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Avec Comment tuer Shakespeare, l’auteur dramatique québécois Normand Chaurette, bien connu pour l’intertextualité dépaysante de ses pièces, convie son lecteur pour une toute première fois au récit de ses expériences de traducteur et de lecteur du répertoire shakespearien. Ce livre a d’ailleurs été publié quelques mois avant la production de sa version du Roi Lear, présentée au Théâtre du Nouveau Monde en mars 2012, dans une mise en scène signée Denis Marleau. L’auteur de l’ouvrage y rassemble les nombreuses réflexions, préoccupations et questions qui ont façonné, depuis vingt-cinq ans, son rapport à la fable shakespearienne, à la réception de l’oeuvre du dramaturge anglais ainsi qu’aux transformations sémantiques qu’impose le travail de la traduction. À la lecture de ce livre qui fait se confondre réel et imaginaire, vécu et rêve, force est de constater qu’un tel rapport au texte étranger se présente, pour l’homme de théâtre québécois, aussi conflictuel que complexe.

Aux frontières de l’essai, du journal et du récit de fiction, Comment tuer Shakespeare s’ouvre sur une reconstitution des derniers moments du chanteur et traducteur bulgare Bantcho Bantchevsky, au Metropolitain Opera de New York. Dans ce premier chapitre, intitulé « Les Amants », l’expérience fatale de cet homme qui s’est donné la mort lors d’une représentation décevante de l’opéra Macbeth de Giuseppe Verdi permet de soulever d’entrée de jeu d’intéressantes questions sur les attentes et la réception du spectateur, de même que sur les risques de l’interprétation. « À quoi servaient les génies de Shakespeare et de Verdi si c’était pour être compris, analysés au regard de leurs époques, des courants littéraires et musicaux? » (p. 18), demande Chaurette. S’ensuit une hypothèse selon laquelle on pourrait distinguer, sur les plans sociolinguistique et même génétique, les Anglo-Saxons des Latins dans leur perception du monde : « [N]ous serions constitués de telle manière que nous verrions, percevrions, ingurgiterions, respirerions et existerions de manière spécifique à un groupe d’appartenance » (p. 21). Les remarques de cette première partie du livre ont le mérite d’évoquer habilement, quoique trop brièvement, certains des écueils que rencontre inévitablement le traducteur du texte élisabéthain.

À l’instar de Bantcho qui, du balcon de l’opéra, a basculé du côté de la scène, l’auteur québécois s’est lui aussi jeté « dans le vide » (p. 23) après avoir choisi de se lancer dans une quête obsessionnelle visant la résurrection du lyrisme shakespearien. Chaurette confie qu’il avait longtemps rêvé de traduire Othello pour « faire se rencontrer le labeur de Shakespeare et le génie de Verdi. Les superposer l’un à l’autre. Voir lequel, le premier, va manger l’autre » (p. 26). Aussi s’affaire-t-il d’abord à mesurer et à interpréter l’important décalage entre l’Othello de Shakespeare et celui de Verdi : « [Tout] ce qui condamne Iago avec des mots dans la pièce est exclu de l’opéra de Verdi. Où le personnage est déloyal chez Shakespeare, il est idéaliste chez Verdi » (p. 29). Constamment relancé par les subtilités de la pièce, Chaurette fait ensuite le récit de rencontres fantasmées entre les deux personnages clés que sont Iago et Cassio. On descend alors dans la cave du traducteur québécois où s’opère la « dissection des mots, depuis leurs syllabes jusqu’aux idées qu’elles [font] naître » (p. 41), notamment sous l’influence de Iago. Convaincu que « le problème avec Othello, c’est Shakespeare » (p. 47), le dramaturge affine sa compréhension de la traduction en rappelant « que ce ne sont pas juste les mots qu’on doit traduire quand on entre dans un monologue tourmenté », mais plutôt « la souffrance que réclame le personnage » (p. 51). Le même constat s’impose devant Richard III, un texte qui a conduit Chaurette à l’écriture de la pièce Les reines (1991). C’est sur « une plage éblouissante, aussi longue que large » (p. 53) qu’il retrouve l’inspiration par le biais du personnage du roi Richard lui-même. Il cherche alors, sur ce rivage d’une infinie clarté, à décrypter les énigmes laissées dans le texte par le personnage du roi d’Angleterre qui, tout comme Iago, « embrasse le savoir de toutes les époques » (p. 56). Après des considérations sur l’ambivalence de l’orthographe anglaise au XVIe siècle, c’est la présence sourde des femmes dans la pièce qui va retenir au final son attention. La décision de supprimer la réplique « Small joy have I in being England’s queen », loin d’une simple tentative de sa part de cultiver « une angoisse dans le silence » (p. 67), dit bien en ce sens l’ambition de Chaurette de convoquer les joies et les peines de ces reines négligées pour en faire une pièce nouvelle. « Reines déjà écrites, mais pas nées, déjà parlantes, mais pas encore reines » (p. 69), affirme le dramaturge québécois, pour dire la nécessité de donner à ces femmes la parole ailleurs que dans une traduction.

