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L’oeil ne se voit pas...

Étienne Decroux

Regarder est-il un geste? Cette question cruciale pour la réflexion théâtrale a pourtant rarement été posée dans le cadre des théories et pratiques performatives. Dès les traités classiques de physionomie du XIXe siècle (Giraudet, 1895), et jusqu’à un ouvrage collectif récent consacré aux gestes chorégraphiques (Ginot, 2012), en passant par les Performance Studies (Schechner, 2006) et les recherches de l’anthropologie théâtrale (Barba et Savarese, 2008), l’acte du regard a été tout naturellement intégré dans les différents systèmes et répertoires de gestes au service de l’art de l’acteur, presque sans être interrogé. D’ailleurs, suivant la définition entre autres de Hubert Godard (1995), ce qui distingue le geste du simple mouvement (oculaire, en l’occurrence) résiderait justement dans la dimension intentionnelle, affective et expressive du geste humain, dont toute machine serait démunie. Par conséquent, tous les actes corporels accomplis sur scène tomberaient forcément dans cette catégorie du geste. La question demeure tout de même ouverte. Que se passe-t-il, par exemple, avec le regard du dispositif photographique, dès qu’il s’affiche dans l’espace du théâtre? Cette réflexion nous a été suggérée précisément par l’émergence, dans le domaine du théâtre visuel international, d’un certain nombre de créations récentes intégrant la photographie, en tant que dispositif, dans la dimension dramaturgique du spectacle. Des pièces comme HELD (2004), créée par l’Australian Dance Theatre en collaboration avec la photographe Lois Greenfield, booty Looting (2012) de la compagnie belge Ultima Vez, The Dead (2012) du groupe italien Città di Ebla ou Tue, hais quelqu’un de bien (2016), première pièce très prometteuse de la jeune dramaturge Linda Dušková, partagent, dans leur variété, la présence sur scène du photographe, ou plus simplement de l’appareil qui, grâce au système du real time shooting, permet de projeter en direct les images prises au cours de la performance et d’interagir ainsi dans son déroulement[1]. Cela nous oblige forcément à repenser le regard – et par extension l’acte de photographier – à l’aune de l’articulation entre geste et mouvement.

Afin de mieux traiter cette question sensible, ma contribution s’inscrit au croisement d’une pluralité de pratiques gestuelles, apparemment très différentes entre elles, telles que la photographie, l’entraînement sportif et l’art du mime. Bien que la littérature sur chacun de ces domaines, ainsi que sur leur relation binaire, soit déjà riche, la photographie, le mime et le sport n’ont jamais fait l’objet d’une analyse conjointe. Ils partagent pourtant plusieurs points de contact, à partir d’un constat fondateur d’ordre historique. Comme Georges Vigarello et Richard Holt ont pu le montrer au sujet du sport (Vigarello et Holt, 2011), et Arnaud Rykner et Ariane Martinez, parmi d’autres, pour la pantomime (Rykner, 2007; Martinez, 2008), les expressions modernes de ces pratiques qui se manifestent au tournant du XXe siècle sont le résultat d’un processus amorcé dans la première partie du siècle précédent, par l’apparition fulgurante des Funambules de Jean-Gaspard Deburau d’un côté et par l’affirmation et la démocratisation des loisirs sportifs de l’autre. En réalité, il s’agit, dans un cas comme dans l’autre, du reflet d’un phénomène plus général, conséquence indirecte de la transformation industrielle de la société, et notamment des mutations des modalités de travail qui s’imposent à cette époque. L’affirmation des techniques d’entraînement sportif ainsi que la codification du langage corporel du mime répondent en fait à des critères strictement économiques. La maîtrise et la normalisation des gestes, les corps travaillés et de plus en plus « technicisés », servent à produire des mouvements mesurables et performants, dans le sens de lʼefficacité et de l’effet spectaculaire. Comme le disent bien Vigarello et Holt, l’exercice physique devient alors « une activité précisément codée dont les mouvements se géométrisent et les résultats se calculent » (Vigarello et Holt, 2011 : 314). Des appareils d’enregistrement et de mesure de l’effort, comme le dynamomètre inventé par Étienne-Jules Marey, accompagnent souvent la construction de ces corps normalisés (Marey, 1886 : 131) (figure 1).

