Corps de l’article

Hormis quelques rares textes épars faisant surtout état des difficultés de la bande dessinée québécoise de se faire reconnaître et de s’épanouir (parmi lesquels un numéro de La Barre du jour, consacré à ce thème [Carpentier, 1975]), celle-ci n’aura fait l’objet d’une première thèse de doctorat au Québec[2] qu’en 1990, au moment où Catherine Saouter soutient sa thèse en sémiologie portant le titre La bande dessinée québécoise (1979-1984) : éléments pour une sémiologie de la bande dessinée[3]. Dans sa conclusion, Saouter rappelle que le corpus auquel elle a consacré son étude, circonscrit temporellement à cinq années, est assez famélique puisqu’il ne comporte que 25 albums et 53 numéros de périodiques. Son constat est d’ailleurs incisif :

Il faut se rendre à l’évidence : la BD occupe un petit secteur des productions culturelles québécoises et ne connaît pas la croissance des autres domaines (la littérature, le cinéma, le théâtre, etc.). Malgré une histoire fort longue (la BD est née avec le siècle), malgré une prolifération des productions et une structuration sociologique du milieu (fanzines, méta-discours, entreprises d’édition et de diffusion), le Québec n’a connu ni le raz-de-marée qui a submergé la France et la Belgique ni l’hégémonie du comic book, si ce n’est importé des États-Unis

Saouter-Caya, 1990 : 293

Saouter mentionne qu’à l’époque, l’absence de structures éditoriales institutionnalisées entraîne à son tour un manque de direction éditoriale qui empêche les artistes de poursuivre leurs activités au-delà d’une ou deux publications et éventuellement, d’atteindre une plus grande maturité artistique (Ibid. : 301). Elle conclut cependant par une remarque prescriptive :

Si le milieu de la bande dessinée québécoise souhaite mettre en place une édition capable d’instaurer une tradition, il faudra qu’il incite les dessinateurs à renouveler en profondeur leurs projets narratifs tout en renouant avec certaines performances de l’expression figurative. Ceci ne signifie pas pour autant que l’objectif à viser est une bande dessinée plus classique, plus proche de la tradition européenne. Cela peut vouloir dire qu’il faut repenser les rapports texte/image avec une richesse plus grande et plus proche de la sensibilité des dessinateurs québécois. Une de ces formules pourrait être celle de l’histoire en images, la graphic story, ou encore, le récit illustré

Ibid. : 320

Les solutions proposées d’office par Saouter ne se sont pas immédiatement concrétisées[4]. Avant même qu’elles puissent être adoptées, il fallait que soit mis en place un ingrédient essentiel, voire préalable, à l’existence d’une bande dessinée québécoise pérenne et vivante, à savoir un véritable milieu de l’édition de bande dessinée québécoise. C’est d’ailleurs cette absence cruelle que Jacques Samson désigne comme grande responsable de l’incapacité pour la BDQ de progresser au-delà d’un certain seuil, dans son article « La bande dessinée québécoise, sempiternels recommencements? ». Ce texte, paru la première fois en 1997 dans l’ouvrage collectif Panorama de la littérature québécoise contemporaine, avait justement pour but de détailler les nombreux motifs du rôle, jusqu’alors mineur, que jouait la bande dessinée dans le paysage littéraire de l’époque[5]. Bien qu’il ait, comme il l’explique dans le recueil Lectures en bande dessinée, limité son corpus à une période antérieure à la publication de son texte, soit de 1969 à 1991, Samson relève, dans la production d’albums, une tendance dominante, soit

une nette prédilection pour le graphisme caricatural sous les formes les plus variées (plaisanterie, caricature, pastiche, satire, autoparodie, dérision, absurde, humour noir, etc.) avec comme corollaire la faible présence de récits développés dans une optique romanesque, élaborés suivant les normes d’un graphisme réaliste et explorant des genres narratifs et des thématiques qui ne reposent pas sur l’humour

2015 : 132

L’auteur souligne néanmoins que des tendances, alternatives à cette époque, comme le récit autobiographique, incarné notamment par une certaine Julie Doucet et les activités éditoriales du jeune éditeur Drawn & Quarterly, semblent prometteuses (Ibid.). Le paragraphe de conclusion de son article insiste, en guise d’ouverture, sur la nécessité impérieuse d’établir des fondations propices à une activité durable :

Bien qu’il paraisse assez évident que [de] nombreux écueils ne viendront pas à bout de la ténacité de nombres de nos créateurs, il n’est pas sûr en revanche que le regain d’activités des deux précédentes décennies puisse déboucher sur une croissance plus satisfaisante ou même carrément maintenir son niveau actuel, si les assises structurelles (édition, diffusion, promotion et mise en marché) et financières de notre production ne sont pas raffermies

Ibid.

