fréchettienne, qui s’éloigne du joual, et une troisième qui résiderait dans les défis posés par cette écriture. David retient cette dernière piste, suggérant que la question « comment ça se joue? » (17) serait un frein. Comme lui, on peut espérer que ce livre si riche où toutes et tous se sont penchés sur « comment c’est fait » suscitera de nouvelles lectures... et des productions.
La première partie, intitulée « Naissances », comporte une très intéressante étude du Théâtre des cuisines, collectif féministe d’agit-prop dans lequel Fréchette s’implique de 1973 à 1981, au sortir de sa formation de comédienne. C’est là, comme elle le dit elle-même, qu’elle commence à écrire pour le théâtre. Ce chapitre présente fort bien les enjeux de l’époque, les tensions entre luttes féministes et anticapitalistes. Sylvain Lavoie remarque que la tension « entre le monde et le moi » (22) est déjà bien présente dans le parcours du Théâtre des cuisines. Plusieurs années plus tard, Fréchette commencera à écrire seule, d’abord avec Baby Blues, puis avec Les quatre morts de Marie, deuxième naissance abordée dans un nouveau chapitre. Pascal Riendeau y voit un théâtre « plus généralement humaniste » (61) que radicalement féministe, mais tout de même post-brechtien, tout en admettant que l’étiquette est loin de convenir parfaitement.
Les analyses de chacun des textes de Fréchette sont ensuite regroupées sous deux grands axes, intitulés « Le moi et le monde : dramaturgie des vases communicants » et « Formes inquiètes de l’intime », échappant ainsi à une présentation parfaitement chronologique. La répartition des oeuvres dans une partie ou une autre est parfois évidente, alors que dans d’autres cas, on devine que le choix n’a sans doute pas été facile à faire. C’est en effet la grande force de l’écriture de Fréchette que dʼinvestir l’intime tout en demeurant à l’écoute du monde et de ses enjeux. Ces analyses nous replongent dans des textes créés sur les scènes montréalaises depuis trop longtemps et, malheureusement, jamais repris. Par exemple, la présentation de Sara Thibault des Sept jours de Simon Labrosse décrit bien le métathéâtre ludique de ce texte, portant tout de même sur le thème sérieux du chômage. Toujours dans cette partie, Le collier d’Hélène est sans doute l’oeuvre qui cristallise le mieux cet échange entre le moi et le monde. L’analyse de Karine Cellard montre comment le personnage d’Hélène est à jamais transformé par cette rencontre de l’Autre. Jean et Béatrice, qui, comme Le collier d’Hélène et Les sept jours de Simon Labrosse, a connu de nombreuses productions à l’étranger, est peut-être un peu à cheval entre les deux grands axes. Marion Boudier y voit un théâtre de l’intime tout autant qu’une tentative, ratée, de rencontrer lʼAutre. Un chapitre est également consacré aux formes brèves réunies en un seul volume, Serial Killer et autres pièces courtes. Francis Ducharme aborde quant à lui Je pense à Yu en prenant appui sur les différentes temporalités inscrites dans le texte. Quant à Small Talk, le texte dont l’analyse conclut cette partie, il attend toujours une production montréalaise, après sa création en France en 2014 et une mise en lecture pendant Dramaturgies en dialogue, le festival du CEAD[2], la même année. Les conclusions de Nicole Nolette pourraient être transmises avec le texte à quelques compagnies d’ici pour en souligner la pertinence. Il serait d’ailleurs possible de faire de même avec plusieurs des chapitres de ce livre.
La troisième partie, celle consacrée aux formes de l’intime, propose une deuxième étude des Quatre morts de Marie par Denise Cliche, en plus, bien évidemment, d’un texte sur La peau d’Élisa écrit par Marie-Aude Hemmerlé. On y trouve aussi une étude par Gilbert David de Violette sur la terre et, par Hélène Beauchamp, de La petite pièce en haut de l’escalier. Violette sur la terre a été présentée à Montréal, brièvement, dans la coproduction entre le Théâtre du Nouvel-Ontario, le Théâtre du Tandem et le Théâtre en Scène. Pour cette oeuvre de commande par trois compagnies établies dans des villes minières, Fréchette est allée sur place rencontrer des gens et s’imprégner des lieux et du contexte, comme elle l’a fait d’ailleurs dans le cadre des projets ayant donné naissance au Collier d’Hélène et à La peau d’Élisa. David voit dans Violette une matrice, comme si cette pièce reprenait les motifs stylistiques et thématiques des pièces précédentes en les transformant et, ce faisant, annonçait les textes à venir. Il tente également une association entre le personnage de Violette et l’Ange de l’Histoire de Walter Benjamin, l’Angelus novus de Paul Klee. Cette partie se termine par l’analyse d’Hélène Beauchamp de La petite pièce en haut de l’escalier. Construit comme un suspense, ce texte est sans doute le plus mystérieux du corpus. Beauchamp souligne comment elle a été happée à chacune de ses lectures et comment le parallèle avec le conte de Barbe-Bleu ajoute certainement à cette tension. Grâce, le personnage principal, découvre un homme ensanglanté dans la petite pièce où son mari lui défendait d’entrer. Pourtant, quand elle retourne sur les lieux avec ce dernier, il n’y a rien, aucune trace de ce qu’elle a vu et la pièce se termine sans qu’on puisse savoir clairement ce qu’il en est. C’est tout l’intérêt de La petite pièce et toute sa difficulté : qu’est-ce qui est réel, dans ce texte, qu’est-ce qui ne l’est pas? Prenant appui sur la notion de rêve, se référant à Bachelard et à Sarrazac, le travail de lecture de Beauchamp est particulièrement éclairant.
