Résumés
Résumé
Cet article présente une brève histoire des fanzines au Québec. En insistant sur ses racines institutionnelles et économiques, il retrace l’évolution du zine et de son rapport au politique. À partir de quatre publications : Requiem (1974-1979) édité par Norbert Spehner, Yé-yé, journal des musiques d’agrément (1983-1990) édité par Richard Baillargeon, Dirty Plotte (1988-1990) de Julie Doucet, et Ce que je sais de moi (2017) de Shushanna Bikini London, cet article met en lumière le passage d’une « personnalisation de la politique » à une politique de la mise en commun des intimités. Les transformations génériques, institutionnelles, économiques et technologiques encadrant et accompagnant cette transition dévoilent ainsi un processus qui marque la scène montréalaise du zine, renouvelant ainsi son rapport avec la vie culturelle contemporaine.
Abstract
This article introduces a brief history of French language zine culture in Quebec. Building on a study of its institutional and economic framework, it addresses the generic transformations of the zine genre as a medium, in relation to its relationship with politics. Four case studies – Requiem (1974-1979), edited by Norbert Spehner; Yé-yé, journal des musiques d’agrément (1983-1990), edited by Richard Baillargeon; Dirty Plotte (1988-1990), edited by Julie Doucet; and Ce que je sais de moi (2017), authored Shushanna Bikini London – are used to illustrate the transition from a “personalization of politics” to a “politics of shared intimacies”. Changes on the generic, institutional, economic, and technological levels, providing the background and accompanying this transition, crystallize Quebec’s zine culture around Montreal’s scene. In turn, Montreal’s zine scene contributes to redefine zine culture’s place in Quebec’s cultural field.
Corps de l’article
Bien que peu étudiés, les fanzines occupent aujourd’hui une place grandissante dans la vie culturelle montréalaise. Certains de leurs auteurs et autrices sont, par exemple, récompensés par le gala annuel de l’Académie de la vie littéraire, animé par Mathieu Arsenault et Catherine Cormier-Larose depuis 2006. En parallèle, Expozine, la plus grande foire montréalaise du zine et de la microédition, est maintenant couvert comme un événement en marge du Salon du livre dans les pages de la presse quotidienne culturelle (Laurence, 2008; Folie-Boivin, 2013).
Les zines ou fanzines[1], des petits livres ou magazines le plus souvent amateurs, autoédités et autodistribués, sont depuis longtemps considérés comme des formes d’expression dégagées des contraintes des institutions culturelles. Leur rapport au politique est ainsi souvent placé sous le signe de l’individualité, du personnel, notamment par Stephen Duncombe dans Notes from Underground : Zines and the Politics of Alternative Culture, l’étude universitaire de loin la plus citée dans ce domaine. Ancrée dans le fanzinat américain des années 1980-1990, que beaucoup associe à un « âge d’or » des zines, l’influente étude de Duncombe (initialement publiée en 1997) touche à une dimension essentielle de la culture politique associée à ce genre de publications. J’essaierai ici cependant de montrer que, sans être infirmée, son hypothèse sur le caractère « personnel » des zines et de leur rapport au politique peut être raffinée. Mon objectif ici est de montrer comment, dans l’histoire des zines au Québec, on observe une transition d’une « personnalisation » de la politique, telle qu’analysée par Duncombe, à une politique de la mise en commun des intimités. Pour illustrer cette évolution, je prendrai appui sur quatre publications importantes : Requiem d’abord édité par Norbert Spehner, Yé-yé, journal des musiques d’agrément édité par Richard Baillargeon, DirtyPlotte de Julie Doucet et Ce que je sais de moi de Shushanna Bikini London. Ce faisant, j’espère souligner l’importance de l’organisation institutionnelle et économique du fanzinat dans l’histoire des zines, tant sur le plan de la forme que du contenu.
Repères historiques
Stephen Duncombe, présente ainsi l’histoire des zines :
While shaped by the long history of alternative presses in the United States, zines as a distinct medium were born in the 1930s. It was then that fans of science fiction, often through the clubs they founded, began producing what they called “fanzines” as a way of sharing science fiction stories and critical commentary, and of communicating with one another. Forty years later, in the mid-1970s, theother defining influence on modern-day zines began as fans of punk rock music, ignored by and critical of the mainstream music press, started printing fanzines about their music and cultural scene. In the early 1980s these two tributaries, joined by smaller streams of publications created by fans of other cultural genres, disgruntled self-publishers, and the remnants of printed political dissent from the sixties and seventies, were brought together and crossfertilized through listings and reviews in network zines like Factsheet Five. As the “fan” was by and large dropped off “zine”, and their number increased exponentially, a culture of zines developed. By the early 1990s the two editors of the early Factsheet Five, deciding upon a title for a commercially published version of their zine, could honestly and accurately refer to The World of Zines[2].
