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L’essai de Boris Cyrulnik, Les vilains petits canards, s’ouvre sur la retranscription de propos tenus par la chanteuse Barbara :

Je suis née à l’âge de vingt-cinq ans, avec ma première chanson.

— Avant ?

— Je me débattais.

Il ne faut jamais revenir

Au temps caché des souvenirs…

Ceux de l’enfance vous déchirent.

L’instant fatal où tout bascule tranche notre histoire en deux morceaux.

— Avant ?

— J’ai dû me taire pour survivre

2001 : 8

Les paroles de Barbara pourraient s’appliquer à Gérard Étienne, écrivain montréalais d’origine haïtienne converti au judaïsme, dont l’oeuvre est sous-tendue par un intertexte de chants composé de psaumes et d’hymnes religieux aussi bien que du répertoire populaire[1]. En effet, Étienne a eu une enfance difficile, abandonné par sa mère qui a quitté très tôt le foyer, maltraité par son père, puis, à l’âge adulte, torturé par les tontons macoutes en tant que militant engagé dans la lutte contre la dictature. Quelques années plus tard, exilé à Montréal, il est devenu un « nègre juif » (Étienne, 1993 : 114) subissant l’antisémitisme, en plus du racisme.

La présente étude se préoccupe de la résilience par le chant, stratégie majeure pour vaincre l’asservissement et la déshumanisation, dans quelques oeuvres d’Étienne. Dans une première partie, notre propos s’étayera sur les réflexions de Cyrulnik et de Claudio Bolzman sur la résilience. Dans un article intitulé « Résilience et développement cognitif », Cyrulnik montre le rôle majeur de l’art dans la réhabilitation des victimes de traumatismes, qui les ont laissées pour mortes au monde. L’étude de Bolzman, « Violence politique, exil et formes de résilience », traite des traumatismes subis par les réfugiés politiques auxquels s’apparente Étienne persécuté par le régime dictatorial de Duvalier, qui s’autoreprésente par l’intermédiaire du protagoniste de son roman La pacotille. Les souffrances des Haïtiens occupent chez lui une place centrale. Dans ses fictions situées principalement en Haïti et à Montréal, on assiste à leur combat contre les forces du mal, en particulier dans La pacotille (Étienne, 1991) où le chant remédie à la parole brisée. Ben Chalom, protagoniste de l’action, a été torturé à cause de son opposition au régime dictatorial de Duvalier. Au Canada, où il a réussi à émigrer, il ne trouve pas la sérénité, se sentant dévoré, chaque nuit, par la bête qui fait partie de lui et dont il doit accepter la présence comme une part intégrante de son identité. Dans les recueils poétiques, les crises et les conflits des Haïtiens opprimés et torturés sont revécus sur le plan émotionnel.

Nous montrerons dans la seconde partie que dans La charte des crépuscules (Étienne, 1993), rassemblant les recueils poétiques écrits entre 1960 et 1980, le chant catalyse la victoire morale des faibles sur les forts usant abusivement de leur pouvoir, tout comme il dote de force intérieure les personnages de La pacotille. Nous verrons que Natania, chant littéraire (Étienne, 2008) autant que chant d’amour, est un hommage à celle qui a sauvé Étienne malade à plusieurs reprises. La similarité entre l’héroïne de La pacotille poursuivant le combat de son mari jusqu’à sa propre mise à mort et la femme qui a lutté pour garder vivant le poète le plus longtemps possible vise le chant poétique[2].

L’examen des modalités d’insertion du chant renvoie à la question de l’intertextualité, faisant du texte « le lieu d’un échange entre des bribes d’énoncés qu’il redistribue ou permute en construisant un texte nouveau à partir des textes antérieurs » (Samoyault, 2010 : 12). S’agissant de chants intégrés au texte et le plus souvent décrochés en italique sous forme de « collages » (Compagnon, 1979 : 32), nous verrons qu’ils confèrent à l’écrit d’Étienne une essence hybride. Sans accorder à tout texte, comme le fait Julia Kristeva, d’être « construit comme une mosaïque de citations » (Kristeva, 1969 : 145 et 60), nous constaterons que l’intégration du chant constitue le texte, tant romanesque que poétique, en espace de résilience. Notre réflexion se développera en fonction des trois fonctions du chant chez Étienne, à savoir la libération, la résistance et la prière.

