Résumés
Résumé
Cet article montre l’importance de l’enseignement du théâtre social dans les cours d’art dramatique à l’école secondaire. Ce type de théâtre suit les orientations actuelles pour l’éducation civique. Dans chaque production théâtrale, l’élève est vu et engagé en tant que citoyen créateur qui se mobilise pour transformer l’école et la communauté. Pour expliciter cette démarche, l’article est constitué de trois parties. La première présente les concepts généraux du théâtre social à l’école dans une perspective pédagogique et esthétique du processus d’enseignement en classe. La seconde affirme que cette création théâtrale mobilise les élèves en tant qu’investigateurs, citoyens engagés et créateurs interculturels. Pour conclure, quelques exemples d’activités sont proposés, lesquels valorisent les approches pratiques afin que les enseignants puissent les appliquer en classe. Cet article pose un regard sur l’école actuelle qui commande de nouvelles façons d’amener les jeunes à l’action citoyenne à travers le théâtre social.
Abstract
This article demonstrates the importance of teaching social theatre in high school drama classes. Social theatre aligns with current practice in teaching civics. Each theatrical production engages students as creative agents working to transform both school and community. The article is divided into three parts. First, I discuss some general concepts relating to social theatre as a pedagogic and aesthetic process of classroom instruction. Second, I argue that social theatre mobilizes students as researchers, active citizens, and intercultural creative agents. Finally, I provide some examples of in-class activities teachers can use to master the main concepts. The article highlights social theatre as an innovative method for engaging youth as citizens in their communities.
Corps de l’article
Le théâtre social, sa démarche pédagogique et esthétique, présente un intérêt certain dans l’enseignement de l’art dramatique, puisqu’il permet la mise en action de l’élève citoyen, qui entre en scène avec sa voix, ses gestes et ses émotions pour s’exprimer sur les enjeux sociaux actuels. La philosophie sous-jacente à ce mouvement d’art dramatique provient du concept du « théâtre considéré comme moyen de lutte sociale, comme moyen de hâter la décomposition d’une société donnée et de préparer l’avènement d’une société nouvelle » (Jaurès, 2006 : 77). Il faut appréhender cette nouvelle réalité sociale à partir de la pluralité des aspirations d’élèves qui participent ou assistent à ce type de théâtre. Celui-ci est un terrain propice à la prise de parole de l’élève citoyen en quête d’espoir, de paix et de justice contre la violence et les déséquilibres sociaux, et qui désire s’engager dans une démarche créative pour contribuer à l’amélioration de la société.
En plus de suivre l’évolution des principaux enjeux sociaux, le théâtre social, lorsqu’il est enseigné et pratiqué à l’école, répond aux orientations actuelles des programmes éducatifs du gouvernement du Québec, lesquelles prônent l’engagement citoyen et la socialisation des élèves. En effet, le programme d’art dramatique du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) vise à amener l’élève « à connaître l’autre et à comprendre l’environnement social et culturel dans lequel il évolue, autant de facteurs qui contribuent à développer son pouvoir d’action » (Gouvernement du Québec, 2006 : 3).
Ce texte démontre que le théâtre développe le pouvoir d’action de l’élève à l’école et dans son milieu. Le théâtre social s’inscrit donc dans une méthodologie et une pédagogie plaçant l’élève dans un processus d’engagement social et de mobilisation communautaire à travers chaque scène dramatique, chaque personnage et histoire contextualisés. Cette particularité du théâtre social permet d’intégrer les compétences transversales liées à la citoyenneté, soit le développement d’une culture de paix, d’une conscience environnementale et de plusieurs valeurs humanistes, et ce, à travers la création de spectacles variés.
Pour comprendre les choix théoriques mis de l’avant par cette pédagogie en art dramatique, l’article est divisé en trois parties : les concepts du théâtre social à l’école, le pouvoir du théâtre social dans la mobilisation des élèves, et finalement, les approches pratiques. La première partie présente les concepts issus de démarches artistiques et pédagogiques. La deuxième partie explique comment l’élève devient, à travers cette démarche, un investigateur ainsi qu’un créateur engagé dans la classe et la collectivité. Dans la troisième partie, le texte expose quatre exemples d’approches pratiques permettant aux enseignants de maîtriser et d’appliquer certains principes du théâtre social lors de créations en classe. Ces exemples couvrent les aspects suivants : la création de textes inspirés de la communauté, l’engagement des élèves dans les tâches artistiques et techniques, des sorties hors les murs appelées sorties esthétiques et des représentations théâtrales dans différents espaces.
