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Le Franco-Manitobain Charles Leblanc, qui est à la fois « poète, comédien et homme d’action » (Poliquin, 2019 : 219), est un auteur prolifique, mais encore peu étudié. À ce jour, la seule étude substantielle[1] des écrits de Leblanc est l’article de Lise Gaboury-Diallo, « Évolution de la poésie contemporaine du Manitoba français (1970-1985) : Paul Savoie, J. R. Léveillé et Charles Leblanc », paru en 2015 dans les pages de Francophonies d’Amérique. Comme l’indique Laurent Poliquin, bien que la révolution prolétarienne semble être le cheval de bataille de l’écrivain (2019 : 220), celui-ci s’en prend à toutes les formes d’aliénation avec sa poésie « coup de poing ». L’auteur affiche un parti pris marqué pour le peuple, pour les « déchets de la société » (Leblanc, 2008 : 30), comme en témoignent les sujets abordés crûment dans son oeuvre et son emploi d’une langue parfois vulgaire et injurieuse. Dans cette étude, il sera plus particulièrement question de montrer en quoi la production poétique de Leblanc s’inscrit dans une esthétique trash qui tend vers l’intersectionnalité. Comme l’indiquent Dominique Bourque et Chantal Maillé, la notion d’intersectionnalité fait référence à « un savoir situé, à une approche méthodologique, à une forme d’organisation, à une pratique militante ou à un outil analytique » (2015 : 1). Pour ma part, j’emprunte cette notion parce qu’elle porte sur « l’ensemble des oppressions identitaires et [sur] leur imbrication » (Bourque et Maillé, 2015 : 1). La première partie de cette étude expliquera brièvement ce en quoi consiste l’esthétique trash, et j’enchaînerai avec l’analyse textuelle, qui se concentrera sur le pouvoir de monstration du trash ainsi que sur les critiques de la norme qu’il aide à formuler.

Une brève présentation du trash

Le terme trash, dans la langue courante, dénote la disqualification de quelque chose ou encore de quelqu’un. Lui sont associés le manque de raffinement, l’absence de qualité, la crudité, la violence et la misère. Le trash invite à amorcer une réflexion sur les déchets, que ceux-ci soient de nature matérielle ou symbolique, et plus spécifiquement sur leur mode de production. Comme l’indique Susan Signe Morrison dans The Literature of Waste (2015), il s’agit ici du principal objectif du champ des waste studies[2] : dépasser les réactions de dégoût et de choc que peuvent susciter les déchets, puisque ceux-ci permettent l’étude des systèmes socioculturels et économiques qui déterminent la valeur et la dévaluation (2015 : 8). Le déchet n’existe pas sans système, sans un certain ordre des choses (Douglas, [1966] 2015 : xvii); cela rejoint le propos de Mary Douglas, qui s’intéresse à la construction sociale de la saleté dans Purity and Danger (1966). Sans en avoir conscience, l’anthropologue anglaise inaugurait le champ des waste studies en 1966 avec la parution de son ouvrage pionnier, où il est notamment question des personnes évoluant en marge de la société dominante qui, tachées et avilies, font l’objet d’un marquage permanent. Le trash est l’une des esthétiques possibles pour dépeindre les marges, car il est intrinsèquement lié à la marginalité. Ils sont tous les deux le résultat d’une inadéquation à la norme, et ils traduisent un rapport inégal au pouvoir. Ils sont construits par la norme. C’est sans oublier que les marges sont souvent conçues en opposition à la saleté, à l’indignité et à l’absence de valeur.

