À l’écoute

L’avènement des nouveaux médias a profondément bouleversé l’esthétique de la scène théâtrale occidentale. Traditionnellement défini par la rencontre réelle d’un acteur et d’un spectateur, le théâtre se voit en effet ajouter au XX^e siècle une autre dimension, celle du virtuel, par la médiation des ressources technologiques de l’image (diapositives, film, vidéo) et du son (bandes préenregistrées, séquenceurs, modélisateurs). La recherche savante s’est longtemps concentrée sur les nouvelles images de la scène produites par l’intégration des écrans, vidéos, simulations 3D, laissant dans l’ombre leur important corollaire, les technologies sonores. Ce n’est que récemment, avec l’avènement des technologies numériques, que les chercheurs en théâtre ont commencé à s’intéresser aux nouveaux dispositifs sonores de la scène : spatialisateurs, environnements acousmatiques et immersifs, logiciels d’interaction et de transformation des sons, et à la reconfiguration des paramètres de la perception qui en résulte. Dans la foulée, les études sur le son au théâtre ont gagné plus de visibilité, se dégageant des pratiques techniques pour élaborer une réflexion critique et théorique sur le théâtre comme phénomène sonore, en se tournant notamment vers les champs connexes de la philosophie de l’écoute, des études intermédiales et des récentes Sound Studies.

Le présent dossier de L’Annuaire théâtral témoigne du travail pionnier dans ce domaine du groupe international de recherche « Le son du théâtre / Theatre Sound ». Fondé par Marie-Madeleine Mervant-Roux (laboratoire ARIAS du CNRS, Paris) et Jean-Marc Larrue (CRIalt, Université de Montréal), ce groupe dynamique et prolifique est constitué d’une cinquantaine de chercheurs de différents pays réunis au sein de deux grands projets : « Intermédialité et spectacle vivant : les technologies sonores et le théâtre (XIX^e - XXI^e siècles) » (2009-2012) et « ECHO [ECrire l’Histoire de l’Oral] – L’émergence d’une oralité et d’une auralité modernes : mouvements du phonique dans l’image scénique (1950-2000) » (2014-2017), qui ont déjà donné lieu à plusieurs colloques et publications. L’Annuaire théâtral est très fier de contribuer à la diffusion de cette importante recherche dont une bonne partie se fait ici même, au Québec. Les articles qui composent ce numéro double présentent une nouvelle facette de la réflexion : rassemblés par les soins de Marie-Madeleine Mervant-Roux et Jean-Marc Larrue sous le titre « Écouter la scène contemporaine », ils proposent des études théoriques, historiques et formelles sur le travail du son et de l’écoute dans des productions scéniques marquantes des XX^e et XXI^e siècles, et sont suivis d’un entretien avec Scott Gibbons, l’un des plus éminents concepteurs sonores de notre époque.

Ce numéro de L’Annuaire théâtral est aussi l’occasion, impatiemment attendue, d’inaugurer notre nouvelle section « Recherche-création ». Jean-Paul Quéinnec, membre du comité de rédaction, en avait eu l’idée après avoir constaté la rareté des lieux de publication savante pour la réflexion critique des chercheurs-créateurs, alors pourtant que les programmes et démarches de recherche-création se multiplient dans les milieux académiques. L’étude théorique et méthodologique des processus de création par les chercheurs-créateurs eux-mêmes permet en effet une saisie privilégiée de la fabrique de l’écriture scénique, contribuant au développement de la connaissance du champ théâtral d’une manière complémentaire à celle des approches scientifiques conventionnelles. Publiée à tous les deux numéros, en alternance avec notre section d’articles libres « Pratiques et travaux », cette section « Recherche-création » permettra aux chercheurs-créateurs d’articuler ainsi théorie et pratique dans un espace de réflexion à la fois artistique et scientifique, ouvert et rigoureux.

En toute logique, c’est à Jean-Paul Quéinnec, chercheur-créateur titulaire de la Chaire de recherche du Canada « Dramaturgie sonore au théâtre » de l’Université du Québec à Chicoutimi, que revenait la direction de ce dossier inaugural consacré à l’émancipation des pratiques sonores au théâtre. Prenant en quelque sorte la balle au bond de l’entretien d’Éric Vautrin avec Scott Gibbons, il donne à son tour la parole à quatre créateurs sonores français et québécois, cherchant à conjuguer la description des processus à une réflexion critique sur la dramaturgie du son, notamment à l’égard des technologies. Le prochain dossier « Recherche-création », consacré à l’observation participante, sera publié dans le numéro 59; les chercheurs-créateurs intéressés à soumettre des propositions pour les numéros ultérieurs sont vivement invités à contacter directement Jean-Paul Quéinnec.

Comme c’est souvent le cas pour un numéro double, le nombre et la longueur des textes ne nous permettent pas de publier nos sections habituelles des « Notes de lecture » et de la « Revue des revues », qui reviendront dans le prochain numéro. Nous espérons donc que ce numéro tout entier consacré au son du théâtre saura vous plaire et susciter autant d’intérêt que le mérite ce sujet fondamental, trop longtemps et littéralement passé sous silence. Bonne lecture… et bonne écoute!