Cet article a pour but de montrer que la pratique du théâtre social ouvre et développe un espace créatif, sensible et dynamique dans lequel chaque élève impliqué découvre sa capacité de lutter en faveur de changements sociaux. L’apprentissage, qui se fait à travers la création, la réflexion et l’action scénique, favorise le développement de l’élève en tant que citoyen actif, tout en valorisant son autonomie et son engagement.
Les concepts du théâtre social à l’école
L’école est un espace social. C’est dans cet univers que les élèves développent principalement leurs aptitudes à expérimenter des relations affectives valorisantes. Il s’agit d’une période déterminante de leur vie pendant laquelle ils forgent leur personnalité et leurs compétences relationnelles. Les élèves sont amenés à vivre l’exploration de connaissances avec et à travers l’autre. À partir des interactions avec leurs camarades, leurs enseignants et tous les éducateurs qui oeuvrent à l’école, les élèves apprennent à vivre en collectivité. Au sein de ce monde scolaire, ils deviennent des membres à part entière d’une classe et d’une société d’apprentissage. Dans cette microsociété, les élèves ont l’occasion de vivre autant de conflits que de relations amicales. Ils font des découvertes et expérimentent les réalités de la vie quotidienne avec leurs pairs et les adultes qui les encadrent. Cette socialisation incite bien sûr l’élève à expérimenter « la synergie du travail coopératif, où l’apport de chacun contribue à la qualité du résultat d’ensemble » (Gouvernement du Québec, 2006 : 1).
On parle ici du théâtre social comme d’une méthodologie qui est utilisée autant par les enseignants en art dramatique que par ceux d’autres disciplines, lesquels vont utiliser cette méthode pour acquérir des compétences transversales. Cette forme de théâtre contribue à la transformation de la société à partir de l’individu, et la valorise. Cette philosophie est d’ailleurs liée à la pensée de Brecht :
Nous avons besoin d’un théâtre qui ne permette pas seulement les sensations, les aperçus et les impulsions qu’autorise à chaque fois le champ historique des relations humaines sur lequel les diverses actions se déroulent, mais qui emploie et engendre les idées et les sentiments qui jouent un rôle dans la transformation du champ lui-même
Brecht, 2001 [1967] : 24
À la lumière de cet extrait, il est possible de faire un lien entre le théâtre social et la vision de l’école comme étant un espace de relations humaines où les élèves apprennent grâce à des fragments de vie mis en scène. Ainsi, à l’image d’une scène qui reproduit une séquence de l’existence par l’entremise de ses personnages qui dialoguent, la classe devient la vie elle-même, incarnée par le dialogue entre les élèves et les enseignants.
Le pédagogue Paulo Freire affirme que « si, en parlant, en exprimant le monde, les hommes le transforment, alors le dialogue s’impose comme le chemin par lequel les hommes trouvent leur signification en tant qu’hommes » (Freire, 2003 : 72). La spécificité esthétique du théâtre social contribue au développement de la convivialité et de l’action créative en communauté, laquelle mène à une réflexion sur les enjeux sociaux. Dans cette optique, la classe d’art dramatique est un lieu privilégié pour enseigner et expérimenter le théâtre social parce qu’elle constitue un espace de socialisation et de création où se déploie le vécu relationnel des élèves. Le résultat du partage et des échanges en groupe deviendra la matière première et privilégiée pour les productions. Cette pédagogie va s’inspirer de toute évidence de l’esthétique du théâtre politique de Piscator et de Brecht, reprenant le concept d’une scène orientée de façon à susciter des discussions sur des questions politiques et sociales. Piscator affirme : « La naissance d’une oeuvre dramatique répondant à l’orientation et à la forme de notre théâtre fait partie d’un processus dont l’évolution est inséparable de l’évolution générale de notre époque » (Piscator, 1962 : 84). Cette esthétique politique provient du regard citoyen envers les problèmes sociaux. Le théâtre est l’endroit de prédilection pour la mise en place de différents éléments artistiques provoquant l’action-réflexion et la transformation sociale. La parole vivante des élèves doit se manifester démocratiquement par le biais de la création : « Ce n’est pas dans le silence que les hommes se réalisent, mais dans la parole, dans le travail, dans l’action-réflexion » (Freire, 2003 : 72).