Au début du chapitre suivant, qui a pour titre « Les Maîtresses », Chaurette concède que la complexité déroutante des oeuvres de Shakespeare l’oblige généralement à trouver des réponses ailleurs que dans le texte. Il fait remarquer qu’« on est rarement seul quand on traduit Shakespeare. Avant nous, plusieurs l’ont fait; plusieurs le feront encore après nous » (p. 80). Sans promouvoir une méthode spécifique, il admet néanmoins l’utilité de nombreux outils, comme les traductions déjà existantes, les productions théâtrales et les interprétations de spécialistes, que le traducteur d’aujourd’hui ne peut négliger. « La culture d’une pièce de Shakespeare fait partie, depuis toujours, et encore aujourd’hui, de ce qui la rend attrayante auprès du public, spécialistes inclus » (p. 83). C’est dire, selon Chaurette, que l’on ne peut ignorer les réseaux interprétatifs que tisse cette oeuvre depuis cinq siècles. Renvoyant de fait à de grandes scènes de Roméo et Juliette, du Roi Lear et de Hamlet, il démontre la nécessité de traduire en prenant appui sur l’esthétique et la culture élisabéthaines. Il ajoute par ailleurs qu’il s’est attaché au corpus shakespearien parce qu’il s’y retrouvait aisément, de la même façon qu’il s’est pris d’affection pour des auteurs nordiques comme Ibsen, Tchekhov et Wilde. Séduit, au moment de sa première commande, par la tentation de traduire mot à mot la pièce Comme il vous plaira, il reconnaît aujourd’hui qu’il esquivait ainsi des questions essentielles au traducteur : « qu’est-ce que je veux dire à travers Shakespeare? » - « qu’est-ce que dit Shakespeare dans ce texte? » (p. 89-90). Enfin, dans le récit de ses expériences aux côtés de la metteuse en scène Alice Ronfard (son héroïne, sa Rosalind !), avec qui il aura développé une profonde complicité (au point de ne pas savoir « qui traduisait et qui écrivait sous la dictée de l’autre » (p. 103)), on découvre un traducteur entraîné hors de sa zone de confort, qui parvient peu à peu à vaincre ses appréhensions et à s’initier à la sincérité de l’amour shakespearien.

Si plusieurs questions sur « le mur de feu qui sépare l’amour en anglais de l’amour en français » (p. 104) sont nées de la traduction de Comme il vous plaira, c’est que Chaurette « n’avai[t] pas compris comment fonctionn[ait] le discours amoureux chez Shakespeare avant de se confronter à Roméo et Juliette » (p. 91). Ces observations sur les passions amoureuses dans le drame shakespearien mènent ainsi au troisième chapitre intitulé « L’Amour », qui aborde quatre traductions. Chaurette commente d’abord l’étonnante ambiguïté qui fonde Le Songe d’une nuit d’été. Pointant les multiples détours et ruptures qui caractérisent la trame dramatique de cette comédie, le dramaturge se rappelle avoir voulu « traduire dans le plaisir; [se] laisser surprendre par un vers qu[’il] conna[issait] de mémoire, voir arriver une réplique extraordinaire, revivre le moment si éblouissant du “monde entier est un théâtre” » (p.121). Tout le merveilleux de cette pièce explique d’ailleurs pourquoi elle fut longtemps un incontournable du théâtre de collège… dont il ne fut guère épargné! Traduire ce texte, explique Chaurette, nécessite de se laisser emporter par ses envolées fantastiques pour ensuite accéder à la « résonance musicale en français » (p. 130).