Mais comment l’esthétique trash se présente-t-elle dans une oeuvre littéraire? Il ne faut pas s’attendre à des formes stables et préétablies qui seraient facilement identifiables dans un texte donné, car le trash résiste à l’idée de catégories fixes, de définitions trop définitives. Le trash est pourvu d’une importante ambiguïté : il est à la fois inclus et exclu dans le système. C’est d’ailleurs cet aspect qui le rendrait dangereux pour l’ordre, selon Mary Douglas ([1966] 2015 : 120), et c’est justement son mode de fonctionnement qu’il faut garder en tête au moment de l’analyse. Il importe surtout de porter attention à sa trajectoire, à sa re-signification dans l’oeuvre, à son appropriation dans le durable (Thompson, [1979] 2017 : 9), dirait Michael Thompson, à qui l’on doit Rubbish Theory (1979). Dans son ouvrage, l’économiste insiste sur l’aspect socialement déterminé des déchets, qui permet d’appréhender le contrôle social de la valeur. En outre, une étude du trash exige que l’on s’attarde aux différentes formes que prend le déchet et d’en relever la signification dans le tout cohérent qu’est l’oeuvre littéraire. La langue d’écriture doit elle aussi être considérée, qu’elle soit laconique ou criarde. Une attention particulière sera également accordée aux champs lexicaux et sémantiques du déchet, qu’il soit question de pollution, de saleté, d’indignité, de monstration, d’enfouissement, etc.

L’esthétique trash est apparentée au domaine du bas sous ses différentes déclinaisons, de l’abject à la « basse culture » en passant par le banal et le quotidien. Le trash est doté d’une valeur relative, ce qui implique que les différentes manifestations de l’ordre font également partie de cette esthétique. Parler d’une esthétique trash ne signifie pas que le déchet serait anobli par la littérature, ce qui reviendrait à affirmer que le déchet en soi n’aurait pas sa place dans le champ littéraire. S’intéresser au trash implique aussi de privilégier la signification plutôt qu’une appréciation plus contemplative et élitiste, et ce, malgré la difficulté à mener ce genre de projet dans une discipline qui s’évertue à nier le déchet, que ce soit en l’excluant ou en l’anoblissant[3]. L’esthétique trash doit surtout être comprise comme une entreprise de déconstruction de la littérature et de la société.

Le pouvoir de monstration du trash

Le trash a notamment pour fonction d’exposer ce que la norme s’évertue à taire, à cacher, à reléguer aux marges. Il présente des réalités dérangeantes que nous préférons ne pas voir, mais qui finissent par s’imposer. Selon Kenneth Harrow, auteur de Trash: African Cinema From Below (2013), « garbage signals the return of the repressed » (ePub). Dans Le corps souillé : gore, pornographie et fluides corporels (2019), Éric Falardeau décrit l’omniprésence du sang et du sperme dans l’horreur et le pornographique comme « une invasion du champ par le hors-champ » (Falardeau, 2019 : 113). Ce retour du refoulé, aussi présent en littérature, est le signe du retour d’une plus grande authenticité, puisque, comme le signale Walter Moser, « waste does not lie; it is the most truthful language a society holds with respect to itself[4] » (2002 : 99). C’est d’ailleurs sous le signe de la sincérité et de la monstration que s’inscrit l’oeuvre de Charles Leblanc, commencée en 1984 et poursuivie jusqu’à ce jour. Dans son recueil D’amours et d’eaux troubles (1988), le poète exhorte son destinataire à voir la réalité, même la plus laide, en face : « il te faut voir les coulisses sales[5] » (Leblanc, 1988 : 22). Le mot « coulisses » est ici polysémique, il signifie tout à la fois une partie cachée, où se trament des choses derrière la scène, que l’on devine régentée par la société dominante, et les traces laissées par un liquide qui a coulé : c’est le débordement de l’indigne qui ne se laisse pas contenir. Parce que « les gens oublient surtout l’égout » (Leblanc, 1988 : 23), préférant souvent le réconfort d’une réalité aseptisée, Leblanc s’applique à écrire « la boue », car elle « s’oublie mal » (Leblanc, 2008 : 142).