La mobilisation des élèves
L’élève en tant qu’investigateur créateur
La première étape pour commencer à travailler le théâtre social avec les élèves consiste à leur enseigner à investiguer et à se questionner. Le questionnement permet de développer une analyse critique qui encourage la prise de conscience. Il permet aux élèves d’élargir leur vision du monde et de s’interroger sur des enjeux et des phénomènes sociaux. Cette perception nouvelle créée par l’exercice du questionnement permet aussi de démystifier les conflits quotidiens. Selon Brecht, pour « toutes les crises et conflits, il faut trouver dans notre représentation des actions, des attitudes, des intonations, pour qu’ils soient clairement discernables » (Brecht, 2001 [1967] : 134). L’analyse de ces conflits autorise différentes interprétations d’une même situation et aboutit éventuellement à des changements d’opinion.
Ce processus de multiplication des points de vue confirme le pouvoir dialectique présent dans l’enseignement du théâtre. Les contradictions sont mises en évidence lors de chaque questionnement. Les opinions divergentes des élèves les forcent à développer une grande ouverture d’esprit et les obligent à réévaluer leurs certitudes. L’enseignant doit mettre en place des stratégies pour stimuler la perspicacité des élèves et pour favoriser une analyse rigoureuse des problèmes donnés. L’élève possède le droit de faire ses propres choix, issus du processus de questionnement. Cela va lui permettre d’agir avec discernement, d’être conscient et de parvenir ainsi à des confirmations personnelles. La construction d’une oeuvre de théâtre social passe nécessairement par cette étape qui favorise la cohésion du groupe et l’adhésion aux décisions prises par les élèves. Après une analyse approfondie, l’élève découvre des concepts pleinement liés à ses intérêts personnels et à son désir de création.
Dans la représentation finale du spectacle, ce même processus est transmis au public : chaque image, chaque scène, chaque histoire stimulent sa réflexion. De cette façon, on distingue que « l’activité du public est entendue diversement : ici, il s’agit de remettre en cause l’individu, de lui dire que ce qu’on lui montre le concerne » (Copfermann, 1969 : 181). En effet, en assistant à un spectacle à caractère social, le public expérimente la même démarche que les élèves qui ont créé le spectacle. La scène offre un espace dialectique dans lequel chacun peut trouver sa propre interprétation. Les scènes sont construites et travaillées de façon à remettre en question le regard et le positionnement passif du public. Le théâtre social provoque le public en l’incitant à jouer un rôle actif.
L’élève en tant que créateur engagé collectivement
Le théâtre social développe principalement la socialisation des élèves à l’aide d’une réflexion politique et citoyenne. Le processus créatif s’inscrit dans une méthode collaborative qui incite les élèves à travailler ensemble pour comprendre les enjeux sociaux.
Une stratégie qui favorise la socialisation des élèves est celle de l’utilisation du cercle lors d’ateliers. Cette technique, utilisée dans plusieurs activités, constitue un exercice explicite lié à la démocratisation de la parole. La plupart du temps, les participants sont placés en cercle lorsque le cours commence et se termine. Chaque rétroaction sur l’activité est perçue par les individus de façon égale parce que tout le monde se voit. Le cercle permet aussi l’écoute et la valorisation de chacun. Par conséquent, le cercle, dans la pratique théâtrale, « permet à un groupe de se reconnaître et donc aussi de se parler : il est la forme des assemblées » (Guénoun, 1992 : 14). Grâce à cette pratique en classe, l’opportunité d’inventer librement plusieurs types de spectacles de théâtre social s’accroît, la participation de tous étant favorisée.
