Résumés
Résumé
Les nouvelles scènes multimédias sont le lieu de rencontres de plusieurs systèmes sémiotiques intimement liés à la technologie. Afin de bien comprendre comment les différents codes de ces systèmes sont engagés dans l’élaboration de nouvelles dramaturgies, cet article propose une analogie musicale appliquée au travail de création de Michel Lemieux et Victor Pilon. Leur spectacle Norman (2008) sert à illustrer les manières selon lesquelles les notions d’arrangement, d’intégration, d’interaction, de coopération et d’illusion peuvent être mises à contribution pour comprendre le processus dramaturgique des deux créateurs.
Abstract
Contemporary multimedia stages are the focal point for various semiotic systems stemming from new technologies. In order to understand how the codes emerging from those systems are engaged in the production of new dramaturgies, this article brings forth a musical analogy, shedding light on the creative output of the québécois duo Michel Lemieux and Victor Pilon. Their show Norman (2008) is used to illustrate the ways in which the concepts of arrangement, integration, interaction, cooperation, and illusion can be fruitfully combined in order to understand the dramaturgical process of the two artists.
Corps de l’article
Les scènes québécoises actuelles portent les fruits d’une explosion des formes et des contenus qui a brouillé, de manière certaine et féconde, les frontières entre les différents systèmes esthétiques et sémiotiques des arts de la performance et des arts visuels. Créateurs et spectateurs se trouvent ainsi plongés dans un magma de signes, dont le codage et le décryptage, en amont comme en aval de la création, sont porteurs d’une bonne partie du plaisir lié à la représentation. Cet éclatement donne lieu à une réorganisation des codes de la performance, mais cette réorganisation tend à conserver l’entropie de ces nouveaux systèmes dramatiques et à explorer les possibilités ouvertes par leur hétéromorphisme.
Le théâtre, toujours prompt à adapter et à intégrer les avancées technologiques, voit l’accélération des méthodes de création visuelle qui surgissent à l’ère numérique favoriser l’introduction simultanée de nombreuses innovations. Si le cinéma a pratiquement fait son entrée sur scène dès son invention à la fin du XIXe siècle, les méthodes de production et de projection actuelles permettent de repenser son utilisation dans l’espace scénique. L’intégration des signes cinématographiques ou, de manière plus large, des signes des images en mouvement pose une multitude de questions sur le plan de la création, de la diffusion et de la réception. Une analogie musicale peut s’avérer utile afin de comprendre comment les systèmes d’expression, de signification et d’interprétation, qui découlent de l’utilisation de plus en plus répandue des projections d’images en mouvement dans l’espace scénique, redéfinissent la représentation. Non seulement le concept de polyphonie, avec ses racines acoustiques, se prête-t-il bien au jeu, mais il apparaît également que la notion d’arrangement convient tout à fait au processus créatif que Michel Lemieux et Victor Pilon (ci-après nommés Lemieux / Pilon) élaborent depuis près de 20 ans[1].
L’analogie musicale, bien qu’elle ne soit pas nouvelle dans le champ des études théâtrales[2], mérite d’être revisitée à la lumière des nouvelles utilisations des technologies de projection des images en mouvement dans l’espace scénique. Cette remise en question de la manière d’imaginer la scène n’est pas propre aux études théâtrales ; les études cinématographiques elles aussi s’orientent vers les Moving Images Studies[3], l’étude des images en mouvement, qui tient compte de l’éclatement des moyens de construction et de création des images. Il appartient toutefois aux études de la scène de définir les bases de cette interaction entre scènes et écrans, puisque les études cinématographiques, fortes de leur ouverture aux images télévisuelles, à celles véhiculées par l’Internet, par l’installation vidéo, voire par les jeux vidéo, persistent à ignorer les avancées et les expérimentations faites dans les espaces scéniques contemporains ou plus anciens.
