J’ai été fortement marqué par le style littéraire et l’univers particulier des deux premiers romans de J. D. Kurtness, De vengeance (2017) et Aquariums (2019), qui ont soulevé chez moi une série d’interrogations notamment au regard de lectures que j’ai pu faire, d’une part, sur les éléments récurrents d’une esthétique de l’anthropocène et, d’autre part, sur les tenants d’une renaissance artistique autochtone et sur les littératures autochtones en particulier. L’anthropocène, concept ombrelle marquant initialement la rupture de l’équilibre géologique de l’holocène en établissant un lien de causalité clair entre les changements profonds des conditions d’habitabilité du globe terrestre (dérèglements climatiques, extinctions de masse, pollutions, etc.) et l’activité humaine comme force géologique de transformation des écosystèmes, a provoqué une effervescence intellectuelle transdisciplinaire depuis le début des années 2000, réunissant les savoirs d’une variété d’acteurs dans les sciences sociales (anthropologie, géographie, sociologie, histoire), les arts, les humanités (histoire de l’art, arts visuels, littérature, philosophie) et les sciences (biologie, géologie, chimie). La prolifération des discours pour objectiver des formes d’« agir anthropocénique » (Paddeu, 2017 : 32-33) et des « technologies cognitives » (Haraway et al., 2016 : 559) a contribué à construire un espace de représentations, une « sémiosphère », selon Nicolas Bourriaud (2021), définie comme « une immense sphère d’inscriptions animales, végétales, minérales ou atmosphériques » (Bourriaud, 2021 : 130) dans laquelle s’inscrit l’acte créateur des artistes contemporains. Je retrouvais dans l’écriture de J. D. Kurtness un certain nombre d’éléments relevant de ce que Nicolas Bourriaud et Laurent Demanze (2019) ont appelé une esthétique de la relation caractéristique de l’anthropocène. Pour le premier, celle-ci se manifeste par la cristallisation de réseaux de signification entre des objets ou des phénomènes hétérogènes appartenant à différents niveaux de réalité, – le vivant et le non-vivant, des phénomènes sociaux, économiques et/ou technologiques – et à différentes échelles, qu’elles soient spatiales (microscopique ou macroscopique) ou temporelles. Pour le second, cette esthétique participe d’un « souci de reliaison disciplinaire » (Demanze, 2019 : 15) par laquelle l’artiste s’engage dans une démarche cognitive documentaire transdisciplinaire puisant dans les savoirs, les méthodologies et les pratiques scientifiques les éléments qui lui permettront d’entrer en dialogue avec le réel et de produire un savoir critique sur les enjeux historiques (culturels, sociaux et environnementaux) auxquels l’humanité fait face (2019 : 19). L’univers dystopique des deux romans de J. D. Kurtness s’inscrit à mon sens assez bien dans une esthétique de la relation engageant une réflexion critique sur l’anthropocène, et ce, d’une manière différente dans les deux romans. Dans De vengeance, la société contemporaine est décrite grâce au récit d’une jeune narratrice, anti-héroïne, misanthrope et tueuse en série, qui témoigne de la bêtise et des violences de ses contemporains et qui se lance dans une vendetta parfois meurtrière contre les abus du monde contemporain. Les crimes et les actes de violence qu’elle commet viennent en réponse à des transgressions au principe de la relation qui fonde en substance les interactions du vivant et offrent les conditions de possibilité même de l’existence. Dans son deuxième roman, Aquariums, cette esthétique de la relation s’exprime par la présence d’une trame narrative où s’entremêlent des récits hétérogènes de différentes natures – biblique, scientifique, biographique, historique – et des focalisations multiples exposant les destins d’une variété d’êtres vivants, humains et non-humains, coparticipant à la vie des écosystèmes à différentes périodes de l’histoire des territoires au nord du fleuve Saint-Laurent. De cette trame narrative complexe se dégage, de l’époque précoloniale jusqu’à la période contemporaine, des changements profonds dans les régimes de relation entre l’espèce humaine et les autres espèces qui peuplent ces territoires. Là encore, le …
Parties annexes
Bibliographie
- Bonneuil, Christophe, et Jean-Baptiste Fressoz (2013). L’événement anthropocène : la Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, coll. « Anthropocène ».
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