Certaines productions exigent un engagement sérieux du groupe dans lequel chaque élève a son rôle à jouer. Les tâches en équipe contribuent au développement d’une conscience collective où chacun représente un exemple de citoyen dans le regard de l’autre. Ainsi, dans une création collective, tous possèdent une part de responsabilité. Cela peut être, entre autres exemples, aider à l’élaboration des costumes et des décors, écrire des scènes, organiser la diffusion du spectacle, faire le ménage dans les locaux de répétition ou s’impliquer en tant qu’assistant à la mise en scène.
Par cette action sociale théâtrale, les élèves expérimentent une rencontre personnelle avec eux-mêmes en affirmant leur potentiel transformateur. Nous pouvons observer chez eux des changements notables pendant le processus de prise de conscience, enclenché par le biais d’une histoire particulière ou de l’interprétation d’un personnage. Brecht, dont il a été question plus haut, insiste sur cette réforme intérieure que vit l’être humain après avoir été mis en contact avec un art :
C’est un plaisir pour l’homme de se transformer par l’art comme par la vie courante, et par l’art à l’usage de celle-ci. Il lui faut donc pouvoir se sentir et se voir comme transformable, et la société avec lui, et il lui faut assimiler, de manière plaisante dans l’art, les lois aventureuses selon lesquelles s’effectuent les transformations
Brecht, 2001 [1967] : 247
Lorsque les élèves pratiquent une forme de théâtre engagé, ils deviennent, dans la classe et dans la société, des exemples de citoyens luttant, entre autres, pour une culture de paix et une conscience environnementale. L’art prend alors toute son importance dans la vie sociale, comme l’affirme Boal :
Mot, image et son, qui, aujourd’hui, sont les canaux de l’oppression, doivent être conquis par les opprimés comme formes de libération. Il ne suffit pas de consommer de la culture : il est nécessaire de la produire. Il ne suffit pas de jouir de l’art : il est nécessaire d’être artiste. Il ne suffit pas de produire des idées : il est nécessaire de les transformer en actes sociaux, concrets et continus
Boal, 2009 : 1
L’élève en tant que créateur interculturel
L’ouverture sur le monde permet des pratiques pédagogiques diversifiées, voire inspirées par des pratiques interculturelles qui facilitent la prise en considération de l’altérité. Dans ce courant pédagogique très actuel se trouve « la formation philosophique, morale et éthique de l’individu dans le respect des valeurs démocratiques […]. On voit qu’il […] est nécessaire également de penser que la connaissance de l’autre, sur son terrain, dans son milieu, est source d’enrichissement pour les différents partenaires » (Groux, 2002 : 171).
Le théâtre social, exercé en classe, tient compte de ces courants et pratiques pédagogiques diversifiés, ce qui favorise le processus créatif. La diversité culturelle permet l’éclosion de créations artistiques singulières et originales.
Cette diversité culturelle provient principalement du regard que les élèves posent sur leur propre groupe. Une grande partie du processus de création se déroule au sein même de la salle de classe à partir de sujets variés, des réalités propres à chacun, des différences d’opinions, des histoires de vie, etc. Cette pratique pédagogique et théâtrale améliore l’émergence d’idées dans le processus de création. Elle s’avère un bon moyen de reconnaître la diversité existant dans la société ainsi que d’accroître chez l’élève une vision enrichie et approfondie. Dans un esprit de progression, ce travail s’effectue à partir de la réalité du groupe, de l’école, de la communauté, de la ville, de l’état, du pays, du continent, encourageant par là une vision de plus en plus globale. L’élève comprend ainsi qu’il fait partie d’une communauté étroitement reliée à une réalité globale.
De plus, le processus de création favorise l’apprentissage du vivre ensemble, dans une société diversifiée qui se caractérise par de multiples références. L’écriture scénique de la pièce va dans ce sens pour expliciter, par exemple, la réalité pluriethnique d’un quartier. Il s’agit aussi d’un espace intégrateur de langages, où chaque élève forge son identité plurielle qui lui donne pouvoir et sens des responsabilités en tant que citoyen du monde. Par le biais de plusieurs activités visant à interroger l’identité sociale et culturelle de l’élève, l’enseignant oriente celui-ci vers le choix de points d’ancrage lui permettant de reconnaître sa singularité. À partir de cette reconnaissance de soi, l’élève va affirmer sa personnalité et ses valeurs, qui influenceront à leur tour chaque oeuvre créée.