Arranger les partitions
Arranger une partition théâtrale est un travail multiple : non seulement faut-il mettre en ordre les différents systèmes sémiotiques et esthétiques qui sont sollicités au cours du processus créatif, mais il faut aussi s’assurer de leur intégration à l’objectif global. C’est d’ailleurs en ce sens que les auteurs des Voies de la création théâtrale abondent lorsqu’ils postulent que « lorsqu’il [l’acteur] participe à la réalisation d’un spectacle, on lui demande d’élaborer une “ partition ” individuelle qui s’ajuste progressivement à celle des autres acteurs, et finit par s’intégrer dans la partition globale que constitue la mise en scène. » (Jacquot, 1970 : 8). Les micro-objectifs que chaque acteur établit – et dans ce cas, il convient d’appeler acteur toute personne engagée dans la définition de la partition, de la scénographie à l’éclairage – doivent être accordés aux macro-objectifs de la représentation. Cet accord est toujours fragile et intimement lié à la vision générale qui guide le processus créatif. Il revient donc au metteur en scène de souder les différentes partitions en un tout qui corresponde à sa vision. Ce travail d’arrangeur peut être sensiblement plus compliqué au moment de créations collectives, puisque les notions d’harmonie, d’ensemble et d’unité relèvent plus de la sensibilité que du rationnel. Les créations de Lemieux / Pilon, à cause de leur caractère bicéphale, se situent à mi-chemin entre la création collective et celle où le metteur en scène est tout puissant. Si cette dualité directoriale teinte fortement le processus d’arrangement du tandem, son analyse détaillée devra faire l’objet d’analyses séparées que je n’entreprendrai pas ici.
Verticalité et horizontalité
Les notions d’arrangement et de partition permettent de naviguer à la fois sur les axes paradigmatique et syntagmatique de la représentation. Dans un cas, c’est l’harmonie (ou son absence, son rejet, sa contestation) qui est au centre de l’observation. Quelle est, dans un instant précis, l’harmonie souhaitée et ressentie ? Quel degré de cohésion est présent de manière ponctuelle ? Quelles forces unissent les différents codes de la représentation à un moment donné ? C’est dans ce temps présent séparé des autres moments, mais inexistant sans eux que la signification est sans cesse ancrée. Cet axe représenté par la verticalité est perçu, pour reprendre les termes de Jacques Fontanille (1999 : 10), par des degrés d’intensité variables. Plus l’harmonie est riche, complexe et assumée, plus l’intensité est élevée.
L’axe de l’horizontalité est celui du déploiement temporel, celui où l’enchaînement des signes et des codes permet de suivre l’évolution harmonique. La ponctualité du moment cède la place à l’infini de toute représentation. Infini double, puisque non seulement le moment final est inconnu et que, par conséquent, la continuité est toujours à recréer d’instant en instant, mais infini aussi, parce qu’il est impossible de dire à quel moment le travail d’interprétation sera terminé. La brèche du théâtre identifiée par Louis Francoeur (2002) connecte la fiction dramatique avec l’univers des interprétants sémiotiques du spectateur qui voit sa manière d’être (la façon dont il se perçoit et la manière dont il perçoit le monde) transformée, pour une minute ou pour la vie. La cohérence des systèmes et des signes est en jeu ici et celle-ci est représentée, dans la terminologie de Fontanille, par différents degrés d’étendue. La partition absorbe-t-elle le spectateur pour une longue période ou est-elle composée de fragments et de ruptures abruptes ? Les rapports entre les différentes unités sont-ils étroits ou plutôt relâchés ? Plus la cohérence (la puissance de l’engagement dans la partition et la solidité des rapports entre les éléments) sera forte, plus l’étendue sera élevée.
Le système de notation utilisé par Lemieux / Pilon lors du processus créatif fait écho à l’analogie de la partition scénique. Ici, pour le spectacle à grand déploiement Harmonie 2000, on note que la représentation se conçoit autant en verticalité qu’en horizontalité, dans un souci d’intégration de tous les systèmes de signification (scéniques, visuels, sonores, etc.) engagés dans le spectacle.
