Résumés
Résumé
Structurée autour de la figure de trois chambres – chambre à coucher, chambre du monstrueux et « chambre à soi » –, cette analyse de l’adaptation du roman Malina d’Ingeborg Bachmann réalisée par Brigitte Haentjens se déploie autour de deux enjeux importants : d’une part, celui du traumatisme lié aux horreurs perpétrées durant la Deuxième Guerre mondiale et, d’autre part, l’enjeu féministe, qui découle chez Bachmann du premier. Convoquant les écrits de Virginia Woolf et d’Elfriede Jelinek, l’étude propose différentes significations du lieu fermé rendu à la scène par Haentjens, dans lequel étouffe le personnage féminin central.
Abstract
Centred around three rooms – the bedroom, the room of the monstrous and the “room of one’s own” –, this study of Brigitte Haentjens’s play Malina, based on the novel by Ingeborg Bachmann, focuses on two important issues: the trauma caused by the horrors of the Second World War and the feminist struggle which, in Bachmann’s view, is a product of that trauma. The present article draws on the writings of Virginia Woolf and Elfriede Jelinek to propose different meanings for the enclosed space brought to the stage by Haentjens, in which the play’s female protagonist is trapped and suffocates.
Corps de l’article
Dans son ouvrage Le théâtre postdramatique, Hans-Thies Lehmann fait des « images du rêve » un signe privilégié de la scène contemporaine, car elles permettent de « constitue[r] une texture semblable au collage, au montage et au fragment, mais non au déroulement logiquement structuré d’événements » (Lehmann, 2002 : 131). Dans cette optique, on comprend comment le roman Malina, écrit par l’écrivaine autrichienne de langue allemande Ingeborg Bachmann, dont tout un chapitre se compose presque uniquement de rêves – de cauchemars plutôt –, a pu servir de matériau de base à la création d’une oeuvre théâtrale qui, par sa poésie, son onirisme, la prégnance de sa musique et sa construction monologique, s’inscrit pleinement dans ce courant postdramatique théorisé par Lehmann.
Reprenant des extraits du roman, auxquels ont été ajoutés des éléments de la vie de Bachmann, la pièce Malina constitue, aux dires de sa créatrice, Brigitte Haentjens, une sorte de « biographie intellectuelle subjective » (citée dans Lépine, 2004 : 19) de la poétesse et romancière. Le personnage féminin central est en effet présenté à la fois comme la figure fictive de Bachmann elle-même et comme l’incarnation de son double romanesque, la narratrice de Malina, roman d’inspiration autobiographique. Née à Klagenfurt en Autriche en 1926, Bachmann a vu et a vécu, alors qu’elle était enfant, la montée du nazisme dans son pays, dans sa ville, dans sa famille. Son propre père a été un sympathisant nazi, ce dont le roman et la pièce de Haentjens portent la trace : la douleur exprimée par son personnage principal prend sa source dans la violence incarnée par un père assassin, à l’intérieur d’un pays marqué par l’idéologie fasciste.
La pièce de Haentjens tire sa matière première des deuxième et troisième chapitres du roman de Bachmann, lequel en comprend trois, qui suivent une courte introduction. De la trame narrative du premier chapitre, il ne reste à peu près rien. Concentré sur la relation liant le personnage féminin central – la narratrice nommée « Moi » dans le roman, qui est devenue « Elle » dans l’adaptation de Haentjens – et son amant, Ivan, ce premier chapitre voit la narratrice essayer de s’accrocher, mi-ironique, mi-sincère, au bonheur et tenter de mener un projet d’écriture dont le fondement serait le sentiment de joie. Un triangle amoureux se crée entre Moi, Ivan et Malina, l’homme avec lequel elle habite. Malina est un personnage droit et ordonné, dont la présence devient plus importante dans les chapitres suivants. Dans son adaptation, Haentjens a évacué le personnage d’Ivan au profit d’un choeur masculin, dont nous étudierons la fonction plus loin dans ce texte et dont la présence permet de situer encore plus sûrement la pièce Malina dans le théâtre postdramatique qui, toujours selon Lehmann, « voit resurgir la facture du choeur » absent du théâtre moderne (Lehmann, 2002 : 208-209).
La deuxième partie du roman est tout entière consacrée au récit des cauchemars que Moi confie à Malina. Ces rêves tourmentés sont habités par la présence d’un père incestueux qui pourchasse la narratrice et qui représente une menace claire pour sa vie. La troisième partie se focalise davantage sur la relation entre Moi et Malina. On sent que la vie de Moi se délite : sa relation avec Ivan tire à sa fin, son projet d’écriture avorte et le roman se termine par sa disparition. Ce sont ces deux chapitres qui vont devenir centraux dans l’adaptation de Haentjens, les cauchemars du personnage féminin imprégnant la pièce jusque dans sa forme. Le Malina de Haentjens se déroule en effet à la manière du rêve et du poème[1], les scènes, qui enchevêtrent les monologues d’Elle et les dialogues entre Elle et Malina, se succédant et se répondant par leurs motifs et leur esthétique pour former un tout cohérent, jusqu’à la mort de l’héroïne.
C’est l’adaptation du texte de Bachmann proposée par Haentjens (1999) – adaptation inédite mais notée dans le cahier de régie de la création, sur lequel nous nous appuierons dans cet article[2] – qui servira de point d’ancrage principal à la présente analyse. Les choix adoptés par la dramaturge témoignent d’une lecture minutieuse du roman de Bachmann qui met en lumière sa dimension autobiographique, qui en fait résonner les enjeux féministes et qui est sensible à l’empreinte particulière de l’univers dans lequel cette écrivaine de langue allemande a dû évoluer après la Seconde Guerre mondiale. En plus de mettre en relief les aspects oniriques, poétiques, fragmentaires et, par là même, déroutants du roman, la lecture de Haentjens est attentive à déplier un motif qui en sous-tend la trajectoire tragique : l’enfermement d’une femme dans un espace trop encombré des morceaux d’un passé brûlant pour lui laisser la chance de sortir d’elle-même. Notre regard sera donc porté ici sur les mots choisis par Haentjens, ceux à partir desquels elle a pu déployer une mise en scène qui souligne toute l’inquiétude inhérente à l’univers bachmannien. Nous pensons ainsi que cette posture permettra de rendre compte du travail de lectrice qui a amené Brigitte Haentjens à se dire « hantée par l’oeuvre d’Ingeborg Bachmann » (Lépine, 2004 : 20) et qui lui a permis de créer une oeuvre théâtrale originale.
Alors qu’elle devait être présentée dans le cadre du Festival de théâtre des Amériques (FTA) en mai 1999, la première représentation de la pièce Malina a dû être repoussée jusqu’à l’ouverture de la saison de l’Espace Go en septembre 2000 en raison d’un différend avec les ayants droit du roman de Bachmann (voir Purkhardt, 2000 : 22). Coproduite par la compagnie Sibyllines et par le FTA, interprétée par Anne-Marie Cadieux, dans le rôle d’Elle, et par Denis Gravereaux, dans le rôle de Malina, cette création est à mettre en lien avec deux autres pièces de Haentjens, soit La cloche de verre (2004) et Vivre (2007). Ces trois spectacles présentent en effet des portraits d’écrivaines qui ont marqué la littérature du XXe siècle : Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath et Virginia Woolf, trois femmes dont les vies et les morts brutales ont peut-être marqué l’histoire littéraire autant que leurs oeuvres. Hervé Guay a d’ailleurs publié dans la revue Jeu, en 2011, une analyse comparative de ces trois pièces de Haentjens[3]. Se penchant sur le thème de la folie, l’auteur montre comment ces trois écrivaines sont représentées comme les victimes d’une intériorisation exacerbée de contraintes sociales tout autant que de l’existence réelle de ces contraintes :
Ils [les choix esthétiques de Haentjens dans les trois pièces en question] appellent […] le spectateur à mesurer l’écart existant entre deux explications de cette folie : d’une part, la responsabilité solitaire attribuée à la femme dans sa propre folie; d’autre part, la pression sociale dont elle est l’objet dans un monde qui ne lui appartient pas et qui fait craquer précisément celles qui voudraient désobéir
(Guay, 2011 : 107).