Force est de constater que les souhaits exprimés par Samson se sont réalisés, du moins grâce à l’apparition d’au moins deux maisons d’édition québécoises aux reins très solides. Fondée à Montréal en 1991, Drawn & Quarterly s’est imposée comme l’un des éditeurs de bande dessinée alternative anglophone les plus importants des dernières décennies et a produit elle-même sa propre somme historique sous la forme d’un imposant volume de plus de 1000 pages (Delvin, 2015). Les Éditions de La Pastèque, fondées en 1998, ont pu compter sur leur vaisseau-amiral Michel Rabagliati et sa série Paul pour garder le vent en poupe, et leur reconnaissance institutionnelle a, dans leur cas, pris la forme d’une exposition au Musée des Beaux-Arts en 2013 pour marquer le 15e anniversaire de la compagnie. Un ouvrage commémoratif soulignant cet anniversaire a d’ailleurs aussi été publié (Collectif, 2014)[6].

Le succès de ces deux maisons d’édition en aura possiblement inspiré d’autres à se lancer dans l’arène. L’objectif du présent article est d’aborder une entreprise éditoriale apparue dans le paysage de la bande dessinée québécoise à la suite de ces deux réussites. Nous aurions pu, par exemple, porter notre attention sur d’autres maisons d’édition québécoises, comme Conundrum Press, fondée en 1996 à Montréal par Andy Brown (et qui a depuis déplacé ses activités en Nouvelle-Écosse), ou encore les Éditions Pow Pow, lancées en 2010 par Luc Bossé et dont le catalogue a rattrapé et dépassé en quantité de titres celui de La Pastèque. Nous avons plutôt jeté notre dévolu sur un projet encore plus récent, soit Nouvelle adresse, une collection faisant partie de l’initiative Front Froid, maison d’édition fondée en 2008, qui se présente sur son site Web comme « une entreprise d’économie sociale éditant de la bande dessinée et offrant aux artistes du domaine une gamme d’ateliers et d’événements dans le but de professionnaliser le métier et de faire connaître le médium! » (Front Froid, 2023a). Au moment d’écrire ces lignes, à la fin de 2023, leur collection éponyme Front Froid[7] proposait un catalogue de vingt-huit titres appartenant aux « littératures de l’imaginaire (fantastique, science-fiction, polar, western) » (Ibid.), tandis que la collection Nouvelle adresse, qui comporte quatorze titres, se présente de manière à la fois plus éloquente et moins spécifique :

Nouvelle adresse est une collection de bande dessinée favorisant la proximité entre les lecteurs.trices et les propos. Elle offre des créations en phase avec les changements, les recommencements et la nouveauté qui caractérisent nos vies. Peu importe le style ou le genre dans lequel s’inscrivent les récits, chacune des oeuvres publiées est habitée par le même désir de présenter un regard sur le monde, une sensibilité, une humanité, un rythme

Ibid.

Il s’agira, dans cet article, d’examiner cette collection à la fois à partir des extraits d’un entretien réalisé avec Renaud Plante, directeur éditorial de la collection[8], et d’un examen des titres de la collection, afin de tenter de cerner les contours de la ligne éditoriale de cette entreprise de fraîche date.

Une ligne mince et fluctuante

Avant de passer à l’analyse des particularités de la collection Nouvelle adresse, il est important de s’attarder aux composantes dont il faudra tenir compte au moment de poser la définition d’une ligne éditoriale. Dans son ouvrage Édition : l’envers du décor, Martine Prosper indique en quoi le mot « édition » désigne des réalités multiples :

Le terme lui-même est gigogne : « l’édition » désigne à la fois le secteur économique dans son ensemble et, à l’intérieur du secteur, le coeur de métier par opposition aux deux autres « métiers », la diffusion et la distribution. Dans le coeur de métier, les « producteurs » de livres sont à leur tour considérés comme « éditeurs » par rapport aux fonctions annexes et de support. Enfin, le mot « éditeur » renvoie aussi bien à l’entreprise d’édition (publisher) qu’à ceux qu’elle emploie et qui travaillent à la création de livres (editor) : là où l’anglais établit une claire distinction entre la fonction entrepreneuriale et la fonction éditoriale, le français confond les deux

Prosper, 2009 : 20

L’établissement d’une ligne éditoriale est un exercice qui s’inscrit à la frontière de ces deux versants de l’édition que sont, d’une part, la sélection de textes, puis l’accompagnement dans la création artistique et d’autre part, la promotion et la distribution des oeuvres produites. Ces deux activités, bien que distinctes, sont inséparables et s’influencent mutuellement. En vertu notamment de la double nature du travail d’édition, la définition exacte d’une ligne éditoriale peut se révéler ardue en raison du caractère dynamique de celle-ci et donc de la difficulté à la cerner avec précision.