L’invention et la diffusion première de la photographie datent de la même époque, et surgissent des mêmes transformations. Le nouveau régime scopique qui s’installe au cours du XIXe siècle n’est pas seulement celui de l’objectivité positiviste, mais plus encore l’effet d’une réorganisation globale de l’expérience du regard, véhiculée principalement par l’introduction de dispositifs optiques qui permettent une intensification de l’acuité visuelle. Cette intensification se manifeste dans la précision du détail, dans l’agrandissement et les distorsions du sujet, dans la vision stéréoscopique ou panoramique, ou dans l’appréciation des mécanismes invisibles du mouvement par la captation instantanée, des recherches qui voient encore une fois Marey en première ligne. Exactement comme le gymnaste qui, grâce à un entraînement intensif et contrôlé par les machines, transforme le geste ordinaire de marcher, courir ou sauter en geste d’exception, ou bien comme le mime qui fragmente chaque mouvement en mille morceaux avant de le recomposer en poses et attitudes signifiantes, le photographe, par son regard et grâce à son dispositif de vision, parvient à renforcer, amplifier et intensifier l’acte simple et quotidien de voir. C’est, au fond, la notion de « photogénie » définie par Ricciotto Canudo, et développée successivement par des théoriciens du cinéma comme Louis Delluc ou Jean Epstein.

En même temps, et c’est l’hypothèse que je vais essayer d’articuler dans cet article à travers quelques exemples au croisement de la pratique sportive, de la photographie et de la performance, ces dispositifs qui accompagnent le regard « technicisé » finissent par produire un dédoublement et une mise à distance par rapport à un regard ordinaire et naturel, mise à distance qui sera perçue plus tard, à l’époque des inquiétudes postmodernes, comme la fracture douloureuse et nostalgique d’une unité corporelle originaire difficile à réconcilier.

Le « drame optique » DE MICHELANGELO ANTONIONI

La dernière séquence de Blow Up de Michelangelo Antonioni (1966), film sur la photographie par excellence, nous offre un point de départ parfait pour aborder la question. Réécriture d’un conte de l’écrivain argentin Julio Cortázar, l’oeuvre d’Antonioni met en scène deux journées de la vie de Thomas Hemmings, brillant photographe de mode de la SwingingLondon, partagé entre des séances de shooting en studio et des déambulations dans la ville, à la recherche d’images fortes pour aboutir à un projet de livre engagé sur les personnes sans-abri. L’appareil photo est pour lui une prothèse mécanique du corps dont il ne se sépare jamais et qui lui permet d’instaurer un rapport non ordinaire, intensifié, avec la réalité. Instrument d’accentuation de la vision, l’appareil photo devient également à l’occasion un organe de puissance sexuelle, à travers lequel le personnage établit ses relations d’appropriation violente du corps des femmes, pourtant toujours insatisfaites... du moins jusqu’au moment où, dans sa chambre noire, véritable boîte immersive de matérialisation de ses regards mécaniques, il lui paraît retrouver, grâce à des procédés visuels de fragmentation, de décomposition et de zoom, les traces d’un meurtre, épisode qui déclenche un déroutant court-circuit du sens de la vision et met en cause toutes les certitudes du photographe.

Il est par ailleurs intéressant de souligner la dimension allégorique du film, la narration de Blow Up étant encadrée, au début et à la fin, par l’apparition apparemment hors contexte d’une troupe de mimes, très bruyants, qui improvisent dans la séquence finale un match de tennis sous les yeux de plus en plus attentifs du photographe. En raison de sa complexité métaphorique, Blow Up, et notamment cette dernière séquence, a fait l’objet d’une pluralité de lectures très différentes, lesquelles relèvent à la fois la dimension morale, existentielle ou esthétique de cette oeuvre que Gilles Deleuze a très justement qualifiée de « drame optique » (Deleuze, 1985 : 167). Dans le cadre de mon propos, le sens littéral de la séquence paraît tout de même le plus approprié. Ici, l’imbrication entre le geste du regard (le photographe), le geste sportif (les joueurs de tennis) et le geste performatif (les mimes) apparaît sous une forme tout à fait linéaire et manifeste : l’espace bien réel du terrain de jeu; l’attitude mimétique du match, qui ne laisse rien à l’abstraction; les actions et les regards des actants posés directement sur le protagoniste, jusqu’aux mouvements de la caméra accompagnant le rythme du jeu. Tout se joue autour de quelque chose qui n’est pas (la balle), mais qui surgit de l’action physique des mimes et existe uniquement dans le regard intérieur, corporel, des actants. C’est la limite infranchissable, insurmontable, du dispositif photographique, et donc de la virtuosité de son geste qui ne peut pas fixer ce qui n’existe pas. Le protagoniste, sollicité par le jeu des mimes, abandonne donc justement son appareil sur l’herbe pour accomplir une action tout à fait banale, celle de relancer la balle perdue (figures 2 à 8). Ainsi faisant, il parvient également à franchir la barrière de la vision mécanique, se réappropriant enfin son propre regard organique originaire.