Résilience et écriture

« Pourquoi la résilience ? », s’interroge Boris Cyrulnik (2012), psychologue et psychiatre français, enfant caché de parents déportés pendant la Seconde Guerre mondiale, à qui la résilience a réappris à vivre. Rappelant que « résilience est un mot français qui vient du latin re-salire, qui signifie rebondir, résilier, recommencer un processus de développement », Cyrulnik la définit comme un « art de naviguer dans les torrents », métaphore résumant « un ensemble de phénomènes harmonisés où le sujet se faufile dans un contexte affectif et culturel » (Cyrulnik, 2001 : 259). Selon lui, la résilience, processus de cicatrisation des blessures et de représentation du malheur, procure des mécanismes de résistance et de survie permettant de reprendre une vie normale malgré la blessure. Entre autres moyens permettant de résister aux épreuves, Cyrulnik montre que « l’art joue un rôle majeur dans la résilience » (Ibid. : 8). Comme il s’en explique, « se faire des représentations d’images et de mots ménage un refuge dans la rêverie, protection contre un réel douloureux et source de créativité », de sorte que l’expression artistique permet de « donner une forme socialement partageable à une blessure intime » (Cyrulnik, 2012 : 28). La résilience individuelle vaut également pour les groupes ethniques et nationaux constitués, tels les exilés politiques dont Étienne fait partie. Pour ceux-ci, expose Claudio Bolzman, la résilience consiste dans une « forme de résistance à l’épreuve », rendue nécessaire « lors de l’exercice de la violence », lorsque les victimes sont dépersonnalisées par leurs agresseurs qui aspirent « à les discréditer, à les dénigrer, à les dévaloriser », s’agissant de « blessures ou [d’]outrages sérieux dont les effets peuvent être durables ». Les personnes les plus directement visées par le terrorisme d’État sont celles qui sont « les plus engagées politiquement » (2006 : 162-17). Bolzman observe également que les réfugiés politiques persécutés par les régimes dictatoriaux subissent un traumatisme multiple causé par plusieurs facteurs, dont l’emprisonnement, la torture et l’exil forcé. Selon lui, le retour à la normalité est très difficile, sinon impossible, pour les personnes déracinées et contraintes à vivre dans un ailleurs sociogéographique qui les ostracise. Nous verrons que le chant, antidote à la dépersonnalisation des militants en exil, catalyse chez Étienne le processus de résilience.

Chant ou parole dans La pacotille

L’action romanesque de La pacotille se déroule en alternance en Haïti et à Montréal. Le protagoniste, Ben Chalom, double de l’auteur, a subi les sévices des tortionnaires en Haïti. Émigré à Montréal, il demeure sous l’emprise de la « bête » (Étienne, 1991 : 13) aux multiples visages qui le torture nuitamment. Ben Chalom, déchiré entre la présence en lui du monstre et son besoin de s’en délivrer, est perpétuellement en « état de siège » psychologique pour préserver son essence authentique d’avant l’exil (Chemla, 2014 : 133-146). Son identité est mise en question à Montréal, où il se heurte au mépris et à l’incompréhension des fonctionnaires de l’immigration. Bien qu’étant loin d’Haïti, il demeure prisonnier des forces du mal qui l’habitent, dont le délivrera finalement une infirmière québécoise.

Interdit de parole dans son pays d’origine, incompris dans le pays d’accueil, Ben Chalom hurle sa douleur[3]. La torture, en plus des dégâts irrémédiables à son intégrité corporelle, a nui à sa faculté d’expression, provoquant un blocage qui le place dans une situation intolérable. Il décrit ses tortionnaires comme des « tueurs aux dents longues, [des] démons au menton carré qui détraquent [sa] parole, [ses] mots, [son] feu, [sa] poésie » (Étienne, 1991 : 21), bien décidés à briser leurs victimes, en particulier les intellectuels dotés d’une capacité verbale supérieure à la leur. Son nomadisme dans la ville, doublé de la hantise de la déportation, et son sentiment de déracinement expliquent son insécurité dans Montréal, glaciale et hostile. La difficulté qu’il éprouve à parler est due à des causes physiques autant qu’idéologiques. Le dessèchement de sa bouche, outre qu’il le fait souffrir, symbolise l’indicibilité de son expérience passée. Son mutisme sera compensé par l’éjection du trop-plein accumulé préludant à l’échange véritable entre lui et le psychiatre à la fin du roman.