Dans la présente analyse de la pièce Malina, nous proposons diverses significations liées à l’espace fermé rendu à la scène par Haentjens. Nous déclinerons cet espace en trois figures de chambres, qui se superposeront pour mieux cerner la souffrance dont est victime le personnage féminin central, Elle. Cet espace fermé, qui maintient Elle au coeur d’un traumatisme tirant ses origines d’une expérience personnelle de la guerre, prendra d’abord la forme d’une chambre à coucher, lieu habituellement lié au sommeil et aux rêves ainsi qu’endroit privilégié des relations amoureuses pour un couple. Il se transformera ensuite en chambre du monstrueux, qu’Elle nomme « dernière chambre de Goya » et « chambre à gaz ». Nous verrons comment cet espace porte les marques des horreurs perpétrées à l’intérieur de l’espace concentrationnaire dont Auschwitz constitue le paradigme. Enfin, puisqu’Elle est écrivaine, nous étudierons l’espace sous l’angle de la « chambre à soi » que Woolf considérait comme la condition de possibilité de l’émergence d’une écriture des femmes. Occupée par l’omniprésence de figures masculines et par leur violence, cette pièce fermée où Elle tente d’écrire devient plutôt un lieu où l’écriture finit par se tarir et mourir, emprisonnant et arrachant Elle à toute perspective d’un ailleurs salvateur vers lequel elle aurait pu s’élancer si cette chambre avait été la sienne. Nous exposerons une vision générale du lieu fermé dans lequel la femme se trouve claustrée, en nous référant, d’une part, à la lecture que propose l’écrivaine autrichienne Elfriede Jelinek du roman Malina dans le texte « La guerre par d’autres moyens » et, d’autre part, à la notion d’enfermement présentée dans l’essai Une chambre à soi de Virginia Woolf.
Un lieu fermé
L’espace de la chambre, dans la pièce Malina – nous le verrons mieux plus loin –, porte les traces des crimes nazis, inscrivant l’oeuvre de Brigitte Haentjens dans cette littérature qu’Élisabeth Angel-Perez, à la suite de Theodor W. Adorno, nomme littérature de l’« après-Auschwitz » (Angel-Perez, 2006 : 15-16) et dans cette dramaturgie contemporaine dont le « point de départ, ou plutôt de non-retour », comme le présente Catherine Naugrette, est « Auschwitz » (Naugrette, 2004 : 15). La découverte des camps de concentration et des procédés terribles par lesquels l’Allemagne nazie a pu assassiner des millions de personnes a en effet marqué les pratiques littéraires et artistiques, non seulement dans les premières années qui ont suivi la guerre, mais jusqu’à aujourd’hui, le théâtre contemporain, selon Angel-Perez et Naugrette, relançant continuellement les questionnements nombreux autour des rapports entre l’humanité et la barbarie. Au nombre de ces questionnements, celui de la pertinence même de l’écriture littéraire s’est cristallisé autour de cette affirmation d’Adorno voulant qu’« [é]crire un poème après Auschwitz est barbare » (Adorno, 1955, cité dans Angel-Perez, 2006 : 21 et dans Naugrette, 2004 : 15). Répondant à cette condamnation et à l’« aporie représentationnelle » (Angel-Perez, 2006 : 20) que pose pour l’art la barbarie, le théâtre contemporain s’est fait théâtre du traumatisme, inscrivant dans sa forme et son contenu le choc causé par la vision de ce génocide, par la « conscience du monstrueux[4] » (Naugrette, 2004 : 19).
Au traumatisme lié à la Seconde Guerre mondiale, l’oeuvre d’Ingeborg Bachmann en greffe toutefois un deuxième, qui concerne le destin de la femme. L’union de ces souffrances devient manifeste dans l’adaptation de Haentjens. La pièce Malina propose en effet le portrait d’une femme prisonnière d’un lieu fermé, hantée par les crimes nazis et victime de la dynamique mortifère que le fascisme crée entre les hommes et les femmes. Si le fascisme a constitué une idéologie criminelle à l’encontre de l’humanité dans son ensemble, en particulier contre les Juifs, il est coupable également, dans Malina, de crimes qui visent spécifiquement les filles et les femmes et il teinte les rapports entre les sexes, bien après que « les massacres [furent] terminés » (Bachmann, citée dans Jelinek, 2003 : 192).
Elfriede Jelinek, écrivaine autrichienne majeure qui a signé le scénario d’une adaptation cinématographique de Malina[5] et qui a, elle aussi, fait de Bachmann un personnage de théâtre dans Drames de princesses (Jelinek, 2006), souligne, dans son commentaire de Malina, la puissance de la pulsion de mort découlant du fascisme, une pulsion qui pousse la femme à « consentir à sa propre extinction » (Jelinek, 2003 : 193) et qui est représentée dans le roman de Bachmann par la disparition, à la toute fin, du personnage féminin dans une fissure du mur. Cette pulsion de mort traverse également l’adaptation de Malina que propose Haentjens, décrite par ses commentateurs comme une « descente aux enfers » (Lépine, 2004 : 4; Purkhardt, 2000 : 23). Si le destin du personnage féminin n’est pas, dans la pièce, de disparaître dans une fissure du mur, une partie du décor rappelle toutefois la finale du roman. L’espace scénique, conçu par Danièle Lévesque, est en effet fermé, au fond, par deux grands murs disposés en angle, dont l’un est traversé d’une immense fissure (figure 1) sur laquelle s’interroge Elle : « Depuis quand avons-nous une lézarde dans le mur? » (Haentjens, 1999 : 7.) De plus, la pièce se termine par la mort d’Elle, une mort annoncée par le choeur masculin à laquelle Elle, incarnée par une actrice au « visage impassible », « indifférente à ce qui se passe autour d’elle » (Guay, 2011 : 102), offre peu de résistance. C’est une mort vers laquelle Elle avance aussi fatalement, portée par des visions violentes et mortifères où son père devient son assassin : « Ce n’est pas mon père, c’est mon assassin » (Haentjens, 1999 : 18), comprend-elle lors du récit qu’elle fait à Malina de ses cauchemars. Une scène d’ailleurs où Elle se voit recouverte de lys par le choeur, rappelant, comme le relève Brigitte Purkhardt[6], le personnage d’Ophélie qui, dans la pièce Hamlet de William Shakespeare, meurt noyé, selon toute évidence à la suite d’un suicide[7].
Jelinek désigne comme un non-lieu, un lieu de l’en dehors et de « l’intemporalité » (Gerburg Treusch-Dieter, citée dans Jelinek, 2003 : 191), le lieu dans lequel le patriarcat fasciste dominant les êtres refoule la femme : « La femme n’a pas de lieu. […] [L]a femme regarde de l’extérieur une réalité à laquelle elle n’appartient pas » (Jelinek, 2003 : 195). Ainsi défini, ce lieu rappelle le double enfermement auquel fait référence Virginia Woolf au début de son important essai Une chambre à soi. Elle y propose une réflexion sur les conditions historiques, économiques et culturelles qui expliquent que peu de femmes aient pu écrire des romans, son intuition première étant que plus les femmes accéderont à une indépendance financière leur permettant d’habiter librement un lieu qui leur appartient en propre, plus elles pourront investir le champ de l’écriture et s’inscrire, comme femmes, dans une transmission de leur pratique littéraire et intellectuelle. Dans le premier chapitre de l’essai, Woolf se met en scène en train de réfléchir au thème de la femme et du roman, en promenade dans une ville universitaire qu’elle nomme « Oxbridge » (Woolf, 1992 : 9). Au terme de cette promenade, elle raconte être passée à côté d’une bibliothèque à laquelle elle ne pouvait pas avoir accès, comme femme, sans être accompagnée d’un homme, d’un professeur : « je pensais qu’il est bien désagréable d’être enfermé au-dehors; puis je pensais qu’il est pire peut-être d’être enfermé dedans » (ibid. : 37). Chez Jelinek comme chez Woolf, la femme se voit enfermée dehors, coupée du monde, un monde représenté, dans Une chambre à soi, par la bibliothèque, lieu où la connaissance et le pouvoir intellectuel se constituent et auquel la femme ne peut pas accéder. Ce hors-lieu d’où la femme peut regarder le monde peut être compris comme un lieu clos, mais clos par des murs qui laissent voir le monde, des murs transparents comme une vitre, des murs qui délimitent, excluent et empêchent la femme d’agir sur le monde de l’autre côté, tout en laissant voir ce qui s’y passe. En cela, parce qu’elle voit et ne peut agir, la femme est « condamnée à dire la vérité, et non la belle apparence » (Jelinek, 2003 : 195).
Cet espace fermé par des murs de verre apparaît dans un passage de Malina choisi par Haentjens où Elle poursuit le récit de son cauchemar dans lequel le crime du père / patrie[8] à l’égard de ses filles est retracé. Elle se retrouve derrière une fenêtre et, pourchassée par ce père, elle se cache sous le rideau. De là elle regarde, par la fenêtre, la preuve du meurtre de filles. Elle dit :
Il fait sombre au-delà de la fenêtre, je ne peux pas l’ouvrir, je presse le visage contre le carreau, on ne voit presque rien. […] Je sais que mon père est entré derrière moi, ayant juré de me tuer, je me glisse vite entre le lourd rideau et la fenêtre pour qu’il ne me surprenne pas à regarder dehors, mais je sais déjà ce que je ne dois pas savoir : au bord du lac s’étend le cimetière des filles assassinées
(Haentjens, 1999 : 22-23).