Sous la plume de l’auteur, la poésie devient le médium privilégié pour dire la saleté, la laideur et l’indigne : « écrire ici / c’est établir sa base d’opérations / un quartier général sans prétention / quasi-invisible quasi-anonyme / pour lancer des poètes / qui font parfois des dégâts salutaires / et canonner si possible / la stupidité sous toutes les couleurs » (Leblanc, 2008 : 67). Par son utilisation d’une esthétique trash, l’auteur cherche à marquer l’imaginaire de sa lectrice ou de son lecteur. Il invite à lire les « enflures », les « débordements », les « surplus » (Leblanc, 1997 : 40) et « les restes qui surgissent » (Leblanc, 1997 : 47); en bref, ce qui est construit comme étant « de trop » dans nos sociétés. Le poète a également recours au trash pour rendre visibles les disparités entre les classes sociales : « la marde se pense selon les classes » (Leblanc, 2008 : 137). Il ne s’agit pas là d’une provocation gratuite; dans son Histoire de la merde (1978), Dominique Laporte présente la merde comme une création systémique, dont les responsables seraient le précapitalisme et le capitalisme, grands producteurs d’exclusion. Aux yeux du psychanalyste, la dynamique capitaliste figerait chacun et chacune, comme merde de l’autre (Laporte, 1978 : 40).

Mais la merde ne se fait pas seulement le symbole de l’exclusion, puisqu’elle fait retour; même une fois reléguée à l’invisibilité, l’odeur demeure et vient déranger l’ordre dominant par sa simple existence, à la fois immatérielle et persistante (Laporte, 1978 : 38). Ainsi, la merde est dotée du pouvoir de révéler les structures qui se veulent invisibles et qui créent la marginalité. En la mettant de l’avant dans son écriture, Leblanc se « pense dangereux pour la constipation mondiale » (2008 : 26). Laporte précise également que le lieu du pouvoir cherche à se distancier du lieu de la merde (1978 : 42), afin de maintenir son apparence de propreté. L’ordre dominant se plaît à s’imaginer sans déchets, alors qu’en réalité, il ne fait que les rejeter hors de sa vue, dans le domaine du bas. La poésie de Leblanc nous en donne un aperçu dans La surcharge du réseau (1994) : « le pouvoir s’écrase dans son fauteuil / il paie des gens pour se salir les mains » (12). Non seulement les avatars du pouvoir fuient-ils tout ce qui peut connoter leur propre production de déchets, ils rendent les personnes marginalisées responsables de leurs difficultés d’existence. C’est ce dont il est question dans l’ouvrage People-as-Garbage: A Metaphor We Live By (2012), de Cecily F. Brown, qui utilise le terme garbagization pour illustrer une dynamique sociale qui exploite les déchets comme métaphores de certains individus, ainsi marqués comme des êtres jetables, en trop et qui seraient fondamentalement inaptes à la vie en société. On en retrouve une illustration éloquente dans un poème dédié à l’ancienne ville de Sydney, au Cap-Breton (Nouvelle-Écosse, Canada) :

des experts l’ont déclaré :

dix ans pour tout brûler et tout

nettoyer mais ne vous inquiétez pas

la fumée noire ne se rendra pas à vos maisons

vous avez peut-être le taux de cancer

le plus élevé du Canada

mais c’est sûrement

parce que vous fumez trop

des témoins l’ont dit :

ils sont pas gênés ils s’installent puis ils puent

Leblanc, 1988 : 61

C’est plutôt la pollution extrême occasionnée par la Sydney Steel Corporation qui est à pointer du doigt : de 1901 à 1988, cette compagnie a exploité une aciérie sans aucune forme de réglementation environnementale.