Le vrai, le faux, la vérité et l’apparence dans la mort et l’amour sont les clés de l’interprétation chaurettienne de Roméo et Juliette. Pour parler de cette autre traduction, l’auteur délaisse le journal de création et se pose cette fois en analyste de la dynamique des échanges dans cette pièce, réputée très simple sur le plan dramaturgique, mais qui se révèle pourtant « l’une des plus impénétrables … » (p. 137). La densité de ce texte s’impose à l’évidence comme l’un de ses attraits principaux pour le traducteur. Fasciné par le caractère énigmatique de ces répliques d’un autre monde, ce dernier concède avoir voulu écrire une version qui aurait « laissé respirer toutes les vétustés élisabéthaines » (p. 136). Deux Shakespeare semblent oeuvrer à l’écriture de cette pièce : un homme de théâtre (également architecte) et un poète (également musicien). Ces deux figures d’artistes constituent, selon Chaurette, l’ADN des personnages de Mercutio, de Tybalt puis de Paris, et mettent en relief les chassés-croisés de la tragédie.

Après cette plongée dans les méandres de Roméo et Juliette, Chaurette évoque, pour mettre son travail en perspective, ses premiers essais de traduction (12 sonnets) en 1981 et 1982. A cette époque déjà, il opte pour une syntaxe insolite, étrangère au français, qui épouse la structure décasyllabique du texte original, tout en s’adonnant à d’étonnantes acrobaties linguistiques. Motivées par la force poétique et rythmique de la langue élisabéthaine, celles-ci restituent la dimension lyrique des passions shakespeariennes. A ce propos, ce chapitre sur l’amour s’achève sur le récit de la vie amoureuse de la dramaturge et nouvelliste américaine Delia Bacon qui constitue, selon l’auteur, l’une des clés de sa traduction de La nuit des rois. S’appuyant sur les ouvrages de James Shapiro[1] et Bill Bryson[2], Chaurette raconte l’échec amoureux de cette femme de lettres trahie par son bien-aimé, « sorte de prince de Danemark » (p.196). Avide de reconnaissance, Bacon aura cherché à démontrer, dans La philosophie des pièces de Shakespeare enfin dévoilée (1857), que Shakespeare n’avait pas écrit ses oeuvres. La thèse de Bacon en attribue plutôt la paternité à celui dont elle croyait être la descendante, l’auteur élisabéthain Francis Bacon, mais sans jamais le nommer. L’on sent bien, dans ses pages, la fascination de Chaurette pour la foi inébranlable de Delia Bacon. Reste qu’il y est par ailleurs rarement question de la traduction de La nuit des rois. Au-delà de l’affirmation selon laquelle « les dialogues ainsi que le texte de la lettre de Delia » (p. 95) ont été intégrés à sa traduction, Chaurette n’explique pas vraiment le lien entre l’histoire de cette femme et la traduction de la pièce.

Dans le chapitre final, « La Mère », Chaurette reprend et approfondit plusieurs pistes ouvertes dans ce livre, articulées autour du risque dans le geste créateur, et qui ont orienté son exploration de l’univers shakespearien. « J’en étais venu à réaliser, en traduisant Le Roi Lear, que j’aimais Shakespeare, au point de vouloir […] le tuer, le ressusciter, parce que nos zones d’inconfort étaient au même endroit : dans l’amour » (Chaurette, 2011 : 203). Acquis à la conviction que le barde anglais puisait sa force dans « la souffrance de l’humanité » (p. 204), l’auteur concède avoir longtemps refusé de le suivre sur le chemin de cet « amour total, celui dans lequel l’autre se donne, s’oublie, se trouve à naître et à se constituer » (p. 209). Le Conte d’hiver représente à cet égard un point tournant. Deux mises en scène de l’oeuvre, l’une québécoise et l’autre londonienne, provoquent chez lui une véritable prise de conscience. Principalement à l’égard de la grandeur de l’amour maternel, qui n’est pourtant pas en cause dans la pièce. Puisque « l’amour d’une mère est au-dessus de tout » (p. 219), explique-t-il, la résurrection de celle-ci lui apparaît comme l’ultime dénouement du drame, ce qui lui procure toute sa force. S’il s’agit pour Chaurette d’un retour à l’origine (le ventre maternel) qui ne peut que dissoudre l’intrigue et la fin elle-même de l’histoire, cette manoeuvre, infidèle au dénouement original, suffit à exprimer la logique de son approche sensible de la traduction.

Véritable excursion dans l’imaginaire chaurettien, Comment tuer Shakespeare réussit avec brio à mettre en lumière la complexité et la fragilité du processus de traduction, notamment lorsque cette pratique ne se fonde plus sur un postulat d’équivalence entre le texte d’origine et le texte d’arrivée, mais cherche plutôt à rétablir une correspondance entre le canon shakespearien et les structures linguistiques et littéraires de notre époque.