La vérité du crime, ce savoir de l’horrible, restera voilée, confinée à cet espace très restreint entre une fenêtre et un rideau où se cache la femme, où elle est même coincée, menacée précisément par ce savoir qu’elle détient sur le monde des hommes. Dans cette Autriche mal dénazifiée, aux yeux de Bachmann, « où l’on écrit sans guillemets des mots comme bonheur, beauté chaleureuse, paix, accomplissement » (Jelinek, 2003 : 190) et « où jaillissent les furies de la fraternité et les démons de l’amour du prochain qui écrasent avec leurs chars ceux qui pensent autrement qu’eux » (idem), selon Jelinek, la femme lucide, hantée par les malheurs du passé dont elle se sent victime, se retrouve nécessairement isolée, incapable d’agir sur le cours des choses. Ce verre derrière lequel la femme est retenue, Hervé Guay le sent bien dans le jeu même de l’actrice de la pièce de Haentjens quand il écrit, soulignant davantage l’impassibilité et l’indifférence que nous avons mentionnées plus haut : « ni les rebuffades de son amant ni le frôlement de sa joue par un jeune homme ne la font réagir, comme si une glace la séparait des autres » (Guay, 2011 : 102; nous soulignons). Et il ajoute, inscrivant dans la psyché même de la femme ce hors-lieu où elle se tient, écartée du monde en raison de cette vérité douloureuse piégée en elle : « En un mot, Bachmann est exilée à l’intérieur d’elle-même. Au lieu de retourner sa colère contre la collectivité responsable de ses ignominies, elle est avalée par les forces sombres qui la visitent, lesquelles s’installent à demeure en elle » (idem).
Woolf mentionne également, nous l’avons vu, le désagrément d’être « enfermé dedans » (Woolf, 1992 : 37). Ce passage pourrait être mis en lien avec un autre où elle insiste sur la réclusion qui menace historiquement la femme qui se dresse contre les décisions du père : « la femme était enfermée, battue et traînée dans sa chambre » (ibid. : 66). L’héroïne de Malina, qui étouffe dans une chambre sans issue (« Elle étouffe. / Elle : La porte, montre-moi la porte »; Haentjens, 1999 : 13), torturée par les visions d’un père criminel, n’échappe pas à ce triste destin. Dans une scène où elle sent sa fin venir (« Je n’ai pas le temps, il n’est plus temps, adieu je n’ai plus le temps »; ibid. : 20), où Malina essaie de la relever après qu’elle fut désolidarisée de lui, elle s’écrie en toutes les langues, dans un élan de révolte et de résistance désespéré : « Ne! Ne! No! No! Non! Non! Niet! Niet! No! Ném! Ném! Nein! » (Idem.) Un cri que Haentjens fait suivre d’une chute au sol, là où Elle reçoit, un instant plus tard, les coups de pied de deux hommes qui se détachent du choeur. Sans être habité par des symboles trop évidents du nazisme – on n’y verra aucune croix gammée, par exemple –, l’espace créé sur la scène par Haentjens en porte toute la violence. Il enserre le personnage féminin et devient cet endroit d’où, incapable d’agir et hantée par une vérité insupportable, Elle s’abandonne à la mort.
Une chambre à coucher
Dès le début de Malina, la mise en scène de Brigitte Haentjens suggère fortement au spectateur l’idée d’une chambre à coucher. Quand la pièce commence, Elle est « couchée sur le lit » (ibid. : 1). Après un temps, elle ouvre les yeux, s’assoit. Toutefois, cet espace se révèle bientôt comme une chambre sans sommeil, un lieu de l’insomnie. Malina, le personnage masculin, entre et demande à Elle : « Tu ne dors pas? » (Idem.) Elle ne répond pas. Plus tard dans la pièce, Elle déclare : « Je ne dors plus jamais, sinon tard dans la matinée. Qui pourrait dormir dans une forêt nocturne, hantée de questions? » (Ibid. : 9.) Plus loin encore, Elle se débat avec Malina pour le contrôle de ses comprimés, qu’elle ingère avec de l’alcool pour enfin réussir à dormir, et malgré l’ordre de l’homme (« Tu n’en auras plus. Il est temps de dormir. Bonne nuit »; ibid. : 19), Elle s’inquiète : « si ça continue, je ne dormirai plus du tout » (ibid. : 21). Ce qui aurait dû être un espace de sérénité, un lieu de repos à partir duquel refaire ses forces, se referme sur le personnage féminin pour devenir le lieu d’une insomnie persistante que l’alcool et les médicaments ne parviennent pas à briser. Sur scène, le jeu de l’actrice est révélateur de cet état de fatigue, entre l’éveil et le sommeil, comme le souligne Brigitte Purkhardt : « Anne-Marie Cadieux plonge son personnage dans un état de transe, tributaire de l’ivresse et de l’insomnie. Elle crée une femme qui a de la difficulté à garder les yeux ouverts » (Purkhardt, 2000 : 26).
Pourtant, malgré ce sommeil qui ne vient pas, la pièce est traversée d’éléments oniriques. Dans cette « forêt nocturne, hantée de questions » (Haentjens, 1999 : 9), les cauchemars surgissent et, avec eux, l’image de ce père assassin, gardien du « cimetière des filles assassinées » (ibid. : 4 et 22). Elle énonce, à trois reprises dans la pièce, le coeur de son traumatisme, dans un langage symbolique chargé de la violence de sa patrie criminelle, un langage qui est celui des rêves et des cauchemars. Il est significatif, d’abord, que le récit de son premier cauchemar ait lieu un instant après qu’Elle eut évoqué le souvenir de « [l]’entrée des troupes de Hitler à Klagenfurt » (ibid. : 3), sa ville natale, moment qu’elle désigne comme celui qui « a détruit [s]on enfance » (idem) et qui lui a fait connaître « l’irruption de [s]a première peur de la mort » (idem). En effet, le cauchemar qui suit cet épisode de la vie d’Ingeborg Bachmann[9] dans la mise en scène de Haentjens est imprégné de cette peur de la mort : Elle y évoque des « filles mortes » (idem) qui sortent de leurs tombes dans un cimetière situé autour d’un lac. La violence nazie se devine dans ce groupe de filles dont Elle ne voit pas les visages : « impossible d’identifier leurs visages » (ibid. : 3-4), dit-elle, rappelant l’anonymat dans lequel tombent souvent les victimes des meurtres de masse dont les familles entières sont emportées par la mort. La sémantique de l’enfance surgit aussi dans ce vocable de « filles » et dans les termes « doigts de cire » (ibid. : 4) qui rappellent les mains des poupées de cire. Les symboles de l’enfance et du nazisme s’entrecroisent enfin avec cette figure du père qui surgit à la fin et qui « fait déborder le lac pour que rien ne se sache, ne se voie » (idem), à l’image des nazis qui se sont employés à faire disparaître la trace de leurs crimes, à Auschwitz, non pas avec l’eau, mais avec son opposé, le feu, en brûlant les corps[10]. Enfin, ce cauchemar contient un dernier symbole, qui éclaire la conception des rapports entre les hommes et les femmes sous le fascisme. Ces filles ont les annulaires coupés et n’ont pas d’anneaux : « les anneaux manquent, l’annulaire manque à chaque main » (idem), raconte Elle. Tout se passe comme si une promesse de bienveillance, généralement faite lors d’un mariage et scellée par l’échange des anneaux, avait été rompue.
Nous reviendrons sur le deuxième cauchemar d’Elle qui commence par « [m]on père porte le tablier blanc taché de sang des bouchers » (ibid. : 17), passage chargé des symboles par lesquels on se représente généralement l’univers concentrationnaire nazi : les bottes noires, les barbelés électrifiés, le quai de chargement des trains, le mirador, les fusils et les pistolets avec lesquels les SS tiraient leurs victimes dans la nuque (idem). Nous avons aussi déjà fait référence à cet autre cauchemar où Elle se voit pourchassée par son père, prisonnière entre une fenêtre et un rideau, le regard rivé sur cette figure récurrente du « cimetière des filles assassinées » (ibid. : 4 et 22). Ces passages, qui sont centraux dans l’adaptation textuelle de Haentjens et qui dégagent une tension dramatique très forte, donnent à la pièce une dimension onirique inquiétante et sinistre qui vient renforcer l’incapacité qu’éprouve Elle de plonger dans un sommeil réparateur, dans cette chambre des pires cauchemars.