Partout dans son oeuvre, Leblanc montre que la création des déchets humains est attribuable, entre autres, au système capitaliste, au travail à l’usine qui déshumanise. De cette façon, la monstration du trash démonte l’idée selon laquelle cette qualité de déchet, cette non-qualité, serait une tare ontologique. Dans les vers du poète, la ville de Winnipeg est particulièrement associée à cette production de déchets humains : « la ville s’ouvre sur ses murs / une cellule surpeuplée / qui vide ses ordures / enveloppées de papier de chair / des objets non identifiables » (2008 : 34). L’écrivain nous convie ainsi dans les entrailles de la cité, dans ce qui est caché. Déchets matériels et déchets humains sont ici confondus, ce qui rend évidente la chosification des ouvrières et des ouvriers, qui paraissent littéralement vomis. Le travailleur et la travailleuse, loin d’être présentés en héros, comme c’est le cas dans tout un pan de la littérature prolétaire, sont, à l’instar des animaux, consommés par la machine du capital : « les usines / de mon vieux quartier / ressemblent aux abattoirs qu’elles sont / équarisseuses d’animaux et massacreuses d’humains » (Leblanc, 2003 : 42).

Le multiculturalisme Canadian est également mis à mal, alors que l’auteur en révèle l’hypocrisie, maintenue cachée sous le vernis lisse et consensuel de « l’inclusion » et de la « diversité » : « ma ville est multiculturelle / dans la main-d’oeuvre / de ses parcs industriels / ma ville est propre / comme un tapis / boursouflé de pauvreté » (Leblanc, 2003 : 48). Winnipeg, véritable protagoniste bouffeuse de chair humaine, un peu à la manière de la mine de Zola, est présentée comme une ville trash : « ma ville est âpre / coups de couteaux et effluves d’abattoirs / quand le vent tourne vers l’ouest » (Leblanc, 2003 : 47). La « respiration de la ville flushe des morceaux / de coeurs malades » (Leblanc, 1988 : 20). Leblanc, qui a lui-même travaillé dans les usines de Winnipeg (Poliquin, 2019 : 22), n’est pas à l’abri de cette désintégration des corps, il est « sluggé steppé dessus en petits morceaux » (2008 : 24). Il sort « de l’usine / comme tous les matins du monde / après avoir livré [s]a livre de chair » (2013 : 14).

Esthétique trash et critique de la norme

Nous l’avons vu, l’écrivain ne s’applique pas simplement à montrer la mise au rebut des prolétaires, il s’attaque en outre à celle d’autres groupes marginalisés, comme les personnes issues de l’immigration. Toutefois, sa critique du traitement réservé aux déchets humains est particulièrement développée en ce qui concerne les femmes et les Premiers Peuples. Dans D’amours et d’eaux troubles, dans un poème intitulé « Thanksgiving for Mr. P. Triarchy », Leblanc s’en prend ouvertement au système patriarcal, qui relègue les femmes aux bas-fonds :

we give you our thanks

for the cheap magic of your movies

women are the holes to fit our totem poles

you said

[…]

we give you our thanks

because you make the rules

and because you own it all

they really like it at the bottom of the pit

you said

we give you our thanks

as we used to give you our money

and you’d better enjoy it now

because we just started

to give you hell

woman is the n***** of the world[6]