Duncombe, 2017 : 9
Par rapport à son développement aux États-Unis, le zine québécois voit le jour avec un « retard » d’une quarantaine d’années. Il suit cependant une évolution relativement similaire. Requiem, la première publication en français au Québec portant la mention « fanzine », est publié à partir de 1974[3]. En parallèle, des publications liées à la bande dessinée comme Ma®de in Québec (1970-1972), L’Hydrocéphale illustré (1971-1972) ou B.D.K.Bulletin d’information sur la bande dessinée kébécoise (1975-1978) seront rétrospectivement considérées comme des zines (Falardeau, 2008; Viau, 1999). Et ce, malgré des ambitions professionnelles affichées, une distribution nationale, des tirages pouvant atteindre les 10 000 exemplaires (pour le premier numéro de L’Hydrocéphale illustré, selon Viau, 1999 : 252), et, surtout, le fait qu’elles ne se considèrent pas elles-mêmes comme des zines ou des fanzines. Après une période de gestation accompagnant, au Québec, la formation d’un sous-champ de la science-fiction et d’un champ de la bande dessinée dans les années 1970, le fanzinat québécois s’ouvre à d’autres domaines, dont la musique avec, notamment, Yé-yé (1983-1990). Du côté de la bande dessinée, des zines entièrement composés de créations originales voient également le jour dans les années 1980. Anticipant le Riot Grrrl (mouvement punk féministe américain du début des années 1990[4]), Dirty Plotte de Julie Doucet (1988-1990) ouvre la voie à des publications entièrement réalisées et distribuées par des zinesters travaillant seuls. Rattrapant alors le retard qu’elle accusait avec la production américaine, la culture québécoise du zine se défait lentement de ses attaches. Des zines comme Fish Piss (1996-2006) et Dirty Plotte témoignent de ce fait nouveau dans le contexte québécois : les publications servent de moins en moins de tremplin vers la professionnalisation (Hein, 2006), et de plus en plus de zines sont publiés avec l’intention explicite de ne circuler qu’à l’intérieur de la scène du zine.
Cette tendance est consolidée par la fondation de l’organisme Archive Montréal (ARCMTL) en 1998, qui se donne le double mandat de promouvoir et de préserver la culture du zine à Montréal et au Québec (Legendre et Rastelli, 2018). En 2002, Archive Montréal donne un nouvel élan à la distribution en lançant Expozine, aujourd’hui la plus grande foire annuelle du zine et de la petite édition au Québec et l’une des plus importantes en Amérique du Nord (Expozine, n.d.). En 2006, Expozine met sur pied la première remise de prix décernés aux zines au Québec. Encadrant et structurant la distribution, la diffusion et la conservation des zines, ces nouvelles instances sont déterminantes pour le fanzinat québécois actuel, jusque dans la forme, le format et le contenu des zines.
Corpus étudié[5]
Requiem
Requiem (1974-1979) est considéré comme le premier fanzine québécois. Fondé par Norbert Spehner, professeur de littérature au Cégep Édouard-Montpetit de Longueuil, il rassemble de jeunes étudiants et étudiantes dans le but explicite de fonder une communauté d’adeptes (fandom) et un sous-champ de la science-fiction au Québec (Spehner, 1974). Requiem tente dès ses débuts de reproduire le modèle de la revue professionnelle. Grand format (chaque page correspondant à une feuille de papier lettre 8 ½ sur 11), le zine rassemble le travail d’une dizaine de personnes se divisant les tâches de rédaction, d’illustration, de gestion, de finances, etc. Requiem est une publication bimestrielle. D’abord entièrement en noir et blanc, la première de couverture passe à la couleur en 1976. Financé par les services étudiants du collège et par une subvention du Conseil des arts du Canada pour l’année 1976-1977, Requiem atteint un tirage entre 500 et 1000 exemplaires. Sa distribution est d’abord concentrée dans la région de Montréal, mais atteint malgré tout plusieurs régions du Québec (Painchaud, 1989 : 52-54 ; 64). Des exemplaires se retrouveront également en France, pays d’origine de Spehner. Les premiers numéros sont vendus 75 cents, puis un dollar à partir de la deuxième année. Des abonnements annuels sont disponibles dès le premier numéro au coût de quatre dollars (régulier) ou de dix dollars (de soutien). Requiem tire aussi son financement de la vente d’espaces publicitaires à partir de la deuxième année.
