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Robert Lepage : destination monde via Toronto
Ceux qui connaissent les écrits scientifiques de Jane Koustas savent qu’il s’agit d’une des sources les plus prolifiques sur Robert Lepage. Depuis plus de vingt ans, Koustas suit l’évolution de l’artiste, cumulant les contributions à son sujet dans de nombreux périodiques et livres savants, autant en études théâtrales qu’en traductologie. Sa perspective est singulière : elle s’intéresse aux prestations de Lepage à Toronto, d’où elle analyse la réception tant des critiques torontois que des critiques québécois qui se déplacent pour voir les oeuvres en progression perpétuelle, et souvent en première dans la Ville-Reine. En ce sens, l’ouvrage Robert Lepage on the Toronto Stage: Language, Identity, Nation est la somme de la carrière de la chercheuse en théâtre et en traduction, mais aussi un parcours fascinant dans le questionnement comparatiste en études canadiennes.
Dans ce livre, Koustas propose d’explorer le rapport d’altérité entre Lepage et Toronto depuis ses débuts avec le Théâtre Repère pendant les années 1980 jusqu’à la première décennie du XXIe siècle, du spectacle de Circulations à celui du Dragon bleu. Le rapport d’altérité se modifie considérablement au cours de ces années : d’abord, par un effet de synecdoque, la ville prend les allures du RoC (Rest of Canada) pour Robert Lepage qui y découvre son identité québécoise dans un chez-lui légèrement différent; ensuite, la ville devient un tremplin vers le circuit des festivals internationaux qui assurent le financement de l’artiste. Les spectateurs de Toronto, habitués au théâtre québécois monté en traduction dans la ville, admirent quant à eux les qualités bilingues ou plurilingues du théâtre de Lepage, ainsi que sa capacité à brouiller les frontières nationales entre l’original québécois et la version canadienne-anglaise. Au gré des ambitions de la ville, qui dynamise sa scène théâtrale pour se positionner à l’échelle des villes créatives dignes d’intérêt mondial, la vision internationalisante (interculturelle, transnationale) du théâtre de Robert Lepage occupe une place de choix. Inversement, l’esthétique théâtrale de Lepage présentée à Toronto transforme radicalement l’imaginaire du théâtre anglo-canadien. Dans la réciprocité des échanges entre l’artiste et la métropole, Koustas considère Lepage comme « formé par la ville de Toronto et en conversation avec elle[1] ». Et bien que l’artiste et la ville soient triangulés avec le monde, l’hypothèse de Koustas demeure qu’on comprend mieux l’oeuvre de Lepage en étudiant son rapport avec Toronto.
Puisant sporadiquement dans les travaux de Michael Cronin sur la traduction et le voyage ou de Charles Taylor sur le multiculturalisme canadien et la nécessité de la reconnaissance par les autres, Koustas ancre plus fréquemment sa discussion du théâtre de Robert Lepage dans les définitions du théâtre interculturel de Ric Knowles et du théâtre mondial (« global theatre ») de Patrick Lonergan. Souvent accusé d’orientalisme pour ses premiers spectacles (en particulier La trilogie des dragons), Lepage progresse vers le théâtre interculturel et mondial en allant véritablement à la rencontre des traditions étrangères pour jouer avec l’altérité et faire du spectacle un échange culturel. Comme Knowles, Koustas perçoit à Toronto des publics diversifiés prêts à interagir avec les spectacles de Lepage, qui multiplient les langues, les cultures et les traditions théâtrales. Puisqu’ils célèbrent la diversité plutôt que de l’effacer ou d’en faire un objet exotique, ces spectacles seraient plus exigeants envers leurs spectateurs. Se situant dans un long débat sur le rapport trouble que Robert Lepage entretient avec l’identité et l’altérité, Koustas est plus attentive à l’appréciation des spectateurs torontois qu’aux critiques continues d’orientalisme.