Les approches pratiques
Créer des textes inspirés de la communauté
Où trouve-t-on les idées et les canevas permettant la création de productions de théâtre social? Dans la communauté, tout simplement! Le théâtre social s’inspire de situations, de problématiques et de phénomènes sociaux et culturels. Le premier travail conscient et critique de recherche s’effectue donc sur le terrain. Cette première recherche permet d’établir des liens entre les situations locales et les problématiques globales. Par exemple, lorsque survient un problème environnemental qui a des impacts sur le quartier où se situe l’école, les élèves doivent être conscients qu’une situation similaire a probablement déjà existé dans une autre communauté. L’enseignant conduit d’abord les élèves à approfondir leur vision de la communauté à partir de leurs perceptions et de leurs connaissances. Cet approfondissement dialectique au sujet des enjeux du quartier est fondamental pour favoriser une création artistique cohérente.
Ensuite, les élèves sont invités à investiguer sur le terrain. La première étape pour réaliser une recherche sur une communauté est d’effectuer un diagnostic du contexte local. Il est très important de sonder la population locale, de chercher des informations sur l’histoire et le fonctionnement quotidien de la communauté. Pour faciliter cette recherche, l’enseignant peut déployer différentes stratégies comme diviser la classe en sous-groupes. Ceux-ci auront le mandat de collecter des données et des informations sur les différents enjeux et réalités du quartier. Pour ce faire, l’enseignant pourra, entre autres, créer avec les élèves un questionnaire destiné aux membres d’une communauté, produire une exposition de photos sur le quartier, étudier les informations démographiques, lire ou écouter les nouvelles médiatiques concernant le sujet, visiter les organismes communautaires du quartier et organiser des entrevues avec les citoyens. Ces données serviront de références pour l’écriture du texte, la mise en scène et la création de la pièce. Les textes seront écrits et retravaillés par les élèves selon leur niveau d’apprentissage et leur formation. Il est primordial de respecter leurs choix tout au long du processus de création. L’enseignant agira comme un guide et un médiateur en favorisant une ambiance propice à la discussion et à la production collective.
Cette pédagogie contribue à affirmer le rôle de l’élève citoyen qui peut exprimer les réalités sociales et se questionner sur leur problématique. L’enseignement, la pratique du théâtre social et son processus d’écriture entraînent les élèves à vivre des expériences d’implication dans la société qui sont réelles et significatives, et à travers lesquelles ils interrogent et découvrent le monde. Cela leur permet aussi de s’exprimer grâce à la parole plurielle. Le texte révèle les rêves et les préoccupations des élèves, et reste démocratique en ce qu’il donne un portrait des opinions et des réflexions ainsi que des nouvelles connaissances acquises par le groupe créateur.
Engager les élèves dans les tâches artistiques et techniques
La création participative est la stratégie pédagogique privilégiée dans le théâtre social. On parle aussi de « création collective » puisque la démarche se déroule principalement en groupe. Pierre Chabert explique ce processus collectif lorsqu’il exprime que
partout s’affirme une conception collective du travail, sous des formes très diverses. C’est d’abord une collaboration et un échange étroits entre les différents créateurs du théâtre […]. C’est un décloisonnement entre les diverses fonctions du théâtre, une attention réciproque engendrant un dialogue
Chabert, 1981 : 89
On utilise ici le mot « participatif » à cause de la valeur démocratique de cette forme de théâtre, laquelle provient de la vision de l’élève en tant que créateur autonome. En effet, pour créer des spectacles à caractère social, les élèves doivent être impliqués dans chaque étape. Ils sont invités à participer à la réalisation de la plupart des éléments du spectacle. Ce travail collectif est facilement identifiable par le spectateur lors de la représentation. Chaque participant a un rôle à jouer pour monter un spectacle s’inscrivant dans une démarche collaborative. Cette forme de création provient de la socialisation des idées et favorise l’autonomie, ainsi que le respect mutuel des talents individuels. Dans cette perspective, « [l]e sujet d’une création collective est de toute première importance. Il doit drainer les imaginations, emporter l’adhésion, jouer le rôle de catalyseur, opérer la fusion du groupe. Celui-ci doit s’y reconnaître, s’y projeter, s’y identifier » (Chabert, 1981 : 95).