Yé-yé. Journal des musiques d’agrément
Yé-yé (1983-1989) est publié à Québec par Richard Baillargeon, dit « le professeur Tournesol ». Le zine s’intéresse, rétrospectivement, à la musique yé-yé et aux autres formes de musique dites populaires, en se concentrant particulièrement sur les années 1950 et 1960. On y trouve des critiques d’albums, des comptes rendus de spectacles (le plus souvent des retours sur scène), des dossiers sur l’histoire du genre, des informations sur les groupes et des réflexions plus générales sur la vie, au gré des humeurs du rédacteur en chef. La publication est d’abord mensuelle (« le 15 de chaque mois »), avant de devenir bimestrielle à partir de la deuxième année. Chaque numéro est composé de 16 pages et est tiré à 300 exemplaires. Le zine est photocopié et imprimé en noir et blanc sur des feuilles de papier de format légal (8 ½ sur 17), parfois colorées (en jaune, bleu, vert ou rose), pliées au centre et agrafées. Chaque numéro contient, en outre, une page centrale double mettant à l’honneur un groupe par numéro, ou offrant un « calendri-yé » détachable.
La publication de Yé-yé accompagne les activités du « Fun-Club des musiques d’agrément », un club d’amateurs et d’amatrices de musique populaire, également dirigé par Baillargeon. Pour financer les activités du club et assurer la pérennité de la publication, Baillargeon cherche des abonnements (7,50 $ pour un « membre abonné », 15 $ pour un « gentil membre », montant ouvert pour le « bienfaiteur ») et dédie une page complète à la publicité dès le neuvième numéro.
Dirty Plotte
Dirty Plotte (1988-1990) est produit par Julie Doucet, alors jeune bédéiste installée à Montréal. Les zines de la série (18 numéros au total) sont d’abord publiés mensuellement, puis de façon irrégulière. La plupart correspondent au format zine A4, composé de feuilles de papier à lettre (proche du format européen A4), pliées en deux et agrafées au centre. Le zine est photocopié en noir et blanc. Les exemplaires, composés en moyenne d’une douzaine de pages en comptant les couvertures, sont vendus entre 25 et 50 cents. Les tirages initiaux oscillent entre 150 et 200 exemplaires, mais certains numéros sont réimprimés plusieurs fois. La distribution est entièrement prise en charge par Doucet, qui met des exemplaires en consignation dans des cafés et des librairies. L’adresse de l’autrice, publiée dans le zine, rend possible l’achat par envoi postal. Dirty Plotte ne contient pas de publicités (à l’exception d’un grand nombre de publicités parodiques), mais promeut parfois les projets artistiques d’amis de l’autrice. Dans l’ensemble, on n’y retrouve donc pas les stratégies mises en place par Requiem ou Yé-yé pour se pérenniser.
Les planches de Doucet proposent une bande dessinée autobiographique où se côtoient des récits de rêves, la mise en images de fantasmes et le récit hyperbolique du quotidien. Les thèmes de la sexualité, des menstruations et autres fluides corporels, de la violence (mutilations, meurtres macabres, cannibalisme, etc.) et des relations homme-femme sont abordés. Clairement influencé par le féminisme, le ton n’est cependant pas suffisamment sérieux pour être qualifié de militant, une étiquette que Doucet refuse d’ailleurs d’endosser à l’époque (Juno, 1997 : 73).