Dans son article, « Attraction, auteurisation, institutionnalisation : notes pour une théorie historique des configurations éditoriales » (2019 : 161-169), paru dans La bande dessinée à la croisée des médias, l’historien de la bande dessinée Thierry Smolderen identifie trois pôles d’influence qui surdéterminent la production de bandes dessinées à des époques données, à savoir le goût du public (l’attraction), le pouvoir créateur (l’auteurisation) et les consignes éditoriales (l’institutionnalisation). Toutefois, les concepts proposés par Smolderen ont des visées plus larges, qui dépassent celles d’une maison d’édition précise. Nous nous inspirons de cette tripartition afin d’en proposer une qui correspond davantage à notre objectif particulier. Nous avançons donc, pour notre part, que la constitution de la ligne éditoriale se façonne à partir de trois composantes qui exercent des influences diverses sur celle-ci, à savoir la subjectivité de la direction littéraire, la diffusion de la ligne éditoriale et les oeuvres qui y trouvent place. Considérons tour à tour ces trois composantes pour l’étude de Nouvelle adresse.

La subjectivité de la direction littéraire est sans doute la composante la plus déterminante, mais aussi la plus évasive dans la constitution d’une ligne éditoriale. Elle tient à un seul individu dans le cas d’une maison d’édition plus artisanale ou repose sur le travail d’un comité de lecture dans le cas de grandes maisons d’édition; dans tous les cas, elle est incarnée par une ou plusieurs personnes et d’après des principes rarement explicites ou même avoués. Dans le cas de Front Froid et de Nouvelle adresse, Renaud Plante résume ainsi la répartition qui peut être grossièrement établie entre les deux collections de la compagnie : « Gautier [Langevin, de Front Froid] dit en gros : “Front Froid, c’est ce que j’aime, Nouvelle adresse, c’est ce que Renaud aime”. On a nos visions respectives » (Entretien avec Plante, 2023). Cela confirme que la ligne éditoriale de Nouvelle adresse est portée par une volonté individuelle qui est assez vague (tout ce que « Renaud aime »)[9]. La réticence à établir de manière trop ferme des préférences ou des goûts peut s’expliquer par la crainte de rejeter des projets prometteurs qui ne correspondraient pas suffisamment à des critères de sélection trop restrictifs. Même si les responsables de la direction littéraire de collections, de maisons d’édition ou de collectifs pouvaient présenter de manière précise les critères subjectifs qui les amènent à prendre leurs décisions, la tentation de le faire de manière rigide et définitive doit être tenue en respect pour ne pas tomber dans le piège de la redondance.

Pour ce qui est de l’expression publique de la ligne éditoriale, cette composante est la « face visible » de celle-ci et est requise pour des impératifs de commercialisation (ce qui inclut aussi bien la promotion que la distribution). On emploie alors une « formule efficace » qui fait tenir en quelques lignes, voire quelques mots, le projet artistique d’une maison d’édition et que l’on retrouvera généralement dans la section « À propos » du site Web d’une maison d’édition. Elle a la tâche ingrate de cristalliser succinctement une série d’oeuvres qui ne sauraient être ramenées à des définitions génériques par trop inclusives, mais qu’il faut bien résumer en quelques mots (ou secondes) dans une logique de présentation éclair (elevator pitch). Comme l’explique Plante,

[c]’est toujours dur de décrire une ligne éditoriale; dans d’autres domaines, c’est plus facile, mais en BD… je peux dire que j’ai le goût d’accompagner des auteurs qui ont le goût de raconter des choses personnelles, que ça soit sous n’importe quelle forme. Par exemple, [on pourrait] dire : « Front Froid, c’est de la littérature de l’imaginaire », mais je n’aime pas quand on réduit la définition de Nouvelle adresse à « littérature de l’intime », c’est réducteur… mais en même temps, je me retrouve à utiliser ce terme quand je dois faire simple

Entretien avec Plante, 2023

Ainsi, condenser la ligne éditoriale de Nouvelle adresse sous l’appellation contraignante et imprécise de « littérature de l’intime » va à l’encontre des choix subjectifs de Plante, mais elle est nécessaire en raison de considérations liées à la diffusion du catalogue de sa maison d’édition.