À ces nombreux éléments textuels s’ajoute la présence d’un choeur qui est un ajout propre à la création de Haentjens et qui vient remplacer le personnage d’Ivan, important dans le roman de Bachmann. Composé de neuf hommes, ce choeur est inquiétant et spectral, presque muet, imprévisible dans sa façon d’entrer, de traverser et de sortir de scène. Hervé Guay appelle « fantômes » les hommes qui le constituent : « La metteure en scène peut ainsi faire jaillir de cette pénombre [dans laquelle est plongé le fond de la scène] les fantômes imprécis qui hantent celle-ci, représentés sur scène par un choeur masculin » (Guay, 2011 : 101). L’éclairage de la scène accentue également le contraste entre le costume sombre et la blancheur des visages et des chemises des membres du choeur, appuyant leur caractère fantomatique. Ce choeur constitue un élément scénique dont la dramaturge parle précisément comme d’une forme de fantasmagorie, d’une projection onirique du personnage féminin : « Je crois que le choeur masculin répond en partie à cette nécessité de rendre compte de la part onirique et fantasmatique qui fait partie intégrante du paysage littéraire de Bachmann. Cela a permis des scènes travaillées comme une matière de rêve » (citée dans Lépine, 2004 : 21). À cet aspect onirique du choeur s’ajoute une dimension relative à la mémoire, qui lui est corrélative, les rêves travaillant de façon fragmentée à partir des images et des mots qui y sont emmagasinés : « Il [le choeur] fonctionne comme la mémoire aussi, non pas rectiligne, mais fragmentée, par scènes qui se précisent ou restent floues » (idem). De fait, la présence du choeur se superpose au monologue d’Elle et à ses interactions avec Malina, donnant une valeur symbolique parallèle[11] aux mots et aux gestes des deux personnages principaux. Ainsi, sa première apparition se fait sur le mode de la brutalité, entre une allée et venue de Malina et une réplique d’Elle, qui ne sursaute pas en entendant le choeur entrer bruyamment et jeter l’un de ses membres au sol, tout près d’elle qui est assise sur le lit. Elle affirme, tout de suite après cette démonstration de force, ne plus vouloir « raconter », car « [t]out dans [s]a mémoire [la] gêne[12] » (Haentjens, 1999 : 2), une réplique qui répond à la violence que le choeur a fait surgir sur la scène, violence qui se trouve, justement, dans la mémoire et les cauchemars d’Elle.
L’une des apparitions les plus remarquables du choeur, qui est probablement un des moments les plus glaçants de la pièce, se produit après qu’Elle eut posé la question : « Qui pourrait dormir dans une forêt nocturne, hantée de questions? » (Ibid. : 9.) Alors qu’Elle se dirige vers le fond de la scène, l’air de chercher quelque chose, les hommes du choeur entrent en chantant un air effrayant qui semble sortir des ténèbres. Ils viennent se placer autour d’Elle et la touchent avec des gestes qui évoquent l’interrogation, voire l’accusation. Elle, dont le maintien demeure en apparence indifférent à ces hommes qui l’encerclent et la bousculent (figure 2), mais dont l’attention est tournée vers les mots et les images qui défilent dans son esprit, semble alors précisément prisonnière d’une forêt nocturne, hantée de questions. Et quand le choeur arrête de chanter, Elle demeure pensive un instant, puis lance comme un appel à l’aide qui résume toutes les questions qui se sont présentées à elle : « Qui m’aidera, qui? » (Ibid. : 10.) Cette scène, qui se déroule dans un contexte où Elle fait mention de son insomnie, montre bien comment le choeur peut représenter la vie intérieure du personnage féminin, composée de tourments qui la laissent sans repos.
À la fois lieu d’insomnie et de cauchemars, la chambre à coucher qui est donnée à voir par Haentjens dans Malina porte le sceau d’un paradoxe insoutenable par lequel est scellée à double tour l’impossibilité pour la femme d’accéder à la paix que pourraient lui apporter le sommeil et, avec lui, l’oubli et les beaux rêves, ces échappatoires aux angoisses quotidiennes, ces rêves paisibles souhaités et nécessaires avant le commencement d’un autre jour. Autant l’insomnie que les cauchemars soulignent l’impossibilité de l’oubli, les cauchemars reproduisant la souffrance de l’événement traumatique : « Tout dans ma mémoire me gêne » (ibid. : 2 et 4), répète Elle entre le récit de ses cauchemars et celui de ses souvenirs de la guerre. De la même façon, l’absence de sommeil et d’oubli accentue, pour Elle, le brouillage des repères temporels qui permettent de distinguer la suite des jours, l’hier, l’aujourd’hui et le lendemain, brouillage posé dès le début de la pièce : « Le temps n’est pas aujourd’hui. En fait, il n’y a plus de temps, car cela pourrait s’être passé hier ou il y a longtemps, cela pourrait se passer de nouveau, sans relâche[13] » (ibid. : 1). Coincée dans cette chambre à coucher où le temps ne s’écoule plus, dans son corps malmené par l’insomnie, l’alcool et les médicaments, dans son esprit habité par les cauchemars et les souvenirs pénibles, Elle s’absente (« J’ai des absences, j’ai l’esprit absent. Où va l’esprit lorsqu’il s’absente? »; ibid. : 5), craint la folie (« Je sens que je deviens folle »; ibid. : 10 et 18) et finit par mourir.
Si la chambre à coucher est un lieu de repos scandant le passage des jours, elle est aussi habituellement, pour un couple, le lieu où se vit l’intimité de la vie amoureuse. Or, nous l’avons vu plus haut, « le fascisme est au premier plan dans la relation entre un homme et une femme » (Bachmann, citée dans Jelinek, 2003 : 192), disait Bachmann, dont la pensée visait à mettre au jour les dégâts causés par l’idéologie fasciste. Dans la pièce de Haentjens, de furtifs moments de douceur entre Elle et des hommes sont évoqués, par exemple lorsqu’un membre du choeur s’approche d’elle, après sa narration d’un cauchemar, pour « la prend[re] dans ses bras » (Haentjens, 1999 : 4) et effleurer son visage de ses lèvres ou bien, un peu avant sa mort, à la fin de la pièce, pour « lui caresse[r] le dos » (ibid. : 23) ou même « se coucher sur elle » (idem). Souvenirs fugaces qui ne parviennent pas à neutraliser les effets anxiogènes des trop nombreux hommes menaçants qui peuplent ses rêves et ses souvenirs, à commencer par son père assassin.
Les ravages que cause le fascisme sur les relations entre les hommes et les femmes sont particulièrement visibles dans la dynamique qui s’installe entre Elle et Malina. Le rapport entre ces deux personnages est ambigu et s’ils n’échangent jamais de mots d’amour, si on ne les voit jamais s’embrasser, si même aucune activité sexuelle qui les lierait n’est clairement évoquée, on comprend que leurs rapports sont assez intimes pour que Malina se permette à un moment de « lui caresse[r] les fesses » (ibid. : 13). Bien sûr, cette référence à l’intimité du duo est ténue, mais sa fragilité montre à quel point ladite relation ne reproduit pas les signes attendus d’un rapport amoureux. Tous les échanges entre les deux personnages sont en fait caractérisés par une forme de domination de l’homme, soit Malina. En effet, si les deux personnages habitent l’espace de cette chambre à coucher, jamais Malina ne montre l’intention d’y dormir. Il veille plutôt et surveille Elle, parfois de façon bienveillante, souvent de façon dure et hautaine. Ainsi, s’il prend la peine de l’écouter et de dialoguer avec elle, il l’invite à continuer le récit de ses rêves : « Et puis? […] Et puis? », lui répète-t-il quand elle s’engouffre dans le récit du cauchemar de son père bourreau. Il l’incite à se déprendre de la peur que lui inspire le père de ses cauchemars en le tuant : « Tue-le » (ibid. : 18), lui dit-il trois fois. Il lui intime également d’arrêter de danser et vient près de la frapper : « Arrête! Arrête, arrête de danser! Malina vient près d’elle, prêt à la frapper » (ibid. : 13). Il lui lance des bouts de papier dans un geste de mépris pour ce qu’elle tente d’écrire (ibid. : 6). Il contrôle la quantité de médicaments dont elle pense avoir besoin pour dormir et se moque de son inaction en lui disant : « Tu te prends sans doute pour une princesse! Pour qui te prends-tu, pour un être supérieur, hein! » (Ibid. : 15.) Mais, plus important encore pour notre propos, qui concerne la définition d’un lieu fermé, Malina, contrairement à Elle, accède à l’extérieur de la chambre, il y entre et en sort librement. On ne sait pas ce qu’il fait une fois à l’extérieur mais, clairement, à l’intérieur, il ne semble aucunement partager les angoisses et traumatismes d’Elle, lui qui doit pourtant aussi avoir des souvenirs de cette guerre et une idée des horreurs qui s’y sont déroulées. Malina est un homme qui, parce qu’il est fait à l’image d’un monde fabriqué pour lui, peut jouir de sa force pour contrôler le sort d’une femme. L’autorité de ce personnage se voit sur la scène à son costume (presque le même que celui des choreutes – pantalon et veston sombres sur chemise blanche), à sa posture droite, verticale, presque toujours en hauteur par rapport à la femme qui est souvent assise ou couchée sur le lit ou le sol. Malina est un homme à la voix assurée, qui ne s’écroule pas et ne faillit jamais et qui, loin de perdre le contrôle, ne s’énerve que pour manifester sa colère, à côté de laquelle Elle a parfois l’air d’une petite fille au corps replié sur lui-même. L’incarnation sur la scène de Malina et de ses rapports avec Elle, cohérente avec l’esprit de la pensée de Bachmann, en fait ressortir toute l’autorité et la dureté, tout en préservant son ambiguïté. Le choix opéré par Haentjens de faire tenir la dynamique de cette relation à l’intérieur d’un espace dont l’homme seul a les moyens de sortir met en relief toute la détresse de cette femme qui semble bien seule au milieu d’une chambre sans sommeil.