Ce que je sais de moi
Contrairement aux précédents, Ce que je sais de moi de Shushanna Bikini London (2017) n’est pas un périodique. Portant la mention éditoriale « mini zine introspectif », son format le distingue également des autres : avec ses 4,5 cm sur 5,5 cm, le zine tient dans le creux de la main. Composés de textes et de photographies, il est imprimé en noir et blanc sur le recto d’une longue bande de papier, pliée en zigzag. Une bande de papier collée sur la première et la quatrième de couverture (chacun à une extrémité de la bande de papier) lui sert de dos et lui donne l’allure d’un livre minuscule composé de 32 pages non paginées, incluant les couvertures. Le format du zine trouve un écho dans son contenu, marqué par le dévoilement de l’intimité de la narratrice. Les « confessions » de la narratrice passent d’un sujet à l’autre, sans hiérarchie : alimentation et préférences littéraires, problèmes de santé physique et mentale, nostalgie, photographies de chats, réflexion sur les portes automatiques, etc. Tant dans sa forme, son contenu et sa présentation matérielle que dans l’organisation de sa production, Ce que je sais de moi est distinct des zines comme Requiem et Yé-yé. Il n’aurait pas été considéré comme un zine avant l’arrivée des zines non périodiques. Ses caractéristiques illustrent l’ampleur des transformations survenues dans la scène montréalaise depuis le tournant institutionnel de 1998-2002.
1974-1990 : trajectoires et évolution dans le format
Les premiers zines québécois, publiés dans les années 1970 et 1980, partagent des caractéristiques formelles, matérielles et thématiques qui les distinguent de ceux publiés aujourd’hui. Ils sont, en outre, marqués par le faible « poids » du fanzinat dans le champ culturel. Pour leurs auteurs et autrices, leur publication accompagne la formation de leurs propres champs ou sous-champs. Bien que désignés comme fanzines, ils ne participent pas tout à fait à la constitution d’un fanzinat au Québec, dans la mesure où ils sont davantage conçus en relation avec des productions culturelles en voie de légitimation et étrangères aux zines.
Selon Rita Painchaud, le milieu des années 1970 amorce une première phase dans le développement d’un sous-champ de la science-fiction au Québec :
[…] une phase de regroupement (1974-1979), sous l’enseigne du fanzine Requiem, qui marque une rupture avec l’institution littéraire légitimée et l’enclenchement du processus d’autonomisation du champ de la science-fiction au Québec.
Painchaud, 1989 : 2
A posteriori, Requiem occupe donc une place paradoxale dans l’histoire des zines. Premier zine québécois, il est surtout important pour le développement de la science-fiction. Pour son éditeur, Norbert Spehner, le modèle du zine est intéressant dans la mesure où il mène à une science-fiction organisée et autonome. Dès l’éditorial du premier numéro, Spehner se donne comme objectif de rassembler les amateurs et amatrices de science-fiction autour d’une publication commune :
Spehner, 1974[N]otre objectif principal est de faire de REQUIEM un point de ralliement pour les fans francophones en Amérique du Nord. Vous pouvez faire de ce fanzine le LOCUS québécois… pour cela il est indispensable que vous nous fassiez parvenir toutes les informations possibles et inimaginables […]
Un fandom ça se crée. REQUIEM peut être cet agent qui manque encore au Québec […] On ne veut pas imiter les américains ni les français [sic]…, mais on veut faire quelque chose… Ça dépendra de vous.
La perception d’un décalage historique dans le développement de la science-fiction et d’un fanzinat au Québec est ce qui motive la création de Requiem. Loin de la lente élaboration du médium aux États-Unis, le premier zine québécois est publié dans un effort de rattrapage, avec l’objectif avoué de créer un environnement propice au développement d’une culture locale, dans un contexte d’affirmation nationale. Requiem entamera d’ailleurs très tôt un processus de professionnalisation en ajoutant des membres permanents à son comité éditorial, en augmentant l’espace dédié à la publicité et en laissant tomber la mention « fanzine » pour la remplacer alternativement par celles de « magazine » ou de « revue »[6]. La transition sera consolidée en 1979 par un changement de nom, Requiem devenant Solaris à l’automne 1979. La revue est toujours publiée, trimestriellement depuis 1991 et occupe sensiblement la même place centrale dans le sous-champ de la science-fiction québécoise. Elle décerne toujours, depuis 1977, un prix littéraire annuel aux auteurs et autrices canadiens francophones. Signe de la réussite de la transition du fanzine vers la revue, Solaris survit au départ de Norbert Spehner, qui quitte la barre après le 52e numéro, publié en septembre 1983. Élisabeth Vonarburg, qui gravite autour de Requiem depuis ses débuts en 1974, lui succédera à la direction de la revue.
