L’internationalisation des études de traduction, ou le regard porté sur des pratiques qui ébranlent les acquis de la tradition occidentale, oblige à élargir l’idée qu’on se fait de la traduction. Le livre de Nicole Nolette s’inscrit dans ce courant impulsé par la critique postcolonialiste, la sociologie des communications mondialisées et la multimédialité qui bouleverse jusqu’à la notion de texte. On ne peut plus définir la traduction en lui assignant une identité fixe. Le terme désigne aujourd’hui un ensemble flou de pratiques variées qui partagent toutefois un « air de famille » – pour reprendre une description conceptuelle de Ludwig Wittgenstein adaptée à la traduction par Maria Tymoczko. Le théâtre francophone du Canada offre un riche éventail de ces pratiques hétéroglossiques pourtant assez peu envisagées sous l’angle de la traduction, du moins en dehors du Québec et de façon plus restrictive. Voilà tout l’intérêt pour la traductologie d’un essai qui recense et analyse ces phénomènes dans leurs contextes respectifs au terme d’une introduction théorique abondamment documentée visant à cerner la notion de « traduction ludique ». L’originalité de l’étude tient précisément à son angle d’approche, celui du « jeu » – jeu de rôles et jeu de langues – dans l’espace théâtral francophone du Canada, ou plutôt dans trois espaces différenciés, à savoir l’Ouest, l’Ontario et l’Acadie, non sans explorer les « transferts » (déplacements et transformations) entre, d’une part, ces « périphéries » qui cherchent individuellement à s’autonomiser et, d’autre part, Montréal, métropole théâtrale francophone du Canada. Même si ce n’est pas son but, cette fine observation des identités linguistiques jouées et déjouées sur scène contribue à établir une histoire et une sociologie du théâtre franco-canadien, de ses institutions et de ses publics. En ce sens, le livre constitue une référence indispensable pour la connaissance du théâtre francophone hors Québec depuis les années 1970 jusqu’à présent : les dramaturges et les metteurs en scène qui ont fait naître un théâtre spécifique à chacun des milieux francophones hors Québec, les pièces fondatrices, le passage d’un théâtre identitaire à une esthétique cherchant à se dégager de la représentation victimaire des origines au profit d’expérimentations linguistiques et scéniques, etc. Comme au Québec, c’est dans la décennie 1970 que le théâtre de répertoire cède la place à un théâtre de création dans les grands centres de la francophonie canadienne. Ce théâtre naît du même désir d’émancipation, d’affirmation et de reconnaissance collective. Au fondement de ce théâtre identitaire, la question de la langue se pose de façon plus aiguë qu’au Québec, l’enjeu étant la survie des francophones qui, en milieu minoritaire, n’ont d’autre choix que de communiquer en anglais dans la sphère publique. Ce vécu linguistique sert de matrice thématique et formelle à un théâtre à la fois réaliste et pessimiste qui reflète souvent la condition sociale, infériorisée, des francophones. Comme au Québec, c’est dans les années 1980 qu’intervient la rupture avec cette autoreprésentation victimaire, si ce n’est que le rapport à la langue reste le terrain privilégié de l’expérimentation. Là où, porté par les Gilles Maheu, Denis Marleau ou Robert Lepage, le théâtre québécois bascule du spéculaire dans le spectaculaire et accède à une reconnaissance internationale, le théâtre franco-canadien peine à prendre ses distances avec la représentation d’un soi qui fait corps avec la langue. Le spectaculaire demeure animé par le clivage existentiel entre l’usage du français et celui de l’anglais, ce rapport fût-il désormais traité de manière inventive et ludique. En ce sens, il n’est pas sûr que ce théâtre puisse être appelé « postidentitaire » comme l’auteure le qualifie (non sans finir par exprimer une certaine réserve) : solidaire des jeux et …
Nicole NOLETTE, Jouer la traduction : théâtre et hétérolinguisme au Canada francophone, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2015, 296 p.[Notice]
…plus d’informations
Annie Brisset, MSRC
Professeure émérite, Université d’Ottawa