L’enseignant crée un cadre pédagogique dynamique et motivant quand il encourage l’implication de l’ensemble des élèves dans le processus de création et lors de la représentation de l’oeuvre finale. Dans l’élaboration de ce type de production, il n’y a pas de pouvoir centralisé. Le pédagogue accompagne les élèves actifs à chaque étape et les guide jusqu’à la représentation du spectacle.
Afin de susciter l’engagement de l’élève et le travail collaboratif, plusieurs stratégies et activités peuvent être proposées, telles que la création d’un contrat de groupe avec la liste des tâches de chaque participant; l’affichage d’un organigramme sur le mur de la classe avec les échéanciers et la description de tâches; le calendrier de votes et de prises de décisions pour chacune des étapes. On doit former des équipes qui verront à la confection des éléments de la scénographie ainsi qu’à l’écriture du texte. Chaque équipe nommera un leader responsable de la réalisation des étapes. De plus, à la fin de chaque cours, l’enseignant désignera un élève qui sera responsable d’animer la rétroaction sur les réalisations et les activités qui ont eu lieu durant la période.
Réaliser des sorties esthétiques
Faire sortir les élèves à l’extérieur de la classe et de l’école importe si on veut les inciter à réfléchir sur l’impact social de la représentation d’un lieu lors d’un spectacle. Chaque sortie provoque des situations de confrontation et de réflexion en lien avec le lieu et le milieu visités. Ces sorties encouragent les élèves à poser un regard social et esthétique neuf sur les rues, bâtiments et objets du quartier qu’ils connaissent déjà. Lors des visites, le rôle de l’enseignant implique de questionner et d’encourager les élèves à regarder chaque lieu comme une possibilité d’espace esthétique, riche pour la création et envisageable pour la représentation. On donne en quelque sorte aux élèves des lunettes favorisant l’imagination. L’enseignant leur demande comment ils pourraient aménager chaque espace, guidés par les choix créatifs qu’ils ont faits au préalable.
Entre autres exemples de sortie, le groupe peut aller observer l’extérieur de l’école, se rendre dans un parc, dans les rues et les commerces avoisinants. Deux types de questionnement peuvent être proposés aux élèves sur ces espaces afin de susciter analyses et réflexions. Comment pourraient-ils transformer et aménager ces endroits en espace scénique alternatif? Comment peut-on les occuper théâtralement et jouer par exemple en face de tel ou tel bâtiment, situé à l’intersection de ces deux rues, à côté d’une statue ou dans un jardin? Visiter ces endroits dans le but de faire une recherche visuelle d’éléments qui seront ensuite intégrés à la représentation est une deuxième possibilité. Ces sorties à l’extérieur du cadre scolaire sont riches en découvertes, car, en plus de stimuler l’imagination des élèves, elles leur permettent de développer une vision adéquate, ouverte et non stéréotypée de l’environnement à reproduire sur scène.
L’apprentissage scolaire peut donc se passer à l’extérieur des murs de l’école. Lors de ces expériences sur le terrain, les élèves contracteront un sentiment d’appartenance à leur communauté. Certains élèves feront même la découverte d’espaces qu’ils ne connaissaient pas et n’avaient jamais imaginés. Aussi se mettront-ils à construire du savoir à partir de la réalité. Les élèves apprennent à vivre la création d’une pièce de théâtre social comme un processus de valorisation de la vie locale et communautaire, l’objectif des sorties esthétiques étant aussi de les inciter à se questionner sur l’organisation d’un quartier ou d’une ville.