La « dernière chambre de Goya » et la chambre à gaz
« J’ai besoin de murs blancs, intacts, sinon je me crois aussitôt dans la dernière chambre de Goya » (ibid. : 8), dit Elle, en demandant à Malina depuis quand sont présentes cette « lézarde dans le mur » et ces « taches au-dessus des radiateurs » (ibid. : 7-8). Et elle ajoute : « Rappelle-toi la tête de chien surgie des profondeurs, toutes ces sourdes machinations sur les murs, à la fin de sa vie [celle de Goya] » (ibid. : 8; Bachmann, 2008 : 279). Si le passé traumatique d’Elle, lié à ses souvenirs de la guerre, est déjà bien implanté dans la pièce au moment où l’image de cette « dernière chambre de Goya » apparaît[14], ces mots inscrivent toutefois physiquement, sur les murs de sa chambre, les horreurs de la guerre. En effet, la description qu’elle fait de la chambre de Francisco de Goya renvoie à une série de peintures, connues sous le nom de Peintures noires, que l’artiste espagnol a peintes dans les années 1820 à même les murs d’une maison qu’il a achetée près de Madrid. On trouve dans ces peintures des visions sombres : des foules aux regards fous, apeurés ou souffrants, le dieu Saturne, « monstrueux », « en train de dévorer un homme, son propre fils » (Del Castillo, 2015 : 312), une petite tête de chien aux yeux désespérés, perdue dans une immensité vide. Sur ces peintures, le romancier et essayiste hispano-français Michel del Castillo écrit : « Tout le poids de la guerre, toutes les ruines, tous les ravages ressortent. Des villages détruits, des cultures massacrées, des morts et des blessés composent une symphonie à laquelle Goya donne, entre ces murs, un prolongement pictural » (ibid. : 313). L’historien de l’art Werner Hofmann essaie d’imaginer, quant à lui, l’effet de ces peintures sur les gens qui ont pu visiter la maison de Goya avant qu’elles ne soient déplacées, en 1867, et confiées, quelques années plus tard, au musée du Prado : « La première impression générale qui s’offrait aux visiteurs, sans doute assez rares, devait être dominée par un sentiment de noirceur et d’oppressant confinement » (Hofmann, 2014 : 232). Guerre et confinement, donc. Il n’est pas anodin que ce passage rapproche les peintures de Goya du personnage féminin principal de Malina, et il était judicieux, de la part de Brigitte Haentjens, de le retenir dans le contexte d’une mise en scène qui en fait un personnage confiné dans sa chambre. Elle est en effet hantée par les mêmes visions horribles de la guerre qui tourmentaient Goya, dont les représentations picturales prennent forme sur les murs de sa chambre. Brigitte Purkhardt explique très bien le rôle que joue cette référence dans la pièce :
À la fin de sa vie [la vie de Goya], il n’en menait pas plus large que l’héroïne de Malina. […] On sait qu’il peignait sur les murs, à l’intérieur de sa maison et qu’avant de partir, il y a dénoncé avec véhémence son désespoir et sa révolte. Les murs de la chambre intérieure de Moi s’imprègnent eux aussi des images douloureuses d’une mémoire meurtrie
(2000 : 26).
Comme le souligne toujours Purkhardt, la figure de Goya renvoie également à une série de quatre-vingt-trois eaux-fortes intitulées Les désastres de la guerre qu’il a gravées un peu avant de peindre les Peintures noires, soit entre 1810 et 1820[15]. Dans son essai Devant la douleur des autres, l’essayiste américaine Susan Sontag[16] a écrit sur Goya, en raison de ces gravures : « c’est à Goya que l’on doit d’avoir, au début du XIXe siècle, insisté le plus vigoureusement sur les horreurs de la guerre et la vilenie débridée des soldats » (2003 : 52). En effet, ces gravures forment une suite de scènes effroyables dans lesquelles sont représentés les exactions, pendaisons et autres actes de tortures que les soldats de Napoléon ont perpétrés en Espagne en 1808. La représentation de ces actes de violence laisse place à celle de la famine à laquelle la guerre a conduit le pays en 1811 et 1812. Sontag note : « Les images de Goya conduisent le spectateur au bord de l’horreur » (idem), lequel spectateur se voit apostrophé par les légendes qui accompagnent ces images, l’une d’elles demandant : « Pourrez-vous supporter de regarder ceci? » (Ibid. : 53.) Hofmann commente les gravures relatives à la famine en écrivant qu’elles sont
une suite de variations sur un seul et même thème : le paysage d’apocalypse – les montagnes de cadavres d’où se détachent quelques figures isolées […]. Impossible aujourd’hui d’écarter la comparaison avec les camps d’extermination nazis, elle vient immédiatement à l’esprit
(2014 : 222).
Des liens unissent les représentations de Goya et les images de la Deuxième Guerre mondiale, non seulement dans ce qu’elles représentent, l’horreur causée par l’homme, mais aussi dans le questionnement qu’elles posent à ceux qui les regardent. Devant son « cimetière des filles assassinées » (Haentjens, 1999 : 4 et 22), « pourrez-vous supporter de regarder ceci? » (Ibid. : 22), demande Elle à Malina, à son père et à tous les hommes qui habitent ses cauchemars, comme en sourdine derrière les murs de verre qui l’entourent.
Si ce sont des visions de l’horrible liées à la guerre et à ses représentations chez Goya qui se peignent sur les murs de la chambre d’Elle par l’entremise des marques de dégradation que sont la lézarde et les taches du radiateur, le caractère monstrueux de sa chambre devient encore plus explicite quand elle l’identifie à une chambre à gaz : « Je suis dans la chambre à gaz, la plus grande chambre à gaz du monde, et seule dedans. Contre le gaz, on ne se défend pas » (ibid. : 14; Bachmann, 2008 : 148). Ce passage suit de très près d’ailleurs une scène où Elle « étouffe[17] » (Haentjens, 1999 : 13) et demande à ce qu’on lui montre la porte : « La porte, montre-moi la porte » (idem). Les « topoï d’Auschwitz » (Angel-Perez, 2006 : 26), pour reprendre les termes avec lesquels Élisabeth Angel-Perez analyse les théâtres du traumatisme, en particulier Fin de partie de Samuel Beckett, se reconnaissent à plusieurs endroits dans la mise en scène de Haentjens. Prenons d’abord le récit du deuxième cauchemar où Elle décrit son père :
Mon père porte le tablier blanc taché de sang des bouchers, devant un abattoir, au petit jour, il porte le manteau rouge du bourreau et monte des marches, il porte du noir et de l’argent avec des bottes noires devant des barbelés chargés d’électricité, devant un quai de chargement, sur un mirador, il porte ses costumes à cravache, à fusils, à pistolets pour tirer dans la nuque
(Haentjens, 1999 : 17; Bachmann, 2008 : 198).
Ce passage rappelle assez clairement le soldat nazi à l’oeuvre dans un camp de concentration : il n’y a ni cheminée ni fumée, mais les barbelés électrifiés, le quai et le mirador sont assez significatifs. De même en va-t-il du costume du père, identifié sans détour à celui du bourreau. Le rouge de son manteau réfère au sang et à la couleur du drapeau nazi. Son habillement noir et argent, ses bottes noires, sa cravache, ses fusils et ses pistolets décrivent bien l’image que l’on se fait du nazi. Même sa manière de tuer (« tirer dans la nuque ») fait penser à un comportement auquel sont associés les nazis. Enfin, il monte des marches, signe de son pouvoir et de la domination qu’il exerce sur ce qui l’entoure : les prisonniers du camp qu’il surveille justement du haut d’un mirador.