L’épicentre du mal-être physique et moral est sa gorge, d’où sortent les « sanglots interminables » (Ibid. : 1) marquant l’échec de sa volonté de s’exprimer librement :

Évaporation des mots dans la gorge. Encore morfondu par la première neige dont les flocons, à une vitesse folle, viennent de s’abattre sur mon visage, encore blessé par l’accueil d’un agent d’immigration pour qui je suis une barrique de hareng puant, roulant vers un dépotoir inconnu. […] On nous dirait engloutis par la pénombre, par ce genre de rencontre où, malgré soi, s’empêtre le désir de communiquer.

Ibid. : 5

Son incapacité à s’exprimer provoque le mépris des autres. Il se sent réduit par eux à une essence non humaine, animale et exécrable. L’angoisse qui noue sa gorge est imputable au trop-plein de paroles entravées.

La puanteur de sa bouche est causée par le blocage des mots accumulés au fond de sa gorge : « Aucun mot de ma bouche depuis des heures. Je la sens pâteuse, puante, sèche » (Ibid. : 31). La « moisissure de la bouche » (Ibid. : 60), « signe familier » des zombies auxquels il s’identifie, lui le « nègre perdu » privé de parole, est provoquée par la stagnation du langage. Le cri est l’issue paroxystique de la parole entravée : « Mon Dieu ! Personne ne peut mesurer le volume du cri retenu dans la gorge » (Ibid. : 4). Contrairement à la parole maîtrisée, les sons émis par la bouche déconnectée de la pensée sont source de souffrance pour le prisonnier humilié par la constriction de son organe vocal :

Le monde qui m’entourait, je le découpais avec des regards de désespoir, des sanglots dans la gorge, la certitude d’être un mort d’entre les morts, une pacotille parmi tant de faméliques créatures du pays méprisées, avilies, ségrégées

Ibid. : 85

Le mot « pacotille » désigne ici l’homme déchu dans son don de parole : « Jamais ne comprendra-t-on le parler d’une pacotille, l’odeur d’une pacotille, les sentiments d’une pacotille » (Ibid. : 34). Ben Chalom se sent réduit à l’état de sous-homme, privé du droit à la parole. Son angoisse émane autant de sa hantise de l’étouffement que de l’attitude du préposé à l’immigration face à son mutisme. La dégradation et la honte sont dues à l’étranglement de sa parole bloquée dans sa gorge. Ne doit-on pas, pense-t-il, « se laisser étrangler, taire les humiliations chaque fois que 1’on doit solliciter une information » (Ibid. : 15) ? Sa souffrance s’accompagne de « cris rauques » et de « souffle coupé » (Ibid. : 59) dans sa gorge resserrée. Sur le plan sensoriel, la souffrance est causée par la dysharmonie des sonorités scandant la torture :

Tout concourt, on dirait, à augmenter l’intensité de la douleur : la voix nasillarde du Président, un hymne national joué par un orchestre dont tous les instruments sonnent faux. Rien ne permet la libération de mon esprit

Ibid. : 22

L’agression sonore qui se manifeste dans les dissonances, atteignant les zones les plus sensibles de son cerveau, exacerbe sa douleur physique. Il ressent profondément le manque d’harmonie comme l’expression du sabotage des valeurs nationales de son pays aimé. Haïti écrasé est « un pays où le râle des égorgés étouffe le chant des cigales » (Ibid. : 130). Le silence est caractérisé négativement comme le muselage de la voix en obstruction.