L’immobilité photographique d’Étienne Decroux

L’attraction d’Étienne Decroux pour le geste sportif est bien connue. Les spécialistes reviennent souvent sur sa passion d’enfant pour le boxeur Georges Carpentier, qui deviendra l’une des sources principales d’inspiration du mime corporel. Il l’affirme clairement : « Les sportifs réfléchissent. Ils sont tous dramatiques. Ce ne sont pas des artistes de représentation. Ils ne représentent pas la lutte, ils sont la lutte et ne peuvent pas ne pas intéresser un mime corporel » (Decroux, cité dans Pezin, 2003 : 109). D’ailleurs, tous ses élèves ont certainement eu l’occasion de s’entraîner au style dit de « L’homme de sport », bien qu’il ne s’agisse pas précisément d’exercices d’athlétisme.

Son rapport à la dimension du regard, et plus encore au regard de la photographie, paraît moins évident, car il nourrit à son égard une sorte de méfiance, héritage d’un préjugé antiréaliste qu’il partage d’ailleurs avec beaucoup d’hommes de théâtre de son époque. Il écrit, par exemple : « Mimer cela signifie imiter. Il ne faut pas oublier que le mot imitation n’a pas toujours été défavorable. Aujourd’hui, cela veut dire copier et aussi, si l’on veut encore être plus moderne, “photographier”. En somme, ça veut dire réalisme » (ibid. : 102).

De fait, lorsqu’il place le système tronc-bassin au coeur de sa méthode corporelle, les yeux, ainsi que les articulations, demeurent nécessairement périphériques et marginaux. Dans ses écrits, Decroux ne consacre à leur sujet que quelques lignes. La question du regard se pose pour lui essentiellement dans l’interaction entre l’acteur et le spectateur, avec le corps comme frontière. Comme il le dit lui-même : « Le corps de l’acteur est devant les yeux du spectateur et derrière les siens » (ibid. : 201). Le masque neutre, et plus encore le voile qu’il emprunte à la pédagogie de Jacques Copeau, lui sert précisément à couper cette interaction et à détourner l’attention du spectateur du visage de l’acteur vers la présence physique de son corps, donc à annuler l’effet du regard.

L’analyse de quelques images dʼÉtienne Decroux réalisées par le photographe Étienne Bertrand Weill pourrait contribuer à nuancer cette attitude négative envers la photographie. Depuis leur rencontre en 1947 – Weill est alors un jeune photographe à la recherche de son propre langage alors que Decroux est déjà un maître reconnu du mime corporel – s’engage entre les deux une collaboration profonde et durable, particulièrement intense pendant toute la décennie suivante. Weill participe assidûment à la vie de l’école de Decroux et aux séances d’entraînement de ses élèves. Son intérêt principal porte sur la restitution photographique du mouvement : il ne se limite donc pas à reproduire les exercices, les poses et les attitudes des acteurs, mais il essaie, notamment par l’exposition multiple du négatif, la surimpression d’images ou la pose longue, de condenser dans une image unique le moment plastique et le moment dynamique du geste. Il réalise ainsi des clichés très captivants, qu’on pourrait bien considérer comme des formes virtuoses du regard.