Ces variations d’intensité et d’étendue sont particulièrement marquées lorsque des images en mouvement sont utilisées sur les scènes contemporaines. Plusieurs créateurs refusent l’harmonie, afin de créer ces effets de distanciation auxquels il est difficile d’échapper, alors que d’autres proposent des ruptures formelles et narratives pour mieux déconstruire la représentation et les récits qu’elle engendre[4]. Les oeuvres de Lemieux / Pilon semblent toutefois tendre vers une intensité et une étendue maximales qui sont caractérisées, dans la plupart de leurs créations, par un souci de l’intégration, par un recours à l’interaction, par une volonté de coopération entre les systèmes (matériels et humains) et par une utilisation originale de l’abstraction.
L’intégration de la virtualité
Si les images en mouvement projetées dans l’espace scénique ne sont pas une nouveauté (Eisenstein, Meyerhold et Piscator furent des précurseurs dans le domaine), l’utilisation qu’en font Lemieux / Pilon est pour le moins unique et originale. Ces derniers utilisent des images projetées sur un support invisible (c’est-à-dire inexistant aux yeux de la plupart des spectateurs) qui donne à ces images une impression de tridimensionnalité quasi holographique. L’absence d’écrans visibles permet de contrer l’impression de « placage » souvent associée à la coprésence du cinéma et du théâtre. La nature des images n’explique pas tout, puisque Lemieux / Pilon n’ont pas seulement un souci d’intégration, mais aussi les aptitudes pour coordonner cette intégration. Diplômé de l’École nationale de théâtre, Michel Lemieux s’intéresse très tôt à la performance et, dès ses premiers spectacles (Le tympan de la cantatrice (1982), L’oeil rechargeable (1983), Solide salad (1984)), il mêle mouvement, musique et scénographies transformables. Il fait aussi ses premières armes comme musicien auprès de La La La Human Steps. Victor Pilon a, quant à lui, une formation en arts visuels de l’Université d’Ottawa où il se spécialise en photographie. Leur rencontre leur permettra éventuellement de créer des spectacles qui, dès la genèse, tiennent compte de l’intégration du mouvement, de la musique, de la scénographie et des projections (fixes et en mouvement). Ils signent, cosignent ou orientent d’ailleurs ces aspects de la création dans la plupart de leurs spectacles. Cet engagement complet dans ces domaines majeurs de la création leur permet de créer une harmonie très forte entre ces systèmes. Lemieux / Pilon sont les dépositaires de la vision totale du spectacle et ils s’assurent de guider leurs collaborateurs, afin d’arriver à une forte cohésion. De plus, dès les premiers instants de la création d’un nouveau spectacle, les questions liées à l’utilisation et à la pertinence du virtuel (c’est ainsi qu’ils nomment leurs projections sans support visible) occupent la place centrale.
L’interaction et la présence humaine
L’impression de placage des images projetées est également contrecarrée par l’interaction qui est au centre de l’utilisation des projections virtuelles. Si la plus grande crainte de nombreux puristes qui s’élèvent contre l’utilisation de nouvelles technologies dans l’espace scénique est la disparition de l’humain derrière la machine, Lemieux / Pilon s’assurent de donner la place centrale aux performeurs. Ceux-ci sont souvent en contrôle du déclenchement des images, ce qui leur accorde une certaine liberté dans le rythme et dans la manière de jouer. Les personnages sont aussi souvent conscients de la présence des images : elles font partie de leur univers. Elles n’offrent pas un commentaire sur l’action, mais elles participent plutôt au développement de la fable ou à l’expression des conflits internes du personnage. Elles offrent de manière intrinsèque un questionnement sur la frontière entre le rêve et l’éveil, entre l’illusion et la réalité, entre le conscient et l’inconscient, entre l’engagement et le laisser-aller, mais, sauf exception, elles ne provoquent pas de distance réflexive. Comme le personnage interagit avec les projections et que nous nous plaçons nous-mêmes comme spectateurs au diapason de l’univers du personnage, la tension est vécue de manière phénoménologique plutôt qu’intellectualisée.