Le chant libérateur

Au terme de la soirée de Ben Chalom en compagnie des poètes, ses pairs, les paroles de la chanson de Maurice Chevalier, à la fin du premier chapitre, fonctionnent comme un anticlimax pour rompre la tension : « Il y a tant d’amour sur toute la terre/Donne-moi ta main/Le temps d’aimer ne dure guère » (Ibid. : 18). Chanter, dans le contexte de la camaraderie chaleureuse d’Yves-Gabriel Brunet[4] et de ses amis, en appelle à un langage libéré des clichés dévalorisants. Ben Chalom reprend également confiance en lui et dans les hommes à l’écoute de la chanson de Tino Rossi, « Tant qu’il y aura des étoiles sous la voûte des cieux/Il y aura dans la nuit sans voiles du bonheur pour les gueux » (Ibid. : 49). Il se sent dès lors soutenu par ses amis poètes qui, comme lui, refusent de mettre leur expression langagière au service d’un pouvoir abusif. Pour Ben Chalom, « petit voleur de grand chemin, poète, pacotille », l’ambiance chaleureuse où il se sent enfin compris et à son aise s’oppose au milieu socio-familial toxique où il a grandi et dont son manque identitaire est originaire. Les chansons sont précédées de deux phrases nominales décrivant sa frustration : « Sensibilité écorchée. Enfance au vitriol qui s’accroche aux chansons pour ne pas flamber » (Ibid. : 45-46). Les chansons de Maurice Chevalier et de Tino Rossi pallient le manque ressenti en présentifiant, le temps de leur retranscription, un espace-temps musicalisé et harmonieux en contraste avec l’enfance détruite.

Autre catégorie, les hymnes adventistes chantés par les gens du peuple torturés et mis à mort se dotent d’une fonction idéologique par laquelle le christianisme du peuple haïtien, religion de la mère d’Étienne, s’oppose au vaudouisme paternel et officiel de la dictature :

Ô jour béni, jour de victoire/Que je ne saurais jamais oublier/J’ai vu le roi de gloire apparaissant sur mon sentier sa beauté, sa gloire

Ibid. : 218

Plus près de toi mon Dieu

Plus près de toi

Je sens ta force mon Dieu

Devant le malheur

Ibid. : 230

Ben Chalom, possédé par le mal qui l’habite, la « bête » (Ibid. : 13), et désireux de « finir au bout d’une corde en écoutant chanter Le temps des cerises » (Ibid. : 232), incarne dans sa personne le combat des Haïtiens opprimés, assimilé à la Commune à laquelle la chanson est associée. Par-delà les siècles et les continents, les chansons anciennes et nouvelles encouragent et stimulent les opposants aux régimes dictatoriaux abusifs. Au contact des chansonniers québécois, « fleurons de la chanson du pays » (Ibid. : 145), tels Margot Lefebvre, Fernand Gignac, Monique Leyrac et Gilles Vigneault, Ben Chalom, délivré de l’emprise de la « bête » (Ibid. : 13), s’affirme comme poète.

Chanter pour résister

Dans La charte des crépuscules et Natania, chanter est un défi. Dans un environnement de catastrophes où « dehors les enfants n’ont plus la force de chanter » (Étienne, 1993 : 34), le refrain repris en antienne, « Et c’est fort amer ce sanglot dans la gorge » (Ibid.), désigne la gorge du poète dissident comme l’épicentre de sa protestation : « Dimanche aujourd’hui. Haïti est une putain qui couche avec des chiens. Débris de squelettes, eau puante dans la gorge » (Ibid. : 37). Au paroxysme de la douleur, il est suffoqué par les humeurs mauvaises qui compriment sa gorge et l’empêchent de parler. Le combat des dissidents revêt une expression sonore, lors même que la mise au silence figure symboliquement leur mise à mort :

Éreintée la ville aux morts-vivants […] La voix des sirènes se perd dans l’écho des vagues frappant le rocher de Cabaret tandis que les complaintes des malades font dresser l’oreille des miliciens à la gâchette facile

