Corps de l’article
Dans la réflexion qu’il consacre à la pensée métisse, l’anthropologue François Laplantine fait de celle-ci un principe organisateur fondé sur l’hétérogénéité, l’hybridité et l’impermanence des imaginaires et des constructions discursives. « On la reconnaît, écrit-il, dans un mouvement de tension, de vibration, d’oscillation, qui se manifeste à travers des formes provisoires pouvant se réorganiser de manières qui ne sont pas totalement aléatoires sans pour autant être déterminées […]. Elle s’oppose à ou plus exactement suspend ce qui identifie totalement, fixe, stabilise, résout[1] ». Dans le champ des arts vivants, plusieurs pratiques contemporaines, reposant sur la dimension composite et sur la fluidité des formes et des langages artistiques qu’elles convoquent, font écho à cette conceptualisation, s’attachant à affoler, bousculer ou défaire des fixations et des frontières entre les arts. Ces pratiques entretiennent, certes, quelque lien avec les utopies romantique et artaudienne du spectacle total, mais s’en détachent à bien des égards. Elles ne sont pas nouées à un idéal esthétique de fusion de tous les arts, censé évoquer l’unité de l’existence, non plus qu’elles ne relèvent d’un désir de retour aux sources archaïques du théâtre. Avançant sur une fine crête où cohabitent, parfois dans la friction, dissolution des lisières artistiques et préservation des spécificités, elles se préoccupent de transgression, de contamination, de percolation et de métamorphose au contact de l’autre. En amont des oeuvres – du côté de la poïétique –, au coeur des praxis ou en aval de la création, elles nous invitent à un déplacement, à un décentrement de l’expérience et du regard posé sur celle-ci. En effet, dès lors que s’opèrent des mouvances et des mutations dans le paysage artistique, les contours épistémologiques des appareils théoriques les réfléchissant sont aussi amenés à être redessinés. C’est dans ce territoire à la cartographie changeante que nous entraîne le présent dossier.
Copiloté par Johanna Bienaise et Marie-Christine Lesage, ce dossier est issu, en partie, des réflexions menées au sein des groupes de recherche que les deux professeures dirigent à l’Université du Québec à Montréal, soit, respectivement, le GRIAV (Groupe de recherche interdisciplinaire en arts vivants) et le PRint (Pratiques interartistiques & scènes contemporaines). Accordant une large place à la recherche-création, les analyses proposées ici, en plus de nous faire découvrir des conduites productives particulières, mettent au jour des méthodologies qui, au contact de pratiques et de formes composites, fluctuantes, n’ont d’autre choix que d’être agies, sinon transformées, par celles-ci. Alors que certains textes sont autoréflexifs, portant sur des démarches plaçant le corps de l’artiste au centre de l’expérience du métissage et du croisement, d’autres, consacrés au défrichage épistémologique ou à la question de la diffusion de la recherche-création, présentent un point de vue externe, imprégné toutefois de singularité. La diversité des objets et des formes d’analyse privilégiées dans ce dossier révèle que l’intention des responsables n’est assurément pas de circonscrire exactement le champ, par trop protéiforme, des pratiques interdisciplinaires contemporaines, mais bien de mettre en lumière des marques, des aspects saillants et des mouvances importantes, du côté de la conduite artistique comme du côté du regard qui l’accompagne. « La recherche nous invente nous-même[2] », avance David Le Breton. Cette affirmation trouve ici une forte résonance.
Dans la section « Documents », des récits de collaborations artistiques, des entretiens et une trajectoire iconographique prolongent le dossier thématique. Ces contributions nous font entrer dans l’intimité créatrice en abordant le travail des artistes de façon sensible. La conceptrice sonore Nancy Tobin rend compte de l’entrelacement des écritures dans son travail de collaboration avec la chorégraphe Danièle Desnoyers. L’interprète et dramaturge Morena Prats fait émerger trois principes clés de la pratique interdisciplinaire de Michel F. Côté en se penchant sur une allocution de l’artiste ainsi que sur un entretien entre ce dernier et Fabienne Cabado. Enfin, la chorégraphe Catherine Gaudet nous ouvre les pages de son journal de création.
Ailleurs dans ce numéro
La section suivante, « Pratiques et travaux », dédiée à la publication d’articles hors dossier, comporte deux textes. Le premier, signé par François Jardon-Gomez, déploie une analyse fine et originale sur les formes et fonctions du tragique dans Le sang des promesses, la tétralogie de Wajdi Mouawad formée des pièces Littoral, Incendies, Forêts et Ciels. À partir du corpus mouawadien, l’auteur développe, entre autres, une réflexion sur les potentialités de la catharsis dans le théâtre contemporain. Le deuxième article, rédigé par Michaël Blais, s’intéresse au parcours d’émancipation sociale de Mademoiselle Clairon, célèbre actrice française du XVIIIe siècle. À travers une lecture attentive des mémoires de celle-ci, des écrits qui reposent sur un mélange de réalité historique et de mise en fiction de soi, mis en parallèle avec des libelles parus à la même époque, il révèle une trajectoire de femme étonnante en tous points, et qui semble unique pour la société d’Ancien Régime. Enfin, dans la section « Revue des revues », des numéros récents des périodiques Voix et images, Degrés, Tangence et Jeu sont présentés à travers un panorama critique livré par Sara Thibault.
Bonne lecture!