Jouer la représentation dans différents espaces
Les espaces où l’on peut présenter une production sont variés puisque le théâtre social tend à recréer une ambiance réaliste, proche du milieu social, et qui contribue à mettre en valeur l’oeuvre façonnée pour faire réfléchir le public. Les représentations peuvent évidemment se dérouler sur une scène traditionnelle, mais on peut aussi privilégier un autre espace comme un couloir d’école, son centre sportif, sa cafétéria ou encore la rue. Pour l’enseignant, il s’agit de générer un travail d’ouverture permettant de sortir des schémas traditionnels. Si le spectacle est présenté dans un lieu non traditionnel, il est nécessaire que les élèves soient amenés au préalable à effectuer des recherches afin de se familiariser avec des exemples typiques d’une telle production hors norme. Il existe plusieurs façons d’aider les élèves à réfléchir à l’éclatement de l’espace scénique. L’enseignant peut, par exemple, proposer différents lieux comme espace scénique pour la future production. Le changement d’espace facilite un type de composition dans laquelle l’interaction est libre. On considère que « l’espace scénique n’est pas seulement un lieu en société; il est à proprement parler un foyer d’action sociale » (Le Moal-Piltzing, 1983 : 7).
Pour les élèves, l’occupation de plusieurs types de lieux pour les représentations entraîne une nouvelle symbolisation de la scène, en plus d’une théâtralisation du quotidien. Cela contribue à ce qu’ils élargissent leur regard esthétique et à ce qu’ils prennent en considération plusieurs types d’espaces dans leur environnement. Ce regard esthétique change leur perception de l’école, de la rue et des endroits publics. Ils deviennent peu à peu des créateurs d’espaces esthétiques par les choix artistiques qu’ils effectuent à chaque nouveau montage.
Cette démarche et cette prise de conscience concordent tout à fait avec la tendance actuelle d’occuper les espaces publics par des oeuvres artistiques et des manifestations culturelles. L’art contemporain confirme qu’il ne devrait pas y avoir de lieux cloisonnés destinés uniquement aux productions artistiques, car les gens apprécient le fait de se rencontrer dans un espace pluriel à même de multiplier l’expérience culturelle.
L’engagement de l’élève, gage de motivation
Pour être motivée à apprendre et à développer des compétences, la génération d’élèves présents dans nos classes a besoin d’être stimulée par une grande variété de contenus et de stratégies pédagogiques qui vont la mettre en action et dynamiser le travail effectué en classe. La société demande aussi à l’école un investissement accru afin de favoriser le développement des relations sociales. En ce sens, l’enseignement du théâtre social permet justement la mise en place de stratégies pédagogiques dynamiques qui génèrent une ambiance créative dans la classe d’art dramatique et stimulent la socialisation et l’engagement citoyen. Ce théâtre unifie l’école et la société dans une mobilisation qui engage l’élève et l’incite à devenir un citoyen actif, critique et engagé. Il apprend et comprend qu’il est un créateur qui travaille en collectivité et qui peut analyser les problématiques sociales. Il peut également influer sur l’environnement par sa créativité artistique, expérimentée grâce au théâtre.
Dans cet itinéraire esthétique et pédagogique où s’unissent le théâtre et la vie sociale, l’enseignant d’art dramatique joue un rôle important et se doit d’être engagé lui aussi. Le pédagogue Paulo Freire remarque que la présence vivante de l’enseignant ne passe pas inaperçue auprès des élèves puisque « dans l’école, [il] est une présence qui est en soi politique » (Freire, 2003 : 57). En effet, les élèves voient leurs enseignants comme des modèles de citoyens actifs, guidés par une conscience sociale qui les porte à défendre des valeurs humanistes. Dans l’exercice du théâtre social, les enseignants et les élèves créent et travaillent ensemble, contribuant ainsi à la lutte pour les changements sociaux. La philosophie et la pédagogie du théâtre social incitent le tandem enseignant-élèves à réfléchir, à travailler, à créer et à agir dans le but de mobiliser les autres citoyens avec courage et espoir. Freire affirme d’ailleurs : « l’espérance me pousse à lutter, et si je lutte, c’est parce que je suis dans l’espérance » (Freire, 2003 : 76).
Parties annexes
Note biographique
Ney Wendell est professeur à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). Il a fait un post-doctorat en sociologie à l’UQÀM, ainsi qu’une maîtrise et un doctorat en arts de la scène à l’Université fédérale de Bahia-Brésil. Il est l’auteur de plusieurs livres en portugais sur le théâtre, l’éducation et le développement social. Ses activités de recherche portent sur le théâtre social, la médiation théâtrale et l’éducation interculturelle.
Bibliographie
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