Enfin, si la ligne éditoriale est modelée par la subjectivité de l’éditeur et sa diffusion auprès du public, elle est aussi transformée par les oeuvres que publie la maison d’édition. À moins de la décision ferme d’appliquer une ligne précise et constante, chaque ajout à un corpus viendra faire bouger les contours et les frontières de la ligne éditoriale, plus souvent qu’autrement dans le sens d’un élargissement. Il s’agit parfois d’une oeuvre qui « s’impose » à la direction littéraire comme un coup de coeur. Par exemple, Renaud Plante explique : « Quand François Donatien a autopublié Minimax chez Colosse[10], j’avais envie de faire ce livre-là, il y avait un côté pas mal plus punk que ce qu’on avait fait jusqu’à présent, mais c’est le fun de se dire que ça peut aussi être ça, Nouvelle adresse. » (Ibid.) Le « aussi » de cette déclaration a son importance; la ligne éditoriale de Nouvelle adresse s’est élargie afin d’accommoder la présence d’un titre qui avait été publié ailleurs, mais qui a été admis dans le giron de Nouvelle adresse parce que Plante y a identifié une voix qu’il souhaitait ajouter à son catalogue.

Le survol de ces trois composantes de la ligne éditoriale nous permet de constater que ces dernières interagissent aussi dans une dynamique cyclique qui prendra des formes variées selon les cas de figure, mais dont la dernière étape sera forcément la modification de son image auprès du public. La « mise à jour » de l’image de marque n’est pas une opération fréquente dans le monde de l’édition, mais elle peut se révéler nécessaire quand la collection a suffisamment évolué pour que soit requise la production d’un nouveau discours sur celle-ci.

En dehors de ces trois composantes, des facteurs externes, comme la fluctuation des prix des matériaux d’impression, peuvent également venir changer les plans des maisons d’édition. Par exemple, les deux premières oeuvres parues chez Nouvelle Adresse, respectivement Un jour de plus de Philippe Girard en octobre 2019 et Les petites choses d’Ana Roy en février 2020, ont 96 pages, un format certes supérieur à l’album 48 CC traditionnel, mais tout de même inférieur à celui des albums de bande dessinée regroupés sous le format fourre-tout de « roman graphique[11] ». Lors de notre entretien, Plante a cependant confirmé qu’en raison de la flambée des prix des matériaux d’impression due à la pandémie de COVID-19, il se verrait difficilement publier une oeuvre d’une telle longueur à présent[12]. Il incite donc ses artistes à allonger leurs récits afin, d’une part, d’obtenir un prix plus abordable lors de l’achat du papier servant à l’impression des oeuvres de façon à réaliser une économie d’échelle, et d’autre part, d’atteindre un nombre de publications plus en phase avec les contraintes pragmatiques du marché actuel.

Genèse d’un chantier

Il importe de revenir sur les origines de Nouvelle adresse afin de mieux en comprendre les soubassements. Renaud Plante, directeur littéraire, et Marie-Claude Pouliot, représentante aux communications, ont travaillé pour la collection Mécanique générale, publiée par les Éditions Somme toute, de 2012 à 2019. Avant même d’être à l’emploi de la compagnie, Plante avait développé une affection pour le catalogue de cette collection :

[En fondant Nouvelle adresse], je voulais poursuivre ce que je faisais chez Mécanique générale. J’ai découvert la bande dessinée québécoise à travers Jimmy Beaulieu et les auteurs qu’il a lui-même fait découvrir, comme Pascal Girard, Iris, Zviane. Mon but n’était pas de faire exactement la même chose que ce que faisait Jimmy, mais je voulais tout de même qu’il y ait une certaine continuité puisque j’aimais ce qu’il faisait publier et [que] je voulais poursuivre ce travail à ma manière. Donc lorsqu’il n’a pas été possible de poursuivre Mécanique générale, l’idée a été de continuer le projet sous une autre bannière

Entretien avec Plante, 2023

Ainsi, après leur tentative infructueuse d’acquérir la collection, ils ont rejoint Front Froid, pilotée par Gautier Langevin, au sein de laquelle ils ont fondé la collection Nouvelle adresse. Plante avait donc déjà développé sa subjectivité éditoriale alors qu’il travaillait chez Mécanique générale et c’est avec cette dernière qu’il a voulu établir cette nouvelle collection.