Dans le décor conçu et choisi pour la pièce Malina, les éléments les plus évidents qui peuvent être reliés à Auschwitz et qui illustrent littéralement les propos d’Elle, quand cette dernière dit se trouver dans une chambre à gaz, sont les tuyaux qui occupent tout le deuxième mur qui ceinture, en angle, le fond de la scène et qui traversent également le mur sur lequel se trouve une lézarde. Ces tuyaux, par lesquels on devine que peut se transporter le gaz mortel, résonnent dans la musique, dont l’un des instruments dominants est la flûte shakuhachi (voir Lépine, 2004 : 21). La musique du compositeur Robert Normandeau enveloppe d’ailleurs tout le spectacle d’un environnement sonore des plus inquiétants et participe à la mise en scène d’un univers concentrationnaire. Stéphane Lépine l’associe à des « sons de ferraille et de trains en gare » (idem), et Brigitte Haentjens en dit : « De façon consciente ou non, sa musique rend également compte à mes yeux (mes oreilles) de la mémoire juive : les trains, les camps de concentration. C’est une musique qui pour moi évoque la Shoah » (citée dans Lépine, 2004 : 21). Un autre élément de mise en scène qui peut être rapproché de l’univers des camps est le corps de l’actrice qui, d’après Lépine, a été travaillé pour ressembler aux corps des prisonniers des camps de concentration : « Le corps d’Anne-Marie Cadieux dans cette oeuvre cauchemardesque de Bachmann, affaibli, amaigri, fragile et désarticulé (c’est le corps des condamnés à mort, le corps des prisonniers des camps), sa réalité exposée ainsi nous terrifie » (Lépine, 2004 : 26). Si ce corps est vêtu une bonne partie de la pièce, il est toutefois déshabillé, révélé devant le choeur (Haentjens, 1999 : 23), pourrait-on dire, vers la fin, et c’est avec ce corps mis à nu qu’Elle meurt, après avoir reçu, du choeur, des poignées de terre, un geste évoquant clairement un enterrement. Remarquons d’ailleurs que ces poignées de terre sont prises au sol, indication que nous relions au « paillis de bois » (Purkhardt, 2000 : 27) que Purkhardt mentionne comme élément du décor : « Des rognures de bois foncé tapissent le plancher » (idem). Ne peut-on voir là aussi une composante d’un décor qui vise à rappeler Auschwitz, plus spécifiquement le sol de terre battue des baraquements où dormaient les prisonniers?
La façon dont la chambre d’Elle se transforme ainsi en espace concentrationnaire et la façon dont ses cauchemars répètent les éléments les plus insoutenables de la violence nazie rappellent fortement le fonctionnement de la névrose traumatique que Sigmund Freud a expliqué dans son Introduction à la psychanalyse, une explication que le chercheur Marc Amfreville présente au début de son ouvrage Écrits en souffrance, dans lequel il plaide justement pour un retour à Freud dans l’étude des représentations littéraires du traumatisme, comprises comme « métaphores » de l’esprit humain (Amfreville, 2009 : 33) :
Dans leurs rêves, les malades reproduisent régulièrement la situation traumatique […]. On constate que chaque accès correspond à un replacement complet dans cette situation. On dirait que les malades n’en ont pas encore fini avec la situation traumatique, que celle-ci se dresse encore devant eux comme une tâche actuelle, urgente
(Freud, cité dans Amfreville, 2009 : 30).
Ainsi en est-il d’Auschwitz pour Elle : sans être explicitement nommé, il est partout dans sa chambre et ses cauchemars et il informe jusqu’à son corps. La présence des « topoï d’Auschwitz » est si forte dans la pièce de Haentjens et, par conséquent, dans l’esprit d’Elle qu’on peut dire que la Shoah est représentée comme un événement dont on ne revient pas, comme une obsession qui remplit tout l’espace scénique. Les « images obsédantes » (Amfreville, 2009 : 43) de l’espace concentrationnaire deviennent ainsi une forme de « répétition » (ibid. : 42) de cette violence, répétition dont Amfreville explique qu’elle est une dimension importante du traumatisme, une fonction de remémoration qui devrait être utile, selon Freud – influencé par Sándor Ferenczi –, pour la guérison de l’esprit traumatisé :
Les effets du traumatisme sont de deux sortes, positifs et négatifs. Les premiers sont des efforts pour remettre en oeuvre le traumatisme, donc pour remémorer l’expérience oubliée ou, mieux encore, pour la rendre réelle, pour en vivre une répétition
(Freud, cité dans Amfreville, 2009 : 43).
Si la guérison d’Elle ne se produit pas dans la pièce Malina, bien au contraire, ses obsessions la conduisant bien plus sûrement vers la mort, on peut penser toutefois que, prises dans un contexte plus large, les répétitions de la violence nazie qui imprègnent son univers visent à en préserver la mémoire devant ceux qui sont susceptibles de l’oublier : les hommes de son pays, coupables de cette violence, dont Malina est un représentant. Encore une fois, l’analyse de Purkhardt se révèle, à cet égard, éclairante. Soulignant la structure cyclique de la mise en scène de Haentjens, qui commence et se termine sur un divan, elle propose, d’une part, un rapprochement du début de la pièce avec la psychanalyse. D’autre part, elle voit dans sa fin et dans la mort d’Elle la figure du sacrifice :
La pièce s’ouvre sur la protagoniste allongée sur un divan et se termine au même endroit, sur [E]lle renversée sur le dos, le torse dénudé, semblable aux représentations du Christ dans les diverses Pietà. Le prologue évoque la séance de psychanalyse. L’épilogue renvoie au sacrifice
(Purkhardt, 2000 : 25).
Ainsi la femme, confinée à la fois à sa souffrance et à ce hors-lieu où la société la rejette, devient la dépositaire d’une vérité terrible, vérité par laquelle elle est sacrifiée. Rejouant sans cesse cette violence avec laquelle il est impossible d’en avoir fini, comme l’exprime Freud, sa chambre, ses cauchemars et son corps conduisent Elle à la mort, événement ultime par lequel cette vérité devra bien finir par être reconnue par son entourage – le verbe reconnaître[18] s’entendant aussi bien comme le fait de « rappeler à sa mémoire » que d’« avouer sa faute » (Rey, 1998 : 3117). Ainsi la mort d’Elle, qui rappelle la mise à mort de millions d’autres personnes, doit provoquer cette reconnaissance qui seule pourra sauver l’Autriche et ses hommes de leurs crimes.
Vue sous un autre angle, la répétition des crimes de guerre dans les « images obsédantes » qui hantent Elle et la façon dont sa chambre, dans le Malina de Haentjens, devient habitée par les monstruosités de guerres plus anciennes encore que la Deuxième Guerre mondiale, soit les guerres napoléoniennes dont Goya fut le témoin en Espagne, éclairent une partie de la pensée d’Ingeborg Bachmann qui est énoncée à la fin du deuxième chapitre du roman Malina : « Malina : Donc tu ne diras plus : guerre et paix. / Moi : Jamais plus. / Ici, c’est toujours la guerre. / Ici, c’est toujours la violence. / Toujours le combat. / C’est la guerre éternelle » (Bachmann, 2008 : 199). Si ce passage peut être interprété à la lumière de la préoccupation de Bachmann relative à la violence des rapports entre les hommes et les femmes, il exprime également bien une conséquence du phénomène de répétition dans la névrose traumatique : dans l’esprit de la personne victime d’un choc lié à la guerre, la guerre ne peut pas finir puisqu’elle lui revient toujours en tête, du moins, tant que la guérison n’est pas achevée. En même temps, ce passage précis du roman Malina, relié comme en écho aux cauchemars de Goya, pourrait aussi être entendu au sens littéral, si l’on prend en compte la dynamique des relations internationales : les guerres se répètent dans le temps. Guerres napoléoniennes, Deuxième Guerre mondiale ou guerre en Syrie, pourrait-on ajouter, la guerre semble bien « éternelle ». C’est d’ailleurs le sens de la célèbre interprétation que fait Walter Benjamin, dans sa neuvième thèse Sur le concept d’histoire, de la peinture de Paul Klee intitulée l’Angelus Novus. Cet « Ange nouveau », que Benjamin associe à l’« Ange de l’Histoire », a le regard tourné vers le passé où il ne voit qu’« une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines » (Benjamin, cité dans Naugrette, 2004 : 24). C’est bien sur une telle vision désespérée de l’Histoire que semble aussi fermée la chambre d’Elle.
En retenant, dans son adaptation textuelle, ces deux images très fortes que sont la « dernière chambre de Goya » et la « plus grande chambre à gaz du monde », Haentjens a pu être guidée pour la constitution, sur la scène, d’une chambre fermée et angoissante à l’excès par toute l’horreur qui l’habite. Ces images expriment le traumatisme lié à la Deuxième Guerre mondiale et à Auschwitz, mais ce sont elles aussi qui contribuent à créer un personnage de femme prisonnière dont les visions mortifères éclaboussent, en quelque sorte, tout l’espace, mur, son et corps, pour mieux l’enclore et le condamner.