Coopération matérielle et humaine
Le souci d’intégration et d’interaction amène Lemieux / Pilon à mettre en place une coopération extrêmement bien rodée entre les différents systèmes de la représentation, plus précisément entre les axes dramatiques, chorégraphiques et visuels afin d’atteindre une harmonie et une cohérence maximales. La manière dont les récits de Lemieux / Pilon se déploient dans le temps et l’espace de la représentation ne peut être séparée de la manière dont le corps des performeurs et les différents éléments visuels participent à l’écriture scénique. L’absence de texte ou encore une présence souvent minimale n’empêche pas la formation d’un arc dramatique qui, bien qu’il ne réponde pas aux impératifs de la pièce bien faite, permet au spectateur de se laisser porter sur l’axe temporel. L’utilisation presque systématique des performeurs formés à la pratique de la danse contemporaine vient compléter le langage verbal par l’entremise du mouvement chorégraphié et de la communication kinesthésique qu’il permet avec le spectateur. Ce langage est circonscrit dans une enveloppe spatiale que la scénographie et l’utilisation des projections contribuent à ouvrir ou à percer, afin de laisser entrevoir d’autres niveaux de réalité. L’espace de l’inconscient et du fantasmatique mis en images par les projections virtuelles et les éléments transformables agit comme un contrepoint au langage dramatique et chorégraphique. Chaque axe est développé dans un esprit de cohésion et de cohérence constant.
Lemieux / Pilon mettent aussi en place au cours du processus de création un climat qui favorise la coopération entre toutes les personnes qui y sont engagées. Des dialogues francs et respectueux, l’établissement d’une vision d’ensemble claire, le recours aux improvisations et l’inclusion des collaborateurs très tôt dans le processus créateur établissent une atmosphère positive et humaine qui influence le degré d’harmonie final. Alors que les différents systèmes de la représentation se développent en parallèle, de manière organique et informée, les tensions (aussi bien formelles qu’interpersonnelles) sont réduites au minimum. Il n’est bien sûr pas question de nier que le processus créateur est le fruit de discussions animées, où des points de vue différents et des idées divergentes sur la manière de construire le spectacle sont échangées et débattues, mais plutôt de noter que ce choc des idées est toujours, au final, subordonné au désir d’atteindre la plus grande harmonie possible. Cette vision d’ensemble, si elle naît de la participation de plusieurs créateurs, est présente tout au long de la création dans l’esprit seul de Lemieux / Pilon qui doivent, chaque fois que le plus minime changement est proposé, s’assurer de sa mise au diapason avec les autres systèmes qui se déploient au même moment.
Abstraction, illusion et réalité
Enfin, le recours à l’abstraction tant pour ce qui est des images, de la musique que du mouvement, souvent pour une portion importante de la représentation, oeuvre en faveur de l’harmonie et de la continuité. Les changements dans les plans de communication (sonores, visuels, kinesthésiques), allant du naturalisme à l’abstraction selon diverses déclinaisons, amènent les spectateurs à visiter plusieurs niveaux d’engagement qui vont de l’investissement dans la fiction à l’expérience esthétique. Ce va-et-vient, ces glissements constants entre l’abstrait et le concret contribuent à créer une bulle enveloppant le spectateur qui navigue à son rythme entre les différents plans perceptifs qui lui sont proposés. Comme à l’écoute d’une partition musicale, le spectateur voyage à l’intérieur de la partition scénique qui, souvent, pour reprendre la définition de l’abstraction que Norman McLaren donne dans Norman, « ne se réfère à rien d’autre en dehors d’elle-même ». Ces moments de poésie intermédiale, puisqu’ils mettent les différents systèmes en collaboration et visent à minimiser les oppositions (telles chair/lumière, ou opacité/transparence), sont au centre du langage de Lemieux / Pilon.