La longue expérience de publication de bandes dessinées de Plante et de Pouliot ainsi que leur carnet de contacts dans ce milieu leur ont permis de mettre sur pied rapidement une liste de collaborateurs et de collaboratrices potentiels, mais la pandémie de COVID-19 les a contraints à observer un rythme de publication prudent et irrégulier : un titre en 2019, trois en 2020, deux en 2021, trois en 2022, puis cinq en 2023. Cette intégration particulièrement lente des oeuvres à la collection a probablement eu pour effet que l’identité de Nouvelle adresse a pris du temps à se consolider.

D’ailleurs, au moment de son lancement, Nouvelle adresse ne se distinguait de sa collection jumelle Front Froid que par une répartition assez vague des oeuvres, avec d’un côté la « littérature de l’imaginaire » de genre pour Front Froid et, de l’autre, la « bande dessinée du réel[13] » pour Nouvelle adresse, bien que le récit du premier album paru chez Nouvelle adresse ait une prémisse relevant du fantastique. Dans Un jour de plus de Philippe Girard, la mort d’une vieille dame est reportée au lendemain par la faucheuse, ce qui donne l’occasion à la graciée d’errer parmi les vivants une journée de plus et d’utiliser des pouvoirs surnaturels (dont la manifestation est incarnée dans l’album par le surgissement de la couleur orange) pour guérir les gens dont elle croise le chemin. Ces éléments narratifs seraient suffisants pour classer Un jour de plus dans la littérature de l’imaginaire.

Encore aujourd’hui, comme le précise Plante, la répartition des projets reçus selon la structure binaire de Front Froid ne s’effectue pas à partir de la démarcation qui est présentée officiellement dans les deux lignes éditoriales :

Une ligne éditoriale, c’est fait pour être étirée constamment. Il y a des projets qui nous arrivent et je me dis : « ah, je ne le vois pas chez nous, malheureusement », et c’est pratique d’avoir Front Froid sous la main parce qu’il est possible que ça cadre mieux là. Mais en même temps, le prochain livre de Mireille St-Pierre, qui est prévu pour la fin 2024 si tout va bien, inclut du fantastique mais sera quand même publié chez Nouvelle adresse. On a discuté de le mettre sous l’autre bannière, mais dans ma tête, c’est un projet Nouvelle adresse, on voit la continuité et l’évolution de l’autrice de La brume [paru chez Nouvelle adresse en 2020], je n’ai pas le goût que Nouvelle adresse devienne un espace de publication où on voit seulement des histoires de deuils, de couples, c’est pas juste ça non plus

Entretien avec Plante, 2023

Tentative de définition d’une ligne éditoriale

Un des premiers traits distinctifs des oeuvres publiées par Plante est le caractère achevé et abouti de leurs récits. Jusqu’à présent, Nouvelle adresse n’a aucune série à son catalogue. C’est pourtant une pratique commerciale assez répandue en bande dessinée, ce qui s’explique notamment par la prévisibilité et la rentabilité que représente la série sur le plan commercial, comme l’explique Thomas Ragon, directeur éditorial chez Dargaud :

Chaque nouveauté relance les albums ou les livres précédents. C’est vrai de tout livre, mais plus encore dans le cas d’une série. Et c’est l’essentiel : la rentabilité d’un album déjà publié s’améliore au fur et à mesure de l’avancée de la série ou du travail de l’auteur, ce qui permet de continuer à publier cet auteur et à défendre ses autres projets. À chaque fois qu’on réimprime un tome déjà paru, tout est amorti : l’avance versée à l’auteur, les frais liés aux scans, aux couleurs, l’argent investi dans la fabrication et l’impression, toutes les dépenses qu’on peut avoir

Berthou, 2016 : 69-70

On trouve pourtant des séries comportant quelques tomes publiés chez Front Froid, mais c’est sans doute parce que les récits de genre se prêtent mieux à une telle livraison épisodique où des personnages récurrents vivent des aventures successives[14]. L’absence de séries publiées par Nouvelle adresse tiendrait au fait que la démarche éditoriale de Plante vise des oeuvres abouties qui se signalent par leur cohérence interne : « […] je peux dire que j’ai le goût d’accompagner des auteurs qui ont le goût de raconter des choses personnelles » (Entretien avec Plante, 2023). Il mentionne également qu’il est prêt à retenir un projet plus longtemps s’il juge que celui-ci n’est pas achevé, car il refuse de se sentir contraint par des impératifs commerciaux : « J’ai déjà travaillé ailleurs où on avait l’impression que pour que ça soit rentable, il fallait publier plus, ce qui me paraissait dingue; à une autre époque ça pouvait marcher, aujourd’hui je ne pense plus que c’est le cas. » (Ibid.)