Après un premier chapitre qui présente l’histoire du théâtre québécois telle que perçue de Toronto, c’est-à-dire de Gratien Gélinas au théâtre de l’image auquel contribue Robert Lepage, Koustas consacre trois chapitres à l’analyse chronologique des spectacles de l’artiste à Toronto sous le signe de la rencontre, de l’histoire d’amour (« love affair ») et de l’épanouissement mondial. Le premier de ces chapitres porte sur les spectacles Circulations (1984), La trilogie des dragons (1986 et 1988), Les plaques tectoniques (1988) et Le polygraphe (1990). C’est avec Circulations que Robert Lepage se présente à la ville de Toronto, établissant les particularités qui allaient le distinguer : des personnages qui voyagent de par le monde et une tournée déjà internationale. Les critiques torontois sont éblouis par la nouveauté du projet, ses effets sonores et visuels, ainsi que son plurilinguisme omniprésent. Mais La trilogie des dragons devient bientôt l’oeuvre maîtresse, acclamée par tous les critiques quand elle est montée au du Maurier World Stage Festival en 1986, puis au Factory Theatre en 1988. L’action même du spectacle se déplace à Toronto pendant la deuxième partie de la trilogie. Les premières productions du spectacle ne contiennent pas de traduction pour leur plurilinguisme interne, obligeant les spectateurs à avoir recours aux autres langues de la scène et à faire l’expérience du multiculturalisme aussi présent dans la ville. Lepage revient au Festival du Maurier avec Les plaques tectoniques, un spectacle dont la réception montréalaise était partagée, mais dont la réception torontoise a été bienveillante, puis avec Le polygraphe. Koustas contraste la communication assurée au-delà du plurilinguisme et du transculturalisme de ces spectacles avec le retranchement modelé sur le bilinguisme officiel au Canada des productions Romeo & Juliette (mis en scène en collaboration avec Gordon McCall pour le festival Shakespeare on the Saskatchewan, 1989) ou Echo (de la compagnie Theatre 1774 à Montréal, 1990). Puisqu’ils ne suivent pas l’évolution méliorative que prédit Koustas, allant des deux solitudes fermées à l’interculturalisme croissant qui les décloisonne, ces deux spectacles sont présentés comme contre-exemples et ultimement, comme échecs.
Le chapitre sur l’histoire d’amour entre Robert Lepage et la ville de Toronto circonscrit les prochains spectacles : Les aiguilles et l’opium (1994), Les sept branches de la rivière Ota (1995), Elseneur (1996) et La géométrie des miracles (1998). Le premier spectacle, aussi monté au Festival du Maurier, amorce un trope maintenant commun chez Lepage : un artiste troublé se cherche au cours de longs voyages. Les voyages débordent maintenant le continent nord-américain : ceux de l’artiste, de Jean Cocteau et de Miles Davis s’entrecroisent sur l’océan Atlantique, créant selon Koustas des expériences plus authentiques et moins stéréotypées de l’altérité. Le spectacle des Sept branches, quant à lui, enracine véritablement Robert Lepage dans les ambitions de Toronto de se transformer en capitale culturelle internationale : il est en effet présenté en première nord-américaine dans le cadre du Today’s Japan Festival en 1995. L’histoire d’amour entre Toronto et Lepage risque de se terminer avec les problèmes techniques d’Elseneur, un insuccès que Koustas explique plutôt par le manque d’intérêt du Canada anglais pour cette adaptation de Hamlet dans une longue lignée de telles adaptations. Lepage renoue tout de même avec le Festival du Maurier pour la première de La géométrie des miracles, que les critiques torontois qualifient justement de « miracle », mais dont ils regrettent la faiblesse d’un texte dramatique décousu... Ces critiques sont tout aussi partagés devant La face cachée de la lune (2000), solo joué uniquement en anglais par un Lepage maintenant habitué à la scène du Maurier. Koustas conclut cependant que ce dernier spectacle réussit mieux que dans Elseneur et La géométrie des miracles la rencontre entre le Soi et l’Autre, la similarité et la différence.