1988 : 64-68

Les femmes appartiendraient résolument au domaine du bas, bienheureuses qu’elles seraient de n’être qu’un trou à remplir. Soulignons néanmoins l’utilisation maladroite de l’expression « totem » pour parler du pénis. Ici, c’est l’existence d’un trash genré qui est soulignée. Selon Kenneth Harrow, les femmes sont placées du côté du trash par un effet de système, et leur statut, dans le domaine du représenté, n’est autre que celui de « bought goods, sold off and discarded bodies, or those abandoned to display their final decline into the ultimate status of trashiness » (2013 : ePub). Au sujet de ce caractère trash lié au féminin, Susan Signe Morrison ajoute que même si tous les corps produisent des déjections, celui de la femme est considéré comme le summum de la souillure (2015 : 37), souillure occasionnée par les menstruations et l’accouchement dans le cas des femmes cisgenres. La saleté des figures féminines serait aussi attribuable à la sexualité hétérosexuelle, et ce, même si le coït implique aussi du sperme : « The female orifice becomes the repository of male emissions, polluting, not the man so much as the woman[7] » (Morrison, 2015 : 40). Leblanc semble afficher une solidarité sincère envers les femmes, tandis qu’il souligne qu’« il y a beaucoup de femmes / qui doivent gagner leur vie / en excitant des cochons[8] » (1994 : 12). L’injure est ainsi déplacée, la féminité n’est plus le lieu de la souillure, ce sont plutôt les « cochons », certains hommes pervers, qui ne peuvent plus cacher leur saleté. Coloré d’une certaine ambiguïté, le passage paraît à la fois faire référence à toute femme au travail dans un rôle subordonné à celui d’un homme, et aux travailleuses du sexe, car dans un cas comme dans l’autre, le harcèlement et les agressions sexuelles sont présents. Si la travailleuse du sexe est le plus souvent rapprochée d’une trashy woman dans sa signification péjorative, en tant que femme réduite au signe d’une sexualité jugée vile et basse, ici, c’est le client qui est ramené vers le bas, car c’est la demande qui conditionne l’offre. De surcroît, la femme qui évolue dans l’industrie du sexe est présentée pour ce qu’elle est, une travailleuse qui est contrainte de gagner sa vie selon les règles du jeu capitaliste, qui jouent contre elle.

Il est manifeste que le poète est très critique du patriarcat, mais il s’égare en comparant la condition des femmes à celle des personnes noires, car ces oppressions ne sauraient être équivalentes. Mais, contrairement à ses homologues québécois, Pierre Vallières, Michèle Lalonde et Paul Chamberland, qui emploient le mot commençant par « n » pour décrire les Québécois blancs et francophones, Leblanc présente la blanchité comme un privilège et une forme de système qui exclut et crée la redondance : « on ne peut pas tous vivre / dans un pays capitaliste avancé / et être blanc » (2008 : 143); « dans la réserve ou dans la ville / le diable se cache parfois dans les maisons / quand dieu signe la mise en scène du spectacle / saint paul connaissait bien le marketing / où le paradis est blanc » (2008 : 37-38). D’ailleurs, dans son plus récent recueil, Allumettes (2021), Leblanc consacre un long poème intitulé « white men with red caps (mini-slam) » au privilège blanc, plus particulièrement celui des hommes :

y en a qui disent

l’homme blanc ne peut plus bander sans aide

à cause des féminisses nazies

[…]

y en a qui disent

l’homme blanc se sent seul

se branler est moins plaisant

[…]

y en a d’autres qui disent

l’homme blanc a peur

ses critères d’identité si précieux

semblent foutre le camp

[…]

y en a d’autres qui disent

c’est une question

de privilèges à conserver

d’un pouvoir à renforcer

tous les moyens sont bons

de la loi à la police

des médias aux religions

et du mensonge à la violence

2021 : 32-33

Si le titre est un clin d’oeil aux fameuses casquettes « Make America Great Again », le texte ne concerne pas uniquement le contexte étatsunien, car cette peur de perdre les privilèges réservés aux Blancs concerne tout l’Occident, à une époque où une plus grande inclusion des personnes minorisées est perçue comme une menace. Sous la plume du poète, la fragilité blanche est rendue dans un langage quelque peu vulgaire, qui présente la sexualité comme une allégorie du pouvoir masculin. C’est au moyen d’un old-school trash, qui, selon Kenneth Harrow, consolide l’ordre patriarcal en dirigeant sa violence contre les femmes, voire contre tout individu qui n’est pas un homme blanc, que Leblanc parvient à montrer que toute forme d’inclusivité entraînerait une impuissance symbolique aux yeux des principaux intéressés, qui doit être combattue à coup de normes violentes. Le pouvoir de monstration du trash fait son oeuvre; le système, qui se veut invisible et objectif, est montré pour ce qu’il est réellement : au service de ceux qui sont des privilégiés.

