Pourquoi ? Pourquoi revenir maintenant, en 2010, sur ce que des femmes ont voulu faire entendre dans l’espace public au Québec entre 1975 et 1995, en investissant tous les lieux disponibles, du prestigieux Théâtre du Nouveau Monde à de modestes salles communautaires, sans oublier les ateliers et les petites scènes où s’élaboraient les formes et les figures de mondes possibles ? À cette question, il y a au moins deux réponses. D’une part, la singularité et l’intensité des pratiques au féminin au cours des deux décennies concernées n’ont pas fait l’objet d’un réexamen à ce jour et, en soi, ce déficit de la réflexion historiographique et esthétique sur la production et la réception du théâtre des femmes de cette période justifiait amplement qu’on lui consacre un dossier. D’autre part, la représentation du corps féminin – une fois repoussée la double tentation de lui assigner une essence ou un destin – a connu, au cours de cette même période, une intensification dramaturgique et scénique dans la foulée de la redéfinition à la fois politique et socioculturelle du sujet féminin. À l’évidence, pour les femmes, il leur fallait faire une scène. Cela dit, le présent dossier ne saurait prétendre aborder exhaustivement tous les aspects de ce nouveau théâtre au féminin – chargé d’affects et, parfois, de ressentiment – qui fut non seulement traversé de tensions, mais qui a aussi comporté des points aveugles. Notons tout de suite qu’on n’y trouvera pas d’études spécifiques sur des dramaturges importantes, comme Jeanne-Mance Delisle, Jovette Marchessault, Pol Pelletier ou Marie Laberge. Il est apparu, en effet, plus judicieux de faire un retour sur quelques seuils critiques qui ont surgi à la suite des questionnements féministes de l’époque et sur les formes prises par les productions théâtrales des femmes en synchronie. En d’autres mots, nous visons à cerner quels furent les choix manifestes à partir desquels s’est inventée une créativité théâtrale par (et pour) les femmes. De quelles scènes, au juste, les femmes se sont-elles emparées, dès lors que tout, ou presque, restait à faire ? Nos choix se sont donc arrêtés sur cinq thèmes : le corps, l’écriture expérimentale, la réception d’un spectacle controversé, le comique et l’imaginaire postmoderne. Pour traiter ces sujets, il a été convenu de se garder le plus possible de rabattre sur cette période les réévaluations qu’ont pu avancer a posteriori des femmes (créatrices et théoriciennes confondues) mais pas seulement – ce qui ne conduit pas à en ignorer les éventuelles apories ou les contradictions. Revisiter un espace-temps théâtral au féminin en cherchant à en dégager les conditions d’émergence et le dynamisme propre, marqué par la conscience aiguë d’un état d’urgence, c’est en somme l’objectif qui a été poursuivi dans l’élaboration de la matière éditoriale proposée dans les pages qui suivent. Jane M. Moss s’intéresse d’abord, dans son étude sur « Le corp(u)s théâtral des femmes », à la prégnance de la « corporéalité » dans l’écriture dramaturgique et scénique au féminin de la période concernée. La contestation du modèle bio-patriarcal qui enfermait les femmes dans leur devoir absolu de procréation, et la revendication d’une sexualité sans entraves ont livré passage à des spectacles qui s’attaquaient aux tabous et aux interdits – quant à l’amour lesbien, par exemple – ou qui proposaient un « corps à soi », en écho à la célèbre déclaration de Virginia Woolf sur la nécessité d’avoir « une chambre à soi ». L’étude de Moss propose un vaste panorama des textes, de Marie Savard à Carole Fréchette, qui ont alors inventé de nouvelles stratégies d’appropriation du « fameux corps » (expression qu’a utilisée Michèle Barrette à …
Parties annexes
Bibliographie
- Barrette, Michèle (1980). « Dire aux éclats », Cahiers de théâtre Jeu, no 16, p. 79-94.
- Bourdieu, Pierre (1998). La domination masculine, Paris, Seuil.
- David, Gilbert, et Marie-Christine Lesage (2000-2003). La réception critique du théâtre des femmes au Québec (1930-1995), subvention de recherche en équipe, FCAR, 2000-2003.
- Féral, Josette (1997-2007). Mise en scène et jeu de l’acteur : entretiens, t. I, L’espace du texte, et t. II, Le corps en scène, Montréal, Jeu ; Carnières, Lansman ; t. III, Voix de femmes, Québec Amérique.
- Fréchette, Carole (1981). As-tu vu ? Les maisons s’emportent !, Montréal, Éditions du remue-ménage.
- Potvin, Claudine (dir.) (1991). « Jovette Marchessault », Voix et images, vol. 16, no 2 (47) (hiver), p. 212-366.
- Smith, André (dir.) (1989). Marie Laberge, dramaturge : actes du Colloque international, Outremont, VLB éditeur.