L’exemple de Norman (2008)
Grands admirateurs de l’oeuvre de Norman McLaren, Lemieux / Pilon ont approché l’Office national du film (ONF) pour lui présenter un projet de spectacle hommage. L’institution cinématographique a généreusement accepté de collaborer en libérant les droits des films de McLaren et en ouvrant ses archives aux deux créateurs. Le spectacle né de cette collaboration a pour titre Norman et raconte, de manière réflexive, la découverte de McLaren (l’oeuvre et l’homme) par un danseur et chorégraphe, ce qui fait écho au propre cheminement de Lemieux / Pilon au cours de l’élaboration de ce spectacle. L’argument est assez simple, mais il n’en demeure pas moins efficace : un jeune danseur se présente à l’ONF dans l’espoir de visiter les espaces de création de McLaren et de s’imprégner de son aura. À son grand dam, les lieux ont complètement été rénovés et les traces du créateur, effacées. Toutefois, à l’aide d’entrevues numérisées et d’apparitions virtuelles, il sera mis en contact avec l’expression de certains aspects de l’oeuvre de McLaren, ce qui l’aidera (ainsi que le spectateur) à mieux saisir l’homme et l’artiste.
Dans Norman, le défi d’intégration se situait du côté du cinéma. Comme la proposition visait à rendre hommage au cinéaste Norman McLaren et à ses films, il fallait trouver comment créer une partition qui inclurait non seulement le mouvement, le texte, la musique et les images en mouvement, comme dans les créations précédentes, mais aussi comment inclure le cinéma en tant que tel. Cette intégration s’est faite par le biais d’une utilisation triple des projections. Premièrement, les films de McLaren sont projetés sur un écran de cinéma à l’avant-scène et opèrent ainsi de manière plus didactique (on présente les films pour enrichir la connaissance du corpus). La figure 1 nous montre le personnage, Peter, en train de danser devant cet écran opaque[5]. La scénographie fait d’ailleurs passer cet écran pour un écran de cinéma, alors que des rideaux et des frises l’encadrent, brouillant pour le spectateur la distinction entre salle de théâtre et de cinéma. Dès lors, le lieu même de la représentation théâtrale se trouve resignifié par la présence de cet écran.
Les films de McLaren sont aussi projetés sur le plan virtuel[6], afin que le danseur puisse interagir avec eux, comme le montre la figure 2 où la danseuse de Pas de deux force littéralement le corps de Peter à « connecter » avec elle de manière kinesthésique. Cette mixité des espaces trouble le rapport scène/écran, puisque le spectateur ne voit pas d’écran sur lequel le film de McLaren serait projeté. Le cinéma profite ainsi de son intégration aux trois dimensions de l’espace scénique pour briser le joug de l’écran et redéfinir les notions de profondeur, de cadre et d’échelle. Cette rupture est renforcée, sur le plan esthétique, par le contraste suscité entre le langage classique de la ballerine et la chorégraphie beaucoup plus contemporaine exécutée par Peter. Les deux langages chorégraphiques parviennent toutefois à cohabiter, à se répondre et à se réinventer de manière remarquable en utilisant le corps pour assurer une intégration réussie du cinéma à la scène.
Certaines oeuvres de McLaren sont enfin clairement revisitées par l’intermédiaire de la création vidéo, afin de les amener plus loin dans l’univers abstrait de la danse. On utilise alors les écrans de manière double en jouant sur les transparences. La figure 3 démontre bien comment l’écran opaque devient semi-transparent pour laisser entrevoir le plan virtuel. Le film est soudainement dédoublé, tenant à la fois de la projection cinématographique plus traditionnelle et profitant de la profondeur de l’espace scénique. De ce fait, le performeur n’est plus plaqué devant l’écran opaque du cinéma ou seulement intégré à l’univers du film ; il devient plutôt le vecteur de l’intégration, appartenant à la fois à l’univers filmique et scénique, à la deuxième et à la troisième dimension, à l’univers du spectateur ainsi qu’à celui de la fiction.
L’interaction, dans Norman, se fait à plusieurs niveaux, puisque Peter, le personnage principal, reconnaît toujours la présence des films projetés, que ce soit à l’avant-scène ou sur le plan virtuel. Ils font partie de son univers, ils l’ont modelé et c’est par la manière dont il les a intériorisés que notre lecture de la performance se construit. Des entrevues menées avec des personnes qui connaissent McLaren ou son oeuvre sont également projetées (figure 4) et Peter dialogue avec elles. Enfin, armé d’un cellulaire qui contrôle le déclenchement de certaines projections, Peter montre au spectateur qu’il dirige le déroulement du spectacle.
Dans Norman, la coopération entre les systèmes est bien huilée, alors que le langage chorégraphique de Peter, qui appuie l’imagerie des films de McLaren sans les illustrer littéralement, permet le déploiement de la fiction et l’évolution du personnage. C’est ainsi que le spectateur partage la réalité de Peter à plusieurs niveaux : il découvre le danseur qui mène une recherche, il découvre l’impact que les films ont sur sa conception du mouvement et il découvre comment le contact avec l’univers de McLaren transforme le personnage et sa vision créatrice.
Enfin, l’abstraction déjà présente dans les films de McLaren est poussée à son maximum lorsque, à certains moments, les différents niveaux de réalité sont télescopés pour laisser place à l’expressivité du mouvement, de la ligne projetée et du son travaillé. Ainsi, comme le montre la figure 5, certaines images sont créées à partir du mouvement du danseur et de l’esthétique des films de McLaren. Ici, Lignes horizontales est réinterprété par l’entremise d’une caméra qui capte les mouvements de Peter en direct puis les transmet à un logiciel qui utilise certains paramètres pour les transcrire dans un langage très près de celui du film original avant de les projeter sur le plan virtuel. Le résultat, qui dépend des mouvements du danseur, n’est jamais le même. L’abstraction caractéristique des films de MacLaren est exploitée au moment de sa rediffusion sur la scène de telle sorte qu’elle joue aussi des restrictions temporelles qui pèsent sur le médium cinématographique : le film n’est plus enregistré une fois pour toutes, mais bien recréé chaque soir, de manière éphémère, devenant ainsi un matériau vivant appelé à ne survivre que dans l’esprit des spectateurs présents.
Des partitions complexes
Cette brève description à l’aide d’exemples des quatre principes de l’arrangement des partitions par Lemieux / Pilon ne serait pas complète sans parler des défis que l’arrangement pose non seulement pour les metteurs en scène et les spectateurs, mais aussi pour le chercheur. En premier lieu se pose la question de la spécificité de ces spectacles polyphoniques et hétéromorphes. Comment, en effet, rendre compte de la production et de la réception des images filmées projetées dans l’espace scénique ? Comment ces spectacles intermédiaux diffèrent-ils d’un théâtre sans projections ou d’un cinéma projeté sur grand écran ? Les points de rencontre et de divergence avec ces autres formes artistiques doivent faire l’objet d’une exploration plus poussée. En ce qui concerne le caractère éphémère de la représentation, il faut trouver une manière de garder la trace des improvisations, des interactions et des effets créés en direct, de documenter ce cinéma de l’instant. Ensuite, il est essentiel d’inclure une théorie de l’imaginaire et du merveilleux, puisque ce sont des dimensions centrales aux spectacles de Lemieux / Pilon. Comment l’inconscient et le fantasmatique trouvent-ils leur place dans ces nouvelles formes scéniques et comment rendre compte de leurs manifestations chez le spectateur ? Enfin, il faut créer des archives assez flexibles pour qu’elles puissent être utiles à d’autres chercheurs. Ni les méthodes des études théâtrales, ni celles des études cinématographiques ne conviennent à la préservation de ces spectacles. Un nouveau modèle doit être mis en place afin que les traces qui subsistent de ces spectacles soient aussi complètes que possible et que les biais inhérents à toute constitution d’archives y soient éliminés ou, du moins, clairement exposés.
Grâce à l’accent mis sur l’intégration, l’interaction, la coopération et l’abstraction, les spectacles mixmédias de Lemieux / Pilon offrent un nouveau point de vue sur les partitions théâtrales en plaçant l’harmonie et la continuité au centre de la communication avec le spectateur. C’est notre compréhension du processus créateur et de l’engagement du spectateur qui s’en trouve enrichi et, bien que le projet d’étude et de reconstitution des spectacles des deux dernières décennies de la compagnie de Michel Lemieux et Victor Pilon ne fait que commencer, il est certain qu’il ouvrira des avenues de recherche applicables à un grand nombre de ces nouveaux spectacles hybrides, qui entremêlent les voix, les codes et les signes de pratiques artistiques diverses.
Parties annexes
Note biographique
Titulaire d’un doctorat interdisciplinaire en lettres et sciences humaines de l’Université Concordia, Sylvain Duguay s’intéresse à toutes les relations qui lient le théâtre et le cinéma. Ses recherches postdoctorales menées à l’École supérieure de théâtre de l’UQÀM se penchent sur les nouvelles scènes technologiques, plus particulièrement sur la dramaturgie et la scénographie chez Michel Lemieux et Victor Pilon. Il enseigne les études cinématographiques à l’Université Concordia et les Humanities au Collège John Abbott, à Montréal.
Notes
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[1]
Cet article s’inscrit dans le cadre du projet de recherche postdoctoral Capter l’espace : scénographie et dramaturgie dans les créations de Michel Lemieux et Victor Pilon (FQRSC 2009-2011). L’auteur a eu la chance, depuis 1998, de suivre de manière soutenue le processus créatif de toutes les oeuvres de Lemieux et Pilon. Plusieurs de ses observations portent ainsi la marque d’innombrables heures de discussion avec les deux artistes.
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[2]
Patrice Pavis, dans L’analyse des spectacles (1996), explore en détail l’utilité des notions de partition et de sous partition.
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[3]
À titre d’exemple, le nouveau programme de doctorat en cinéma de l’Université Concordia est nommé « Ph. D in Film and Moving Image Studies ».
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[4]
L’influence du théâtre épique et du manifeste d’Artaud pour un théâtre de la cruauté se fait sentir chez plusieurs créateurs contemporains (comme le Wooster Group, de New York). Pour un tour d’horizon complet accompagné de nombreuses images, voir Steve Dixon et Barry Smith (2007), Digital Performance : A History of New Media in Theatre, Dance, Performance Art and Installation, Cambridge, MIT Press.
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[5]
Cette utilisation n’est pas sans rappeler les performances débridées qui accompagnent les projections du Rocky Horror Picture Show (Jim Sharman, États-Unis, 1975) où une troupe de théâtre interagit souvent avec le film projeté sur grand écran.
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[6]
Lemieux / Pilon utilisent le terme « virtuel » pour décrire leurs projections sans support visible. Ils parlent ainsi de plan virtuel, ou tout simplement du virtuel pour décrire ces projections.
Bibliographie
- FONTANILLE, Jacques (1999), Sémiotique et littérature : Essais de méthode, Paris, PUF.
- FRANCOEUR, Louis (2002), Le théâtre brèche, Montréal, Tryptique.
- JACQUOT, Jean (éd.) (1970), Les voies de la création théâtrale, vol. 1, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique.
- Pas de deux (Norman McLaren, Canada, 1968, 13 minutes).
- Lignes horizontales (Norman McLaren, Canada, 1962, 6 minutes).