À partir de 2000, Lepage s’absente de Toronto pendant neuf ans, le temps de mieux investir le circuit des festivals internationaux, puis revient avec Lipsynch (2009), Le projet Andersen (2010), Eonnagata (2010) et Le dragon bleu (2012), analysés dans le quatrième chapitre. Lepage est maintenant accueilli par le Festival Luminato, dont l’objectif explicite est de positionner Toronto sur le circuit festivalier international. Selon la chercheuse, Lipsynch annonce un rapport plus nuancé à l’interculturalisme théâtral, incorporant plusieurs technologies de la traduction, mais également des techniques de dramaturgie et de jeu issues d’autres traditions culturelles. Les critiques torontois acclament le spectacle, validant ainsi le discours du festival qui annonce que Lepage place le Canada sous les projecteurs du monde[2]. Louangé par les critiques et reconnu pour son apport au théâtre « canadien » tel que perçu par le monde, le diptyque du Projet Andersen et d’Eonnagata montre les rouages (financiers, diplomatiques) du circuit festivalier international, tout comme il les met en question. Le spectacle attire des salles complètes au moment même où les compagnies de théâtre se plaignent d’un manque d’assiduité des spectateurs. Enfin, Le dragon bleu poursuit la rencontre avec l’Orient qui commençait dans La trilogie des dragons, mais en incluant des artéfacts du réel plutôt que des stéréotypes issus de l’imaginaire. La ville de Toronto, suggère Koustas, mérite toujours son importance dans l’analyse du théâtre de Lepage, qui la traite tantôt d’escale, tantôt de source d’inspiration. Koustas brille dans ce chapitre avec ses descriptions des spectacles récents et sa perspective sur les particularités des représentations torontoises.
Ce qui hante ce livre et, plus généralement, les études canadiennes contemporaines, c’est la quête d’une méthodologie comparatiste apte à la gestion de la multitude – des réseaux, des zones de contact, de la diversité québécoise (voire franco-canadienne) comme de la diversité anglo-canadienne, de la ville comme du monde. Koustas pointe dans la direction de ces enjeux avec son étude de cas remarquable. On peut regretter, cependant, qu’elle n’en ait pas ressorti une avancée théorique ou méthodologique, qui aurait mis le comparatisme théâtral à niveau avec le comparatisme littéraire, qui se dote depuis une quinzaine d’années d’outils efficaces pour lire la mondialisation. À lui seul, par exemple, Literature and Globalization[3], un reader publié chez Routledge, montre la pertinence pour la littérature des travaux d’Anthony Giddens, Arjun Appadurai, Anna Tsing, Franco Moretti, Antonio Negri et Michael Hardt, et même de ceux, plus près de la traductologie que pratique Koustas, d’Emily Apter sur les termes intraduisibles qui mettraient des entraves à la circulation trop fluide de la littérature-monde. Un travail semblable reste à faire en études théâtrales.
Pour le reste, l’ouvrage Robert Lepage on the Toronto Stage atteint bien les objectifs qu’il se donne : d’abord, servir d’outil aux chercheurs qui étudient Lepage, en particulier ceux qui n’auraient pas accès aux ressources d’Ex Machina ou aux traces de ces spectacles souvent inédits; ensuite, ajouter une contribution importante à l’histoire du théâtre à Toronto, au Québec et au Canada.
Parties annexes
Notes
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[1]
« […] formed by and in conversation with Toronto » (Koustas, 2016 : 4). Toutes les citations en anglais ont été traduites par nos soins.
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[2]
Programme du Festival Luminato, cité dans Koustas, 2016 : 129.
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[3]
Liam Connell et Nicky Marsh (dir.), Literature and Globalization: A Reader, Londres et New York, Routledge, 2011.