Parallèlement, et dès le tout début de leur amitié, Weill enregistre également les performances solitaires de Decroux lui-même. Il le photographie de préférence hors du théâtre, dans l’espace neutre de son propre atelier, au cours de longues séances bien préparées. La première de ces séances de photographie mises en scène par Weill a lieu en avril 1948 et Decroux se produit dans une sorte de manifeste de sa pratique qui porte le titre Les sports (figure 9). J’ai déjà eu l’occasion de commenter l’importance de ces images, reproduites à plusieurs reprises dans les publications de Decroux et sur ce dernier, en tant que témoignage et document de sa pratique corporelle, mais aussi pour le rôle qu’elles jouent dans l’évolution du langage, de la dimension pédagogique et de la pratique performative de l’artiste : « Grâce à elles, la photographie devient pour lui davantage qu’un miroir, une projection qui lui permet une approche distanciée et critique, et une révélation hors de soi-même, et hors du corps vif de l’acteur et de sa résistance physique, qui lui permet d’être à la fois acteur et spectateur » (Chiarelli, 2012 : 30). Il me semble en outre important ici d’insister sur la notion d’immobilité, que la photographie et le mime partagent au plus profond, et que ces images manifestent de façon éclatante. Condition inéluctable du regard mécanique de la caméra, l’immobilité est également l’aboutissement de la pratique corporelle de Decroux. Or, tout comme l’art du photographe consiste à empêcher que cette immobilité soit morte, lʼart decrousien du mime fait porter à lʼimmobilité une énergie vitale qui se consume entièrement à l’intérieur du corps. « L’immobilité est un acte », répète souvent Decroux (cité dans Pezin, 2003 : 198), l’image corporelle d’une tension retenue de forces opposées et prêtes à exploser, figées dans un équilibre fragile et précaire, saisie d’un regard complètement projeté vers l’intérieur. Dans cette nouvelle configuration du regard, le voile agit alors à un niveau plus profond pour l’acteur. Il lui sert à détourner l’objectif de son regard vers son propre corps et sa propre présence physique pour devenir lui-même une image.

Je crois que, si les photographies de Weill témoignent bien de la pratique du mime, beaucoup mieux, par exemple, qu’une captation filmique, voire qu’une performance prise sur le vif, c’est parce qu’elles mettent en valeur la nature intimement photographique de l’art de Decroux, où le corps, par l’effet d’une discipline d’entraînement très contrôlée, se fait lui-même dispositif d’enregistrement et de production d’un regard physique, alternative au regard oculaire.

Press de Pierre Rigal : la mise en scène du regard

Pierre Rigal est un ancien athlète de haut niveau. Il découvre la danse contemporaine assez tardivement, alliant dans son apprentissage des études en cinéma et la fréquentation de chorégraphes très attentifs à la dimension visuelle, et notamment à la photographie, comme Gilles Jobin et Wim Vandekeybus. En 2008, il présente au festival Mimos de Périgueux la pièce Press, créée à Londres la même année. Deuxième partie d’une trilogie de solos sur la condition existentielle de l’homme contemporain, Press n’aborde pas directement le geste sportif ni, à la rigueur, le geste du regard. La pièce se joue dans une boîte noire de 3,20 mètres d’ouverture sur 2,20 mètres de hauteur, surmontée d’un plafond très lourd qui bouge tout au long de l’action. L’acteur, en costume noir, est seul en scène et interagit uniquement avec une chaise et avec un étrange bras mécanique articulé, de même que, de façon plus marquée, avec le plafond mobile, s’adaptant continuellement aux nouvelles hauteurs imposées par son mouvement.

En conformité avec le discours de l’artiste sur sa pièce, la critique a souvent vu dans Press l’allégorie surréaliste et claustrophobe de la condition de l’humain moderne écrasé par son environnement, ou bien une mise en scène des frontières de la folie. Je suis donc peut-être le seul à voir dans cette boîte presque vide et noire la réalisation d’un dispositif optique, sorte de camera obscura, et donc à lire la pièce en tant que métaphore de la tension dialectique de formes de regards opposés. Cependant, une fois cette perspective adoptée, les indices se multiplient, à partir du titre, qui renvoie implicitement au célèbre slogan publicitaire du premier appareil Kodak, à l’origine de la mécanisation (et de l’aliénation) de la vision : « Vous appuyez sur le bouton, nous faisons le reste[2] ». L’imaginaire photographique se retrouve également dans le chromatisme presque uniquement noir et blanc de la scène, et dans les poses parfois renversées du corps et de l’image de l’acteur. Par contre, le mouvement progressif du plafond, souligné par la lumière froide et linéaire du néon, rappelle plutôt le déplacement de la lampe du scanneur, la version moderne de la chambre noire. À l’intérieur de ce dispositif optique, qui pourrait se situer à l’intérieur de l’individu même par un jeu d’illusion souligné par la voix off (« Je vis dans ma tête, viens, étranger[3] »), l’acteur paraît au début plutôt à l’aise. Sous le regard ou le contrôle du mystérieux bras mécanique articulé attaché au plafond, tenant lieu à la fois de projecteur et de caméra de surveillance, il mesure son espace pour se l’approprier, prend des poses convenues, plus ou moins ordinaires, comme pour un portrait de studio. La réduction de l’espace provoquée par le mouvement du plafond l’oblige à adapter, par des mises au point successives, ses attitudes de plus en plus figées qui risquent de le faire suffoquer. La situation bascule au moment où son corps commence à interagir avec la machine, cette lampe / ce capteur, organe de vision mécanique. Il la détache du plafond, l’examine attentivement, joue avec, et, finalement, lui extirpe son extrémité lumineuse, sorte de bulbe oculaire technologique (figure 10). Il semble désirer s’approprier cet oeil, devenir ce regard. Il le porte à sa bouche et le mange. Maintenant il est libre, puissant. Ensuite, le plafond remonte et l’interprète se réapproprie complètement son espace, éclairé de nouveau. Toutefois, cet acte d’incorporation l’a transformé : il est devenu dispositif lui-même. Le bras mécanique qu’il contrôlait auparavant se colle à son dos comme une deuxième colonne vertébrale, jusqu’à s’incarner en une prothèse ou, mieux encore, selon l’heureuse distinction suggérée par Michelle Debat (2009 : 132), une orthèse, agent extérieur de correction, de normalisation et d’amplification des gestes et des fonctions corporelles, y compris la vision. Toutefois, l’interaction et la synthèse entre ces deux regards, réalisées à travers le corps, s’avèrent impossibles : à la fin de la pièce, le corps rejette l’oeil mécanique, se condamnant inévitablement – redevenu humain – à se trouver écrasé sous le poids du plafond de cette boîte dont il est prisonnier.