Cette trajectoire est loin d’être exceptionnelle pour le fanzinat de l’époque. Les rares publications qui survivent à plus de quelques parutions le font en se professionnalisant. Du côté des zines de bande dessinée, autre domaine où l’on retrouve des zines avant les années 1980 au Québec, on observe la même tendance, et ce, malgré le fait qu’aucune publication n’ait profité de la longévité de Requiem/Solaris. En 1973, L’Hydrocéphale illustré se joint à Ma®de in Québec et à Kébec Poudigne, fanzine produit par des étudiants du Cégep de Rosemont, pour former les Éditions de l’Hydrocéphale entêté. La nouvelle maison d’édition sert de plaque tournante au champ de la bande dessinée québécoise naissant, en publiant une revue (L’Illustré), un comic book (Les aventures du Capitaine Kébec), un guide pour auteurs et autrices en herbe (Le guide du parfait petit dessinateur québécois de bandes dessinées) et en fondant une agence de presse locale (la coopérative Les Petits Dessins) (Viau, 1999 : 13-14). Quelques années plus tard, en 1979, des membres du même groupe fondent le magazine Croc, premier organe de professionnalisation du champ.
Les mêmes tendances s’observent donc tant du côté de la bande dessinée que de celui de la science-fiction, les deux seuls domaines dans lesquels on retrouve des zines pendant les années 1970. Ces premiers acteurs et ces premières actrices cherchent avant tout une voie d’accès à la carrière professionnelle dans une partie du champ culturel encore en mal de reconnaissance. Ils entretiennent, à ce titre, un rapport paradoxal au fanzinat. Nécessaire, il n’est cependant pas revendiqué en tant que tel. Reprenant la périodicité, l’organisation du travail et les ambitions des revues culturelles et magazines de l’époque, ils peinent à trouver la même reconnaissance.
Ces tendances s’observeront également au courant des années 1980, dans des publications essaimant cette fois de nouveaux domaines. C’est le cas de Yé-yé. Journal des musiques d’agrément, qui sera publié mensuellement, puis de façon bimestrielle de 1983 à 1990, avant de devenir la revue annuelle Rendez-Vous en 1990. Yé-yé fusionne alors avec la Société pour l’avancement de la recherche en musique d’agrément (SARMA), fondée par Baillargeon, l’infatigable « professeur Tournesol ». La SARMA lance le site d’information Québec info musique en 1997, et Rendez-Vous publie son dernier numéro en 2002. Ce numéro double présente les « 1000 succès du millénaire » sous le volet « Rock-Twist-Yé-yé » et sous un autre, « Universel », compilant un total de près de 200 pages de données. Québec info musique est mis à jour régulièrement jusqu’en 2015 et est toujours accessible en ligne.
Il est intéressant de noter que, malgré la longévité de Yé-yé/Rendez-Vous et un processus de professionnalisation comparable à celui de Requiem/Solaris, le fanzine de Baillargeon n’atteindra jamais l’autonomie qui lui aurait permis de survivre au départ éventuel de son éditeur. L’objet des préoccupations des deux fanzines peut y être pour quelque chose, la musique yé-yé restant confinée aux marges de la production et de la consommation de musique après les années 1960 alors que la science-fiction s’institue comme sous-champ pendant la même période. Comme on le verra, le développement d’un environnement propre au zine n’arrangera pas les choses pour ce type de publications, qui appartiennent finalement davantage à leurs sous-champs respectifs (science-fiction, musique populaire, etc.) qu’à une même sphère de production culturelle.
À la différence des zinesters de la décennie précédente, cependant, Baillargeon s’inscrit en porte-à-faux avec ce qui serait son champ d’appartenance. S’intéressant à la musique yé-yé longtemps après le déclin de sa popularité, il se penche consciemment sur une production qui ne lui autorise pas la même trajectoire ascendante que celle qu’a pu connaître Spehner. Son effort d’érudition n’en est cependant pas moins notable. Ses éditoriaux témoignent de cette contradiction entre, d’un côté, un important capital culturel et, de l’autre, l’impossibilité de le convertir en valeur reconnue et légitime :
Baillargeon, 1983 : 2Bien sûr, en 1983, le Yé-Yé n’est plus dans le même contexte d’expansion globale qui lui servit de décor à l’origine. Le Yé-Yé semblait tout naturel au milieu des années ’60. Il n’y avait qu’à se laisser emporter par le courant et à vivre l’euphorie du moment. Aujourd’hