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Par la place donnée au peuple dans l’acte théâtral (comme acteur et / ou comme destinataire de la représentation), le théâtre populaire a constitué, en France, après la Seconde Guerre mondiale, une référence structurante dans la mise en place par l’État démocratique d’une intervention publique en matière culturelle. Cette référence a formé, au fil des années, non pas un modèle aux caractéristiques stables et pérennes, mais un ensemble de représentations, plus ou moins cohérentes et partagées. Inséré dans la mémoire collective du théâtre public, le théâtre populaire est devenu un « lieu de mémoire », pour reprendre la terminologie de Pierre Nora, c’est-à-dire un élément constitutif de l’identité du théâtre public, mais constamment actualisé, interrogé en fonction des enjeux du présent et d’une lecture renouvelée du passé.
Entre référence et révérence à un lieu de mémoire, comment la dynamique de la création et les impératifs de l’institution tracent-ils une voie originale, entre héritage imposé et filiation revendiquée ? Cette question sous-tend les textes présentés dans ce dossier qui fait le pari du croisement des temps historiques et des contextes nationaux.
En effet, la juxtaposition de la perspective québécoise et de l’histoire française permet de saisir les effets d’importation culturelle (la politique culturelle française ayant pu être pensée comme une « exception », voire un « modèle »), mais aussi de penser la singularité de chaque contexte national et de chaque temps historique.
L’histoire du théâtre au Québec est traversée, comme on sait, par une préoccupation identitaire, mais qui ne s’éclaire qu’à la lumière de deux problématiques concomitantes : la première pose l’établissement d’un théâtre professionnel, bénéficiant d’une autonomie économique relative, comme une condition essentielle à l’existence de l’institution théâtrale ; la seconde problématique postule que cette même institution, fondée en bonne partie sur le modèle français dans les années 1950 et 1960, a pu constituer pour toute une génération un empêchement à l’expression de l’originalité de la culture nationale. La perspective québécoise à ce dossier, offerte par Yves Jubinville, vise à démêler cette contradiction en proposant l’analyse des discours qui ont jalonné la période de l’après-guerre aux années 1970 et 1980. Il s’agira de questionner, notamment, les significations que recouvrent dans ces discours les notions « françaises » de théâtre public et de théâtre populaire pour en saisir les usages et les variations comme pour en identifier les figures et les oeuvres emblématiques qui façonnent, depuis lors, la mémoire collective.
Les contributions pour le cas français montrent que les processus d’actualisation du théâtre populaire ressortent de la métaphore du millefeuille : à chaque strate historique émerge une forme spécifique d’appropriation de l’héritage.
L’expérience du Théâtre du Peuple de Bussang, analysée par Bénédicte Boisson, s’inscrit dans un continuum historique long (depuis 1895) et forme un lieu d’observation idéal des variations des modes de lecture du projet d’un des fondateurs du théâtre populaire en France. L’entretien avec Pierre Guillois, qui fut directeur du Théâtre du Peuple de 2005 à 2011, complète l’article de Bénédicte Boisson. Marion Denizot et Brigitte Joinnault envisagent dans leur article comment les cas de Roger Planchon, fondateur du Théâtre de la Cité de Villeurbanne à Lyon et d’Antoine Vitez, fondateur du Théâtre des Quartiers d’Ivry, en banlieue parisienne, permettent de suivre les stratégies d’artistes qui revendiquent tout à la fois une forme de proximité et une volonté de détachement vis-à-vis de l’héritage de Jean Vilar et de la décentralisation dramatique de l’après Seconde Guerre mondiale, temps d’institutionnalisation des idéaux du théâtre populaire, un demi-siècle après son émergence. Bérénice Hamidi-Kim reprend, pour sa part, l’histoire du Théâtre National Populaire de Villeurbanne pour observer la succession de Roger Planchon et le processus d’héritage à l’oeuvre dans la direction de son nouveau directeur, Christian Schiaretti. Un entretien avec ce dernier offre d’utiles prolongements à cette réflexion. Enfin, Daniel Urrutiaguer considère la situation du Théâtre de la Commune, à Aubervilliers, dans la « ceinture rouge » parisienne (car historiquement dirigée par le Parti communiste), fondé par Gabriel Garran au milieu des années 1960, puis dirigé par Didier Bezace depuis 1997, en interrogeant deux degrés, deux strates de l’histoire du théâtre public.
Ce dossier, par la diversité des cas évoqués, espère dresser un tableau incomplet, mais fidèle, de la complexité des mécanismes d’héritage et de filiation à l’oeuvre dans l’émergence et le développement du théâtre public.
Nous souhaitons ici remercier Pierre Guillois et Christian Schiaretti pour les entretiens qu’ils nous ont accordés, les équipes du Théâtre du Peuple et du TNP de Villeurbanne pour leur disponibilité, ainsi que les photographes Christian Ganet, David Siebert et Victor Tonelli.
Enfin nous tenons à signaler que la partie française du dossier est issue d’une journée d’études qui s’est tenue le 6 novembre 2009 à l’Université de Rennes 2 (France), sous la responsabilité de Bénédicte Boisson et de Marion Denizot, dans le cadre du groupe de recherche «Identité(s) du théâtre public : généalogie d’une catégorie», dirigé par Marion Denizot, et soutenu par la Maion des Sciences de l’Homme en Bregagne (MSHB) et par le laboratoire Théâtre de l’Équipe d’accueil «Arts: pratiques et poétiques» (EA 3208).
Parties annexes
Notes biographiques
Bénédicte Boisson est Maître de Conférences en études théâtrales à l’Université de Rennes 2 – Haute Bretagne et membre de l’équipe d’accueil 3208 «Arts : pratiques et poétiques». Chercheure associée à ARIAS, elle participe notamment au projet international « Le son du théâtre : intermédialité et spectacle vivant. Les technologies sonores et le théâtre. XIXe-XXIe siècles » (ARIAS/CRI, Montréal). Dans une double perspective, anthropologique et esthétique, elle travaille sur la coprésence, celle des acteurs et des spectateurs, dans le théâtre moderne et contemporain. La dimension corporelle du théâtre, la question du spectateur, l’analyse des représentations et les esthétiques contemporaines sont au centre de ses recherches. Elle a publié des chapitres d’ouvrage collectif et des articles sur ces divers sujets dans des revues telles que L’Annuaire théâtral, ThéâtreS, Ligeïa, Théâtre / Public. Elle travaille également sur le Théâtre du Peuple de Bussang et sur le théâtre des amateurs depuis une étude sur les activités théâtrales dans les Vosges, menée en 2007-2008 pour l’Association Départementale Vosges Arts Vivants. Elle a publié avec Alice Folco et Ariane Martinez un manuel sur La Mise en scène théâtrale de 1800 à nos jours (PUF, 2010).
Marion Denizot est maître de conférences en Études théâtrales à l’Université de Rennes 2. Diplômée de l’Institut d’Études Politiques de Paris, ses travaux portent sur les héritages du théâtre populaire, sur l’histoire des politiques et le fonctionnement des institutions théâtrales et sur les liens entre théâtre et histoire. Elle a publié en 2005 à la Documentation française Jeanne Laurent. Une fondatrice du service public pour la culture. 1946-1952, avec une préface de Robert Abirached. Elle a coordonné un ouvrage collectif intitulé Théâtre populaire et représentations du peuple, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2010. Un ouvrage sur Le Théâtre de la Révolution de Romain Rolland : récit national et théâtre populaire est en préparation aux Éditions Honoré Champion.