Manuel Vason : le PhotoPerformer

Contrairement aux exemples précédents, la question du regard est explicitement placée au coeur de la pratique artistique de Manuel Vason. Photographe de mode à l’origine, il entame ensuite des collaborations avec les artistes les plus représentatifs de la scène de l’art performatif britannique et international, dont il devient rapidement le photographe de référence. Bien au-delà de la simple documentation de leurs actions, dans sa pratique, Vason privilégie toujours la cocréation, donnant lieu à des « performance[s] pour la caméra » (« performance[s] for the camera »; Vason, s.d.) qu’il rassemble ensuite dans des projets éditoriaux d’ensemble (Vason, 2015). À partir des questionnements suscités par ce travail de collaboration, l’artiste parvient progressivement, ces dernières années, à mettre au point la notion hybride du PhotoPerformer, réunissant dans sa propre personne les deux rôles de l’action et de l’image[4]. Sans renoncer à la dimension esthétique découlant de cette contamination, il s’intéresse principalement au processus génératif, à l’acte même de « devenir une image » (« [b]ecoming an image »; Vason, 2016c). Sa recherche, qui se nourrit de références anthropologiques, est donc forcément enracinée dans la pratique physique et corporelle. « Athlète de l’image poétique » (« [A]thlete of the poetic image »; Vason, 2016d), selon la définition donnée par l’auteur, le PhotoPerformer met en place un entraînement sportif spécifique lié au dispositif photographique, qui l’amène à focaliser l’énergie et à renforcer l’état physique, mental et émotionnel de la vision. La photographie lui permet donc d’expérimenter de nouvelles modalités de comportement et de posture éthique : « Je crois en la photographie en tant qu’instrument efficace pour articuler la condition humaine, pour tester de nouveaux codes de comportement, pour critiquer comment nous façonnons la connaissance [et] pour provoquer une pensée innovante[5] » (Vason, 2016a). L’appareil photo, toujours présent, est souvent soudé au corps de l’artiste avec du ruban adhésif ou encore par des prothèses, membres artificiels en plastique qui soulignent, en l’amplifiant, la circularité physiologique entre photographie, corps et performance.

Dans Metàfora, la performance qu’il présente en juillet 2014 à l’occasion du festival Verbo de São Paulo, et plus récemment dans Inspiration, présentée à la galerie ArtSpace Mexico, en novembre 2017, Vason pousse cette relation entre photographie et corporalité à l’extrême, associant même le geste photographique à la fonction vitale de la respiration (figure 11). Voici, proposée par l’artiste, la description de cette action. Celle-ci résume de façon très efficace l’ensemble des questions dépliées dans cet article :