Une « chambre à soi »
La « chambre à soi » est la chambre à laquelle la femme devrait avoir droit pour pouvoir écrire, selon Virginia Woolf : « il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une oeuvre de fiction » (Woolf, 1992 : 8). Dans Malina, Elle est une écrivaine. Quand la pièce commence, elle a « une feuille à la main » (Haentjens, 1999 : 1), et le premier geste qu’elle pose est de « laisse[r] tomber la feuille de sa main » (idem), un geste qui peut annoncer déjà ses difficultés à écrire. Car dans « sa » chambre, l’écriture n’est plus possible. Elle essaie en effet d’écrire des lettres à des hommes et en cachette de Malina, mais elle ne parvient pas à les terminer. Elle avoue ne pas pouvoir s’exprimer de façon sensée à cause de cette angoisse qui la ronge : « Mon cher maître, / Je vous écris en toute hâte et dans la plus grande angoisse, je suis absolument incapable de former la moindre idée claire, mais qui l’a jamais pu? » (Haentjens, 1999 : 11; Bachmann, 2008 : 278.) Ses lettres d’ailleurs sont « enflammées » (Haentjens, 1999 : 14), elles sont des « appels » et des « requêtes enflammées » (idem), dit-elle à Malina, non pas au sens où elles sont des lettres ou des déclarations d’amour, mais au sens où leur contenu brûle, blesse (« tout le feu que j’ai mis sur le papier, avec ma main brûlée »; idem) et est destiné à disparaître : « j’ai peur que tout cela ne devienne un bout de papier carbonisé. Tout le papier du monde finit carbonisé » (idem). Ces « lettres enflammées » sont d’ailleurs mentionnées dans un passage qui suit de très près le moment où Elle déclare être dans une chambre à gaz (idem) : on devine l’horreur contenue dans ces lettres, une horreur qui risque d’être oubliée, brûlée comme les corps dans la fournaise d’Auschwitz.
Incapable d’écrire des lettres, Elle n’arrive pas non plus à écrire son livre, pour lequel elle a perdu toute inspiration. Sur la scène, elle s’accroupit devant quelques feuilles disposées au sol, éparses, sur le devant de la scène. Ces feuilles sont un autre élément significatif du décor de la pièce choisi par Brigitte Haentjens. Elles viennent marquer la présence de l’écriture dans la vie du personnage féminin. Présentées sur le devant de la scène, elles en appuient l’importance, mais éparpillées au sol, et non rangées sur une table, par exemple, elles témoignent aussi de toute la difficulté liée à ce projet d’écriture et en annoncent l’abandon. Elle déclare : « Je pense à mon livre, il s’est dérobé, je ne l’écrirai plus, il y a longtemps que j’ai cessé d’y penser, sans raison, il ne me vient plus à l’esprit la moindre phrase » (ibid. : 5). Puis elle prend une page du livre et la brûle avec sa cigarette (idem). Elle explique ensuite pourquoi est disparue l’écriture, en revenant sur les moments où lui en est venu le goût (figure 3). L’écriture, raconte-t-elle, était un moyen d’« envoy[er] [s]es pensées en voyage, dans des villes et des pays étrangers, à la mer inconnue qui quelque part avec le ciel clôt le cercle de la terre » (ibid. : 6). Si l’écriture a pu être un moyen de sortir et de s’ouvrir à la vastitude du monde, la guerre a toutefois mis fin à ses rêves : « mais la guerre vint alors qui repoussa le monde fantastique encombré de rêves derrière le monde réel, où il ne s’agit plus de rêver mais de prendre des décisions » (ibid. : 7). La guerre oblige au confinement, physique ou psychologique. Avec la disparition de la capacité d’écrire qu’elle provoque, l’espace se referme encore une fois sur Elle car, elle le dit, écrire représente une façon d’accéder à l’extérieur, au rêve de l’ailleurs. La « chambre à soi » est une chambre qui, pour la jeune Elle qui découvre l’écriture, permettrait d’accéder à ce qui est hors de soi.
Si cette guerre qui gronde inlassablement dans la chambre d’Elle l’empêche d’écrire son livre, c’est peut-être aussi parce que ce qui veut être écrit concerne l’innommable, l’indicible cruauté que cette guerre charrie. Malina lui demande en effet vers la fin de la pièce : « Quelle espèce de livre sera ton livre? » Elle répond : « Un livre sur l’enfer! » (Ibid. : 22.) Beaucoup de mots ne seront pas dits dans Malina et resteront coincés dans les profondeurs de cet esprit traumatisé, aux origines des cauchemars qui restituent la souffrance première, la vision de l’abominable, de manière symbolique, détournée et fragmentée. Elle l’annonce dès le début de la pièce, nous l’avons vu, à deux reprises : « Je ne veux pas raconter. Tout dans ma mémoire me gêne » (ibid. : 2 et 4).
En plus de cette guerre dont les schèmes emplissent l’espace et la mémoire d’Elle, un autre élément explique enfin pourquoi l’écriture n’est pas possible dans cette chambre. Pour que l’écriture ait lieu, il faudrait que cette chambre soit bien à elle, comme l’indique si bien le titre de l’essai de Woolf, Une chambre à soi. Or, cette chambre qui entretient des ressemblances avec l’espace concentrationnaire n’appartient pas à Elle : les hommes l’envahissent et l’occupent, y vont et y viennent à leur gré. Malina n’a aucune gêne à prendre une des pages du livre d’Elle, un geste contre lequel elle se révolte en la « lui arrach[ant] des mains » (ibid. : 6), lui signifiant que ces papiers lui appartiennent. Mais Malina continue à l’en déposséder et en vient même à rouler quelques pages en boule, à les lui lancer et à les appeler de simples « bouts de papier » : « Que signifient ces bouts de papier? », lui demande-t-il (idem). Si l’espace semble bien plus appartenir aux hommes qu’à Elle, il en va de même des livres, ce que souligne ce moment où le choeur traverse la scène, chacun des hommes tenant un livre dans ses mains, dans un mouvement qui exclut Elle.
Elle ne peut pas s’échapper de sa chambre et n’arrive pas à s’approprier ces fragments de livre qu’on lui arrache et dont elle doit revendiquer désespérément la propriété. Chambre et écriture forment ensemble, dans Malina, un territoire intime qui est envahi et occupé, comme l’exprime si bien Haentjens dans sa lecture de Bachmann :
Ce qui est très intéressant [chez Bachmann], c’est sa façon de lier l’intime au politique : elle nomme, représente, met en scène les blessures engendrées par les abus et les occupations, les viols et les incestes, les génocides et les exterminations, chez ceux qui ont survécu. Toute cette thématique de l’occupation, de l’envahissement me tient particulièrement à coeur
(citée dans Lépine, 2004 : 20).
Dans la chambre d’Elle, les hommes, ceux du choeur, Malina, le père bourreau qui habite ses rêves, tous les hommes de sa patrie la surveillent. À ces hommes omniprésents auxquels elle ne fait plus confiance, elle crie : « N’y a-t-il donc plus aucun homme, dans le monde entier, plus aucun homme, entre tous ces frères, plus aucun homme qui vaille, entre ces frères? » (Haentjens, 1999 : 22.) « La mort viendra » (ibid. : 7), lui annoncent-ils, sinistres et froids.
L’écriture se révèle ainsi un axe fondamental sur lequel la mise en scène de Haentjens a pu s’appuyer. Porteur de cette autre chambre, la « chambre à soi » théorisée par Woolf, cet axe contribue lui aussi à déployer et à concentrer le propos de la pièce entre féminisme et traumatisme lié à la guerre. L’espace occupé que Haentjens crée sur la scène par les mouvements de va-et-vient de ses nombreux personnages masculins, par l’autorité de son personnage masculin principal et par tous les « topoï d’Auschwitz » que nous avons vus plus haut est celui-là même qui dépossède son personnage féminin, qui l’oblige à laisser choir et à abandonner ses feuilles sur le sol. Des gestes par lesquels Haentjens réussit à matérialiser l’idée d’une renonciation à l’écriture, d’une incapacité à se projeter vers l’ailleurs et à sortir de la chambre, d’une obligation donc à rester dans les limites de ce qui peut être vu à travers des murs de verre.