Outre le caractère fini des oeuvres publiées, nous pouvons aussi discerner des tendances de publication en observant quelques données de classification. Des quatorze titres publiés chez Nouvelle adresse jusqu’à présent, quatre ont été créés par des artistes ayant déjà fait paraître une oeuvre, six proviennent de « premiers auteurs », un artiste a publié sa première et sa deuxième oeuvre dans la collection (François Donatien, dont le Minimax avait été autopublié avant d’être réédité chez Nouvelle adresse en 2020 et qui a enchaîné avec Les inconvénients de la félicité [Figure 1] en 2023) et deux oeuvres sont issues de la collaboration de nouveaux scénaristes et de dessinateurs ayant déjà publié (La fin du commencement [Figure 2] a été scénarisé par Fadi Malek et mis en images par Anne Villeneuve, qui avait fait paraître Une longue canicule chez Mécanique générale sous la direction de Renaud Plante; Hypo [Figure 3] est l’adaptation d’une pièce de théâtre écrite par Nicola-Frank Vachon et dessinée par Paul Bordeleau). Ainsi, Nouvelle adresse tient la promesse formulée dans son nom en donnant l’occasion à de jeunes plumes de faire paraître leur première oeuvre ou en accueillant des artistes établis à l’intérieur d’une nouvelle structure. Parmi les albums publiés, six sont en couleur, six sont en noir et blanc et les deux titres de Philippe Girard sont en bichromie. La majorité des titres propose des récits continus, mais le catalogue comporte trois exceptions : Les petites choses d’Ana Roy (Figure 4), un recueil d’illustrations accompagnées de légendes; Jardin des complexes de Jimmy Beaulieu (Figure 5), qui peut être décrit comme un « florilège de moments » alternant entre vignettes autobiographiques, récits courts et illustrations; et Dessine bandé (Figure 6), recueil des meilleurs strips humoristiques publiés en ligne depuis 2014 par Alex Lévesque. Mentionnons également que sept titres s’inscrivent dans le registre de l’autofiction ou de l’autobiographie, alors que six autres appartiennent à la fiction pure (Jardin des complexes de Jimmy Beaulieu pourrait être classé à cheval entre ces deux catégories puisque cette oeuvre hétéroclite comporte des passages autobiographiques, autofictifs et fictionnels).

La longueur et le format des oeuvres sont des aspects qui ont graduellement acquis une forme de cohérence. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la longueur moyenne des titres a augmenté au cours des années, afin de s’adapter aux coûts de production, ce qui peut influencer le travail de Plante auprès des artistes, tout en respectant certaines limites : « Évidemment, l’idée n’est pas de tirer sur tous les bouts d’un récit pour le gonfler et qu’il devienne “assez long”! Mais en même temps, l’avantage de travailler sur un projet qui n’est pas encore trop avancé est de pouvoir venir voir ce problème avant terme. » (Entretien avec Plante, 2023) Plante mentionne également qu’il refuse de publier des projets trop courts, invitant les artistes qui soumettent des oeuvres d’une longueur insuffisante pour être publiées chez Nouvelle adresse à se tourner vers l’autopublication[15].

On compte dans la collection trois formats d’albums : trois livres sont de format 17 cm sur 23 cm, neuf de format 18 cm sur 24 cm et deux de format 19,5 cm sur 24 cm :

On avait deux formats, mais quand le livre de Jimmy est arrivé et que le projet de Paul Bordeleau est apparu, c’étaient deux livres qui nécessitaient un format plus grand. Les planches de Jimmy avaient été publiées avant et il y a des parties du livre qui n’auraient pas bien passé en plus petit. Le travail de Jimmy est assez verbeux, donc il fallait aussi que les planches puissent respirer. On a donc créé un nouveau format

Ibid.

Le format est donc une des caractéristiques des oeuvres qui a évolué au cours des dernières années afin de pouvoir accommoder de nouveaux titres, mais qui présente tout de même une régularité.