Avec un appareil photo scotché sur mon visage, j’ai fait un exercice de respiration profonde jusqu’à épuisement complet. Pendant que je respirais, les membres du public déclenchaient (par une télécommande) la caméra sur mon visage et visualisaient la photo créée projetée sur un grand mur derrière moi. Ma vision était bloquée par la caméra et je pouvais seulement imaginer les images que je produisais. Pendant la performance, ma tâche était de faire augmenter la température de mon corps à travers la respiration profonde afin de produire une grande quantité de sueur. Les gouttes de sueur fondraient alors une image (de moi-même avec la caméra) imprimée sur du papier soluble placé sur une petite plateforme où je me tenais debout. Hors de mon contrôle, l’action de la respiration et l’action de la photographie ont fini par se synchroniser. Pendant les quarante-cinq minutes de la performance, la concentration et la répétition sont devenues mon mantra. Pendant ces quarante-cinq minutes, le public fut exposé à un processus de destruction : chaque nouvelle image projetée supprimait la précédente, l’image sous mes pieds fondait et mon corps, peu à peu, montrait des signes d’épuisement. Pendant la performance, l’acte de la photographie a transformé mon corps en un objet automatisé, un objet respirant possédé par le programme du dispositif[6]

(Vason, 2016b).

Figure 1

« Coureur muni des appareils destinés à enregistrer les différentes allures ».

Figure tirée dʼÉtiennes-Jules Marey (1886 : 131)

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Figures 2 à 8

Photogrammes du film Blow-Up (1966) de Michelangelo Antonioni.

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Figure 9

Les sports, avec Étienne Decroux. 1948.

Photographie d’Étienne Bertrand Weill

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Figure 10

Press, avec Pierre Rigal. L’Odyssée, Périgueux (France), 2008.

Extrait de la captation vidéo de SO MIM (Centre ressource des Arts du Mime et du Geste)

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Figure 11

Metáfora. São Paulo (Brésil), 2014.

Photographie de Manuel Vason

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Instaurée dans la culture occidentale depuis le Moyen Âge, l’opposition canonique entre regard corporel et regard spirituel subit dans la Modernité un glissement sémantique radical vers l’antinomie corporel / mécanique. Cependant, historiquement, ce passage ne se réalise pas d’un coup. Dans une société fortement orientée vers la technologie, la sublimation mécanique du regard opérée par les dispositifs optiques recoupe presque naturellement la dimension spirituelle dans ses fonctions extraordinaires (un regard « autre », exact, révélateur de l’invisible). Ce n’est que beaucoup plus tard, au milieu de la crise de la représentation contemporaine, que la suprématie du mécanique laisse place à l’expérience nostalgique de la perte. La dépossession du regard prend alors la forme d’une privation de liberté personnelle, qui s’exprime entre autres par différents régimes de contrôle et surveillance. Le théâtre, et plus encore le mime, tous deux imprégnés de pratiques corporelles, s’approprient naturellement ces inquiétudes matérialistes.

Les quelques exemples présentés ici, auxquels d’autres pourraient s’ajouter, représentent autant de façons différentes d’interroger le geste du regard dans son aboutissement performatif. Face à l’effilochement du visible et à la désagrégation du sens du réel opéré par le regard « objectif » de son appareil, le photographe du film d’Antonioni n’a pas d’autre alternative ni d’autre réconfort que le « regard invisible » de l’imagination, ce qui nous oblige, nous spectateurs, à assumer également cette fracture irréversible. Dans une perspective différente, la pratique corporelle de Decroux, fondée sur la dissimulation du visage par le voile, permet d’ancrer l’expérience du regard performatif au sein de l’attitude de l’acteur, et amène le spectateur à rétablir le lien indissoluble et originaire entre l’image et le corps. Enfin, dans la lutte de pouvoir qui oppose Rigal à un hostile environnement de surveillance, l’acte symbolique d’introjection du regard mécanique marque le déclic d’une victoire éphémère et sa défaite inexorable. Tout comme la performance photographique à bout de souffle de Vason, le spectacle s’achève par un épuisement, une extinction. Qu’il s’agisse donc de suivre du regard la trajectoire d’une balle de tennis invisible, de plonger les yeux dans l’équilibre instable de son propre corps, de « manger » le regard ou même de le « respirer », tous ces cas montrent une tentative douloureuse de réappropriation d’un regard naturel, organique et éventuellement ordinaire – opposé au regard mécanique du dispositif, devenu oppressif et autoritaire. Ils témoignent également d’une aspiration commune vers une forme possible de regard renforcé, puissant, qui pourrait naître de la synthèse des deux.