Il y aurait certainement lieu de poursuivre l’analyse de la pièce Malina pour dégager davantage les contours d’autres chambres dans lesquelles pourrait se décliner l’espace habité par Elle et créé sur la scène par Brigitte Haentjens : chambre mortuaire, cabinet du psychanalyste ou chambre d’isolement d’un hôpital psychiatrique ou d’une prison. Les renvois seraient nombreux et éclaireraient certainement d’autres aspects importants de la pièce sur lesquels nous nous sommes moins penchée, en particulier la folie et la mort de l’héroïne. Toutefois, nous croyons que ces chambres que nous avons présentées, chambre à coucher, « dernière chambre de Goya », chambre à gaz et « chambre à soi », permettent de comprendre les deux enjeux principaux à l’oeuvre dans Malina. D’une part, l’enjeu des crimes et du monstrueux qui « définit l’époque moderne » selon Catherine Naugrette (2004 : 11), un enjeu relié au traumatisme qu’a provoqué la découverte des camps de concentration, en particulier Auschwitz. D’autre part, l’enjeu féministe, qui découle, chez Ingeborg Bachmann, du premier et qui permet d’éclairer autrement la signification de cet espace fermé dans lequel une femme se retrouve prisonnière, un espace si brillamment représenté dans l’adaptation textuelle et la mise en scène de Haentjens.
Dans l’ouvrage The Madwoman in the Attic, les autrices Sandra M. Gilbert et Susan Gubar étudient la récurrence avec laquelle les images de femmes prisonnières reviennent dans la littérature écrite par des femmes au XIXe siècle. Elles font reposer leur analyse sur une image développée par la poète et romancière britannique Mary Elizabeth Coleridge dans le poème « The Other Side of the Mirror ». Dans ce poème, la poète convoque une vision dans un miroir. Ce miroir devient une surface de verre au travers laquelle elle aperçoit une femme désespérée, une femme prisonnière et enragée, à laquelle elle s’identifie pleinement. Les autrices expliquent : « Mais regardant assez longtemps, regardant avec plus d’acuité, elle verrait une prisonnière enragée : elle-même[19] ». Si cette construction poétique peut rappeler ce lieu à partir duquel la femme voit le monde sans pouvoir y participer, lieu nommé par Elfriede Jelinek et par Virginia Woolf, et si elle peut évoquer également la vision cauchemardesque qu’Elle a du « cimetière des filles assassinées » au moment où elle est coincée entre une fenêtre et un rideau, elle donne aussi à réfléchir à notre position comme lectrices ou spectatrices de la pièce Malina. Si, au premier abord, nous pouvons nous sentir éloignées du sort d’une femme écrivaine de langue allemande dans l’Autriche de l’après-guerre, il n’empêche que cette souffrance, qui la rend folle et la tue, et qui découle de la façon dont les hommes ont disposé du monde et de cet espace suffocant qu’ils lui ont aménagé, à elle en tant que femme, cette souffrance, donc, ne peut que nous interpeller, nous toutes, femmes.
Parties annexes
Note biographique
Esther Laforce est étudiante à la maîtrise en création littéraire à l’Université du Québec à Montréal. Après des études en philosophie, elle est devenue bibliothécaire, profession qu’elle exerce à Montréal depuis 2005.
Notes
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[1]
Dans une entrevue que Brigitte Haentjens a accordée à Stéphane Lépine, la metteure en scène explique qu’elle se « désintéresse des formes traditionnelles de narration », préférant, dans Malina, « rend[re] compte d’un territoire psychique, qui rend compte des mécanismes de la création, de sa part de rêverie et de mélancolie ». Elle y « appelle la poésie » (Haentjens, citée dans Lépine, 2004 : 20-21). Nous tenons à mentionner que le cahier d’accompagnement « De sa main brûlée : fragments et réflexions autour de Malina d’Ingeborg Bachmann, roman recréé à la scène par Brigitte Haentjens » rédigé par Lépine a été essentiel à la rédaction du présent article.
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[2]
Nous remercions Xavier Inchauspé, codirecteur général et directeur administratif de la compagnie Sibyllines, de nous avoir généreusement transmis le cahier de régie de Malina.
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[3]
Nous devons à cet article d’Hervé Guay l’intuition première de notre analyse de Malina : celle de faire reposer sur la figure du « confinement » les enjeux centraux de la pièce.
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[4]
Catherine Naugrette emprunte à Peter Sloterdijk cette notion de « monstrueux ». Elle écrit : « Dans un essai intitulé “L’Heure du crime et le temps de l’oeuvre d’art”, Peter Sloterdijk définit l’époque moderne comme étant l’époque du monstrueux, et particulièrement d’un monstrueux créé et provoqué par l’homme » (2004 : 11).
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[5]
D’une durée de 120 minutes, ce film allemand, réalisé par Werner Schroeter en 1991, met en vedette Isabelle Huppert et Mathieu Carrière.
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[6]
« L’organisation picturale de certains tableaux rend justice à ce jeu [de l’actrice] viscéral. Telle la scène “ophéliesque” où le choeur recouvre Moi de lys » (Purkhardt, 2000 : 26). Nous sommes fort redevable à Brigitte Purkhardt des éléments de mise en scène et des analyses justes et pertinentes qu’elle présente dans cet article. Précisons également que, si les éléments de mise en scène sont notés dans le cahier de régie, la prise vidéo disponible dans la banque d’objets numériques Médian (http://median.uqam.ca) a été indispensable pour les comprendre pleinement.
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[7]
Voir, par exemple, le dialogue entre le premier et le deuxième fossoyeur (acte V, scène I) qui se demandent si Ophélie va être « enseveli[e] en terre chrétienne » puisqu’« elle ne s’est pas noyée en légitime défense », entendant par là qu’elle s’est volontairement jetée dans l’eau (Shakespeare, 2016 : 212). Ophélie est un personnage auquel Rimbaud a associé le lys dans un poème intitulé « Ophélie » qui commence par ces vers : « Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles / La blanche Ophélia flotte comme un grand lys » (2016 : 43).
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[8]
Nous appuyons notre compréhension du père mis en scène symboliquement dans les cauchemars d’Elle comme figure plus large de la patrie d’Ingeborg Bachmann, l’Autriche, nation complice des crimes de l’Allemagne hitlérienne, sur l’analyse de Linda Lê : « Le père orchestre cette poursuite impitoyable, ce déchaînement de la bestialité, cette mise à mort – le père, c’est-à-dire le pays natal, qui réprime tout élan de vie » (Lê, 1991 : 852; nous soulignons).
-
[9]
C’est un épisode qui, sauf erreur, n’appartient pas au roman, mais qui est tiré d’une entrevue avec Bachmann (Bary, 2007 : 794). Le cauchemar, lui, se retrouve dans le roman de Bachmann (2008 : 185).
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[10]
Sur cette question, voir l’ouvrage Images malgré tout de Georges Didi-Huberman : « Bien au-delà de la privation de sépulture […], les nazis s’employèrent, rationnellement ou irrationnellement, à ne “laisser aucune trace”, à faire disparaître tout reste… […] [L]es nazis firent déterrer […] les centaines de milliers de cadavres enfouis dans des fosses communes pour les brûler et disperser (ou réenterrer) leurs cendres dans la nature » (2003 : 32; souligné dans le texte).
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[11]
Brigitte Haentjens parle d’« une autre dimension que celle du personnage » (citée dans Lépine, 2004 : 21).
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[12]
Cette réplique, importante dans la pièce, appartient à la partie introductive du roman (Bachmann, 2008 : 19).
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[13]
Ce passage est tiré du tout début du deuxième chapitre du roman (voir Bachmann, 2008 : 147).
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[14]
Le lecteur / spectateur a déjà entendu, entre autres, le récit de l’arrivée des troupes de Hitler à Klagenfurt, ville natale de Bachmann (Haentjens, 1999 : 3).
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[15]
« Goya a en outre traduit la folie meurtrière des hommes au moyen d’eaux-fortes au clair-obscur pathétique » (Purkhardt, 2000 : 27). Purkhardt établit aussi un lien intéressant entre la scénographie de Malina et ces gravures : « Sur le plan plastique, la scénographie de Malina se rapproche justement plus de la gravure que de la toile » (idem).
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[16]
C’est aussi à l’essai de Susan Sontag que nous devons les dates et le nombre d’eaux-fortes qui constituent cette série.
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[17]
Ces passages sont aussi liés dans le roman et font partie d’un cauchemar dans lequel le père de Moi l’enferme dans cette chambre à gaz, une chambre sans issue.
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[18]
Rappelons que la reconnaissance, ou anagnôrisis, est une composante importante de la tragédie grecque classique, telle que théorisée par Aristote dans La poétique. La reconnaissance est un événement par lequel se produit « un revirement du non-savoir au savoir » (Aristote, 1995 : 45), qui peut passer par un acte de la mémoire, c’est-à-dire « par le fait d’avoir perçu […] quelque chose en ayant vu autre chose » (ibid. : 59).
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[19]
« But looking long enough, looking hard enough, she would see […] an enraged prisoner: herself » (Gilbert et Gubar, 1979 : 15). Cette citation a été traduite par nos soins.
Bibliographie
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