Il serait hasardeux de tenter d’établir des cohérences entre les styles graphiques que l’on retrouve dans les oeuvres de Nouvelle adresse. Un dessin plus dépouillé fait de traits minces peut être observé dans Les petites choses d’Ana Roy (2019), Rien de sérieux de Valérie Boivin (2021) (Figure 7), La fin du commencement de Fadi Malek et d’Anne Villeneuve (2022) (Figure 2) et Tant pis pour les likes de Bach (2023) (Figure 8), tandis que des traits plus épais caractérisent les dessins de Philippe Girard (Figure 5), de François Donatien et d’Alex Lévesque. Les oeuvres Le film de Sarah (Figure 10) de Caroline Lavergne, Le Brume de Mireille St-Pierre (Figure 11) et Hypo de Paul Bordeleau et de Nicola-Frank Vachon mettent en scène des personnages aux représentations anatomiques rigoureuses, tandis que celles de Cab et d’Alex Lévesque présentent des humains aux traits exagérés (dans le cas de U-Town de Cab [Figure 12], l’influence du manga est visible par l’usage du super deformed[16] dans quelques séquences, et Alex Lévesque a comme signature visuelle la création d’humains à la tête ronde gigantesque, à la manière de bonhommes allumettes grossiers, à l’image des propos de ses personnages). On trouve des créateurs qui utilisent des formes pleines, comme François Donatien et Alex Lévesque, tandis que d’autres travaillent le dégradé somptueux, comme le font Philippe Girard dans ses lavis bichromiques, Mireille St-Pierre dans ses gouaches et Caroline Lavergne dans ses aquarelles.

En somme, l’épreuve du réel ne nous permet pas d’établir dans ce groupe d’oeuvres une liste de caractéristiques précises, formelles ou narratives, ou relatives au statut des auteurs et des autrices publiés, qui permettraient d’identifier des constantes récurrentes et immuables permettant d’affirmer de manière catégorique ce qui ferait le fondement éditorial de Nouvelle adresse. Un constat se dégage cependant : on peut affirmer que les oeuvres publiées à cette enseigne sont abouties, ce qui s’explique par l’approche artisanale et relationnelle, plutôt qu’industrielle et systématique, qui est employée par Plante dans son travail éditorial avec ses artistes. En raison de la flexibilité du calendrier de production de la maison d’édition, Nouvelle adresse publie des bandes dessinées qui ont eu le temps de mûrir et qui ont pu respirer, plutôt que d’être comprimées par des formats trop contraignants ou des consignes de publication trop rigides. Plante conseille davantage qu’il ne dirige. Comme il le dit lui-même, « […] jamais je ne voudrais étouffer un projet en cherchant absolument à le faire cadrer dans MES affaires » (Entretien avec Plante, 2023). En somme, la ligne éditoriale de Nouvelle adresse est une question de désir plutôt que de résultat, elle se caractérise par un processus d’accompagnement bienveillant plutôt que par l’atteinte d’un objectif prédéfini, ce qui est le signe d’un climat de publication plus permissif et exploratoire.

Une pérennité

Après trois ans d’existence et un catalogue de plus de quatorze titres, on peut dire que Nouvelle adresse n’est plus à l’état de projet ou de promesse; il s’agit d’une collection établie aux reins solides. Grâce à cette dernière, la maison d’édition Front Froid insuffle une plus grande vitalité à la bande dessinée québécoise; elle donne des « premières chances » à des artistes, ou l’occasion à ceux qui ne veulent pas forcément faire une carrière dans le milieu, de publier une oeuvre, qui sera peut-être leur seule. En offrant la possibilité à des bédéistes québécois (que ce soient leur première chance ou une exploration en terrains inconnus) de les accueillir en ses murs, bien qu’elle soit in fine une collection à l’intérieur d’une structure éditoriale plus large, Nouvelle adresse se présente comme une maison d’édition au sens fort du terme.