Étienne, 1991 : 19

À l’horreur manifestée par le « bruit des mitrailleuses » faisant « sauter des tympans » (Ibid. : 21), « bruit des canons » (Ibid. : 22), « bruit des pelles mécaniques » et des sirènes de police (Ibid. : 26), « bruit infernal que font les dieux de la bête », « bruits de pas des sentinelles, de clefs de gardiens, crépitement de mitrailleuses, concert de voix enrouées à force de chanter les louanges du Chef suprême » (Ibid. : 82), s’oppose le chant des rebelles. Sur fond de cris poussés par les militants torturés, le combat se déplace sur le plan sonore, tandis que « l’humiliation […] s’exprime en vengeance » et « se manifeste en bruits de tonnerre » (Ibid. : 122). Audibles, les traumatismes inversent la dysharmonie et l’enrouement en chant revalorisant la parole face aux tentatives d’aliénation. Pour Ben Chalom, le langage défait ne peut se reconstituer que grâce au chant. L’interrogation existentielle sur l’identité traverse la gorge chez les Haïtiens, aboutissant à des « concerts de voix qui entameront bientôt des chants libérateurs » (Ibid. : 90). Le chant monte en crescendo pour libérer l’univers entier : « La mer chante Révolution/Et l’été volette aux sons d’une mélodie » (Étienne, 1993 : 22).

Le chant-prière

En fond sonore, le libera de l’office des morts chanté « en l’honneur des victimes de tous les coups » (Étienne, 1991 : 28), dont les membres arrachés jonchent le sol, musicalise l’insoutenable spectacle. Comme sur une scène d’opéra, les actions sont accompagnées par le chant sacré. Motif récurrent dans l’oeuvre d’Étienne, insufflant courage et fortitude à l’être humilié et souffrant, le psaume 91, prière chantée, revient comme un leitmotiv, allié de l’opprimé exprimant sa foi et son espoir en un monde meilleur[5]. Le psaume 91 présentifie la mère absente de Ben Chalom/Gérard Étienne, adventiste du septième jour, dont le départ catastrophique a précipité la famille dans la soumission aux idoles vaudouesques du père. Le psaume renforce la foi en Dieu chez les Haïtiens subissant les violences du dictateur :

Je marcherai seul dans la nuit noire, défiant l’éternité, les ombres géantes, les diables en paille d’acier.

Je réciterai tous les soirs pour ne pas perdre une once de mon pouvoir le psaume des guerriers de la religion de ma mère.

Toi qui résides sous la protection du Très-Haut, Toi qui reposes à l’ombre du Tout-Puissant,
L’Éternel, mon fort et mon espérance, Mon Dieu en qui je me confie ;
Car il ordonne à ses anges
De te protéger en tout lieu ;
Ils te porteront dans leurs bras
Afin que tes pieds ne heurtent pas la pierre. Tu écraseras le chacal et la vipère
Tu domineras le lion et le léopard

Étienne, 1993 : 126

Inaugurant le dialogue intime entre l’homme et Dieu, le temps futur de « Je marcherai » indique la fonction roborative du psaume. Ben Chalom trouve réconfort et espoir dans la puissance divine rédimant le mal. Le drame collectif d’Haïti se revêt dès lors d’une dimension messianique.

La même énergie revivifiante est attribuée, dans Natania, au psaume 91 récité par le poète en prison :

Dans la cellule d’une prison le 15 août 1961

Je disais le psaume avec une telle ferveur

Que je ne ressentais plus les douleurs

Des châtiments corporels

[…] comme si en disant le psaume 91

Je les invitais à venir voir […]

Comment je résistais à l’injustice

Étienne, 2008 : 83

Comme l’hymne adventiste dont la mélodie est liée à la mère absente, le psaume se revêt d’une fonction de résilience pour électriser le poète et lui faire poursuivre son combat. Le même chant religieux soutient Ben Chalom dans sa lutte contre la « bête » dans le contexte d’Haïti dominé par le culte du vaudou allié à la dictature.

Par-delà la récitation du psaume, la judaïcité embrassée par Ben Chalom/Gérard Étienne est intégrée aux chants d’amour pour Natania, femme juive et guide spirituel, « gammes nouvelles » (Ibid. : 11) du poète dont les mots équivalent à des notes chantées. L’écrit musicalisé devient un acte d’amour humain autant que divin relayant l’affirmation de Ben Chalom :

Jusqu’au bout de mon soupir, je chanterai l’éternel printemps des hommes pour que personne ne voie mourir le soleil avant la dernière heure

Étienne, 1991 : 208-209

Outre le psaume 91, la liturgie juive soutient le poète récitant le kaddish, prière juive des morts : « Bénis soient les moments de la grâce, j’écrirai mon kaddish sur tous les azurs du monde » (Étienne, 1993 : 120). Contrairement au chant forcé du peuple haïtien « à genoux » (Ibid. : 23), le kaddish est l’expression de la résilience par laquelle le poète recouvre la parole. Le deuil est ouverture sur la vie grâce au kaddish, écriture-chant dont l’harmonie rédime la souffrance.

Conclusion

Selon Étienne, l’écriture constitue la « quête d’un mode d’expression qui pourrait remédier à la faiblesse des mots » (Ndiaye, 2003 : 11). Comme nous le voyons, l’intertexte vocal traversant ses écrits revalorise la parole humaine. Libérateur, résistant et/ou prière, le chant est l’antidote au mal et appelle à restituer aux opprimés l’énergie verbale endommagée par la torture et l’humiliation. « Jusqu » au bout de mon soupir, je chanterai l’éternel printemps des hommes pour que personne ne voie mourir le soleil avant la dernière heure » (Étienne, 1991 : 209), s’exclame Ben Chalom, originaire d’« un pays où personne n’a le droit de respirer, sans la permission du grand Chef » (Ibid. : 12), pour qui le chant vainc l’angoisse « de savoir que tout se désagrège », manifestée par le « silence ininterrompu » (Étienne, 1993 : 5).

En conclusion, le propos de Cyrulnik, selon qui « la représentation du passé est une production du présent » (Ndiaye, 2003 : 24), est mis en pratique, dans un présent atemporel, par les mots d’Étienne qui « chantent […] rythment la contredanse » (1993 : 49), revêtant d’une dimension subversive « l’éternelle chanson de l’homme errant » (Ibid. : 62). À l’instar de Ben Chalom, son double, le poète pour qui la poésie est « verbe et rédemption » (Ibid. : 9) surmonte ses souffrances grâce au chant, cantique et prière. Allié à la danse, le chant résume le processus de résilience mis en oeuvre par l’intertexte musical :

Je me suis mis à chanter, à danser, à trouer le ciel, comme si ma souffrance était à l’origine du monde, que j’étais fait pour porter des cathédrales sur mes épaules et retrouver mon équilibre après chaque regard de pitié

Ibid. : 193

Telle Barbara disant : « J’ai perdu la vie autrefois, mais je m’en suis sortie puisque je chante[6] », Ben Chalom use de sa voix récupérée au fond de sa gorge comme d’« un instrument de musique » (Étienne, 1993 : 220), stratégie opératoire contre la torture. Dans La charte des crépuscules, le poème-chant remédie à la constriction de la gorge entravée par les « sanglots qui agonisent [la] voix » (Ibid. : 23), l’emploi transitif du verbe soulignant la violence de l’agression. Repris par la mer alliée qui « chante Révolution » (Ibid. : 22), le chant poétique déjoue chez Étienne le blocage de la voix et le mutisme mortifère :

un poème

j’écris

crois-moi

qui chante des airs funèbres

dans l’histoire d’un peuple à genoux

Ibid. : 23

L’intertexte des chants transmue « les mots […] en train de chavirer », suscitant « dans le ventre de la terre » la montée d’« un large souffle de liberté » (Ibid. : 36). La libération de l’expression verbale dans « Romance antillaise », ensemble poétique formant la plus grande partie de La charte des crépuscules, a pour effet en chaîne de désentraver la parole exilée. Issu du répertoire populaire ou de l’expression religieuse, le chant, « tuteur de résilience », pour emprunter au vocabulaire de la psychologie (voir Cyrulnik et Seron, 2003), transmue l’adversité en ressource vitale chez le poète.