La quatrième partie propose des lectures transversales. Lucie Robert y reprend la figure du passeur de récits, concept qu’elle a développé il y a quelques années pour aborder la dramaturgie au féminin et dont elle retrace ici les diverses manifestations et l’évolution dans l’oeuvre de Fréchette. Hervé Guay, pour aborder l’importance du regard chez Fréchette, emprunte à Georges Didi-Huberman la notion de scission du regard. Il explore ainsi l’idée que la demande du personnage d’être regardé ouvre la porte au toucher et donc, au corps, à sa présence en scène. Louise H. Forsyth, pour sa part, s’intéresse à la notion d’espace. Espace éclaté à l’intérieur, sans points de repère à l’extérieur, c’est dans cet « éclatement des espaces » (283) que les personnages de Fréchette tentent de faire leur chemin. Le dernier chapitre de cette partie est consacré à la réception de l’oeuvre par la critique canadienne-anglaise. Stéphanie Nutting y cite la metteure en scène Jackie Maxwell à propos de Fréchette. Ce qui confère à cette oeuvre son caractère si unique, selon Maxwell, est en même temps ce qui l’éloigne du dramatic heft, de la charge dramatique qu’on associe à la dramaturgie québécoise (chez Michel Tremblay ou Michel Marc Bouchard, par exemple).
La coda donne d’abord la parole à Fréchette elle-même. Elle revient sur la notion de « dramaturgie de l’entre-deux » (327) et reconnaît comme sien ce voyage entre le dedans et le dehors. Cet « entre », elle s’y glisse aussi, « entre la peau et l’os » (329) pour donner à entendre les multiples voix qui agitent ses personnages. Le passage le plus intéressant est sans doute le moment où elle parle du désir qu’elle a parfois éprouvé d’« entrer, furtivement, sous la peau de la pièce » (332). Dans la finale du Collier d’Hélène, quand le personnage s’avance vers le public, elle note que plusieurs voix se juxtaposent, dont la sienne. Elle raconte ensuite comment elle a voulu pousser plus loin l’expérience dans la finale de Je pense à Yu – « les acteurs délaiss[ant] peu à peu leur rôle pour s’adresser directement, en leur nom (et [au] nom [de Fréchette]), aux trois jeunes hommes de Tianʼanmen » (333) –, comment cette finale a suscité beaucoup de discussions chez ses lecteurs et producteurs, et comment elle y a renoncé, voyant que cette parole serait absorbée par la fiction.
Le livre se termine sur une sélection de photos de diverses productions d’ici et d’ailleurs et sur une bibliothéâtrographie étoffée qui retrace également le parcours professionnel de Fréchette comme professeure, tutrice d’étudiants et d’étudiantes en écriture et animatrice d’ateliers, ici et à l’étranger. Il aurait peut-être été intéressant d’entendre une ou plusieurs des personnes qui ont mis en scène les oeuvres de Fréchette, que ce soit Martin Faucher ici, Vincent Goethals ou Catherine Anne en France, mais en même temps, l’ouvrage est déjà passablement consistant.
Ce livre est nécessaire. Il défriche un territoire. Pour ceux et celles qui connaissent peu ou pas du tout Fréchette, il pourra servir de compagnon dans la découverte des oeuvres, que ce soit dans le cadre d’une recherche ou d’un cours. Il saura aussi intéresser grand nombre de spécialistes, car il ouvre des chemins pour de nouvelles analyses. Et il sera certainement précieux pour penser une production de l’un des textes.
Parties annexes
Note biographique
Elizabeth Bourget est doctorante en études et pratiques des arts à l’Université du Québec à Montréal. Conseillère dramaturgique au Centre des auteurs dramatiques (CEAD) de 2006 à 2016, autrice d’une dizaine de textes pour le théâtre, adaptatrice de Dumas et traductrice de Tchékhov, elle enseigne depuis plus de vingt-cinq ans à l’École nationale de théâtre (Canada) et a été la responsable du programme d’écriture de 1995 à 2001. Elle fut d’ailleurs la première diplômée de ce programme en 1978.