Et si l’on troque la métaphore immobilière pour celle de la botanique, on peut même affirmer que cette collection se présente comme un terreau fertile, favorable à l’apparition de nouvelles espèces, ce qui témoigne de la vitalité de la bande dessinée québécoise du début du xxie siècle. Cette vitalité se manifeste, entre autres, par des pollinisations transmédiatiques. Sans connaître les déploiements ambitieux qui permettraient de qualifier ces initiatives de « narrations transmédiatiques », dans le sens de l’expression employée par Henry Jenkins[17], on peut tout de même constater que la circulation et le prolongement d’oeuvres dans d’autres formes artistiques adviennent dorénavant plus fréquemment au Québec. Il s’agit parfois d’adaptations d’albums en film (l’album Paul à Québec, publié par La Pastèque en 2005, est devenu un long métrage en 2015), en série animée (Red Ketchup de Réal Godbout et de Pierre Fournier, dont les aventures ont d’abord été republiées à partir de 2007, puis prolongées en 2017 par La Pastèque, a fait l’objet d’une série animée de vingt épisodes en 2023), au théâtre (la pièce Whitehorse, basée sur une bande dessinée en deux tomes (2015 et 2017) réunis en une édition intégrale en 2021, a été présentée à l’automne 2023 au Théâtre Jean-Duceppe à Montréal) ou en livre (Pleine, une plaquette de 64 pages publiée par XYZ en 2023, est un complément à l’album La grosse laide de Marie-Noëlle Hébert paru en 2021 dans la collection Quai no 5 de ce même éditeur). La bande dessinée peut également accueillir des projets de prolongement de films. Ainsi, en 2013, le défunt éditeur La mauvaise tête avait proposé un projet original, Le potager de Vic + Flo, pour lequel le chevronné bédéiste Jimmy Beaulieu avait inventé des « scènes supplémentaires » au film Vic et Flo ont vu un ours du réalisateur Denis Côté, permettant une rencontre des sensibilités formelles et rythmiques de deux artistes reconnus pour leur exploration de personnages et leur sens aigu de l’ellipse et du non-dit. C’est un projet similaire qui a amené Nouvelle adresse à donner la possibilité à l’illustratrice Caroline Lavergne de publier Le film de Sarah (2022), carnet de tournage du long métrage Nouveau-Québec (2021) de la réalisatrice Sarah Fortin, donnant accès aux coulisses de la production de deux premières oeuvres, qui se développent l’une à partir de l’autre et qui donnent à voir les obstacles matériels autant que créatifs liés à leurs productions respectives.

En somme, s’il est difficile de cerner avec exactitude la ligne éditoriale d’une collection de bande dessinée québécoise comme Nouvelle adresse, cela tient en grande partie au fait que ce secteur de publication, qui n’existait pour ainsi dire pas vraiment il y a moins d’un demi-siècle, est encore jeune et ne comporte présentement pas beaucoup d’acteurs. Le grand nombre de maisons d’édition et leur diversité dans les mondes anglo-saxon, franco-belge et asiatique amènent celles-ci à se spécialiser et à façonner au fil du temps leurs propres niches, ce qui n’est pas (encore) nécessaire à l’heure actuelle au Québec. Cela s’observe par le grand nombre de bédéistes « transfuges » ayant publié des oeuvres à plusieurs enseignes. Citons notamment Jimmy Beaulieu, qui a publié au Québec chez Mécanique générale, Colosse, La mauvaise tête, Alto et Nouvelle adresse; Zviane, qui a publié chez Mécanique générale, Colosse, Pow Pow et La Pastèque; et Philippe Girard, qui a fait paraître des oeuvres chez Mécanique générale, Glénat Québec, La Pastèque, Zone convective et Nouvelle adresse. On constate donc que le territoire de la bande dessinée québécoise n’est pas étroitement cadastré. En ce sens, Nouvelle adresse, comme son nom l’indique, offre un espace de plus où faire paraître un livre davantage qu’un emplacement nettement défini n’autorisant qu’un certain type d’oeuvre.

Le terrain d’accueil que propose la scène dynamique de la bande dessinée québécoise du premier quart du xxie siècle est donc fertile. Pour boucler la boucle, mentionnons une oeuvre qui n’est pas parue chez Nouvelle adresse, mais plutôt chez Station T, collection de la maison d’édition Somme Toute, fondée en 2019 et portée par Michel Viau, éminent et prolifique historien de la bande dessinée québécoise. C’est grâce à cette (autre) jeune collection de bande dessinée québécoise que Catherine Saouter aura pu faire mentir les propos qu’elle-même tenait quarante ans plus tôt. Elle y a fait paraître, en collaboration avec sa fille sous le nom d’artiste Kas & Cas, une première oeuvre de bande dessinée, M. Nault, un récit biographique présentant un des pionniers de la danse au Québec, Fernand-Noël Boissonneault, dit Fernand Nault. Une oeuvre au sujet aussi niché pouvant représenter un risque commercial, a ainsi trouvé sa place dans une maison d’édition de bande dessinée au Québec justement parce qu’il existe suffisamment de lieux pour accueillir de tels projets.