L’écrivain s’en prend également à « l’amour » en régime patriarcal, que l’on retrouve notamment dans les « cheap movies » de « Mr. P. Triarchy » et qui sert en quelque sorte d’appât pour attirer les femmes, destinées à la reproduction de son système. « [L]’amour est une marchandise // ce qui se voulait de l’amour / pourrit sur les tablettes / et la poussière de l’histoire / s’accumule / par-dessus l’oppression des femmes » (Leblanc, 2008 : 76). Ici, c’est le patriarcat et sa vision normative de l’amour, véritable « garbage can of love » (Leblanc, 1988 : 26), qui sont moisis, avariés : « in the garbage can of love / where you will find / an unmade bed unspoken words / dried-out crust and lots of dirt / you choke under the weight of it » (Leblanc, 1988 : 26). L’ordre patriarcal doit être mis au rebut afin que les femmes – et les hommes, aussi – vivent un amour véritable, qui ne serait pas entravé par l’impératif de la productivité des femmes, déterminant absolu de leur valeur : « non je ne ferai pas une apologie de la mère la femme / éternelle qui porte des enfants pour le bien social / et qui n’est que cela // mettre des enfants au monde » (Leblanc, 1984 : 44). Au contraire de la sexualité en régime patriarcal, axée sur la reproduction et la toute-puissance du phallus, celle proposée dans les vers du poète sort de la logique reproductive et se concentre plutôt sur le vagin : « passionaria de l’amour castor tu beurres mes doigts rongeurs » (Leblanc, 1988 : 42). Avec Leblanc, exit le trash genré; les femmes ne sont plus dévaluées en raison de leurs fluides ou de ce qui est construit comme un manque, leur trou « à remplir » : « du sang des orifices / on ne définit plus les femmes / docteur freud / par ce qu’elles n’ont pas / comme vous disiez / un trou / ça se remplit et ça se vide / elles se définissent elles-mêmes / la finition prend le bord / du lit et du bol » (2008 : 77). La « finition » qui « prend le bord du lit et du bol » pointe dans la direction d’un refus des définitions fixes et bien délimitées et illustre un débordement trash qui passe à la fois par le lit (la sexualité) et le bol (les excréments). Dans la poésie de Leblanc, les déjections ne servent plus à exclure, mais bien à troubler le système hétéropatriarcal.

Le poète s’attaque aussi à la mise au rebut des Premiers Peuples. À la différence des écrivains québécois de sa génération, qui se présentent souvent comme les véritables Autochtones du territoire, exacerbant du même coup leur statut de colonisés[9], Leblanc n’aborde pas le colonialisme pour parler des Canadiens français et des Canadiennes françaises. Il présente plutôt le système colonial comme une machine à tuer les Autochtones. Pour le philosophe Greg Kennedy, auteur de An Ontology of Trash (2007), à l’origine du trash se trouve une violence qui nie l’humanité de certains êtres (144). Cette violence, perpétrée à l’endroit des « déchets humains », se caractérise aussi par une indifférence et une dévaluation absolue (Kennedy, 2007 : 9), ce que traduit la poésie de Leblanc :

à winnipeg la neige tellement molle un soir

le son répercuté dans le saxophone crasse

les doigts fous dans les cheveux

sur la semi-remorque de l’hiver

je me pense dangereux pour la constipation mondiale

ici ceux qui meurent ce sont les indiens

entendre buffy sainte-marie

« my country tis of thy people you’re dying »

2008 : 26

Il est ici question du meurtre systémique des Autochtones, jugés inutiles et « en trop » dans un État colonial. La finalité attendue dans le contexte d’une négation de la valeur humaine est la disparition (Kennedy, 2007 : 52); mais cette représentation du trash dans son pendant le plus dysphorique rejoint dangereusement le cliché du « literary Indian », du « dying Indian » (King, 2003 : ePub), critiqué par l’écrivain cherokee, Thomas King. Il s’agit d’une catégorie imaginaire qui supplante le réel, néfaste et persistante, et qui empêche de penser les Premiers Peuples autrement que par une stéréotypie mortifère qui présente l’autochtonie comme nécessairement mourante, en passe de disparaître. Cependant, le poème laisse aussi entendre la voix de la chanteuse crie, Buffy Sainte-Marie, dont la chanson, « My Country ‘Tis of Thy People You’re Dying », est résolument anticoloniale. L’écriture de Leblanc semble indiquer qu’il prône la destruction des structures coloniales qui créent la redondance autochtone : « les indiens les métis veulent des terres leurs enfants / pas un quarante onces de plus » (2008 : 33). Sous la plume du chantre de Winnipeg, ce sont les tracés coloniaux, l’interprétation colonialiste des traités ainsi que la prétendue protection de la jeunesse qui sont mis au rebut.

***

En fin de parcours, il est possible d’affirmer que l’oeuvre poétique de Leblanc est traversée par l’intersectionnalité, malgré certaines maladresses, dont l’utilisation du mot commençant par « n » pour décrire la condition des femmes, niant ainsi la spécificité des oppressions vécues par les personnes racisées, et plus particulièrement par les femmes racisées, ainsi que l’activation de la tendance vers la disparition du trash pour évoquer les existences autochtones. Il importe de souligner que l’écrivain évite habilement l’écueil du old-school trash qui, loin de déstabiliser l’ordre dominant, le consolide plutôt à partir d’une esthétique au service du patriarcat, qui dirige sa violence contre les femmes. Selon la logique du old-school trash, les femmes doivent être violentées, car elles représentent une menace potentielle pour le système patriarcal. Ce type de trash se retrouve d’ailleurs chez plusieurs écrivains de la génération de Leblanc : Victor-Lévy Beaulieu, dont la production romanesque s’appuie en partie sur une violence extrême faite aux femmes[10], violence qui serait nécessaire pour mettre fin à la léthargie de la nation québécoise[11]; Jacques Renaud, qui, dans son roman choc Le Cassé, montre que les femmes servent de défouloir à l’homme dépossédé de presque tout; ou encore Patrice Desbiens, du côté de la littérature franco-ontarienne, dont l’oeuvre met en scène l’homme blanc pauvre et francophone comme signe ultime de la dévaluation[12]. Chez Leblanc, c’est plutôt la finalité éthique du trash qui est activée, alors qu’il nous tend le miroir d’une société malade et purulente au moyen de la monstration. Pour Morrison, « [n]ot always negatively charged, waste contains the potential to charge, catalyzing ethical behavior and profound insights, even compassion[13] » (2015 : 3). La chercheuse ajoute que les « [w]aste studies provokes new understandings of categories that exist and can help us see, associate and be in the world according to a new, more ethical, paradigm[14] » (Morrison, 2015 : 8). Avec sa critique de la société du jetable, Leblanc met l’accent sur le fait que celle-ci a besoin de créer des déchets humains pour continuer à fonctionner et que ces êtres « en trop » ne doivent aucunement leur statut de déclassés à un quelconque déterminisme. Le trash est en quelque sorte le négatif du care, les deux concepts partageant un même objectif : l’adoption d’un système de valeurs qui privilégierait la bienveillance et le soin des autres, système qui entraînerait nécessairement de nouvelles pratiques critiques pour interpréter le monde et ses représentations. Implicitement formulé, un appel à l’action traverse l’ensemble de l’oeuvre du poète, appel qui est aussi le propre de l’esthétique trash dans sa veine éthique :

Theirreconcilable waste of the literary text forces us to face our own ethics, ethical position, and subjectivity. In this way, the form of waste literature contributes to restitution, a kind of compensation or amends. Waste literature both forgives us for our actions that have soiled the world and urges us to rectify those actions[15]

Morrison, 2015 : 158

Le trash permet de faire la lumière sur les zones d’ombre systémiques de nos sociétés, qui doivent être dépassées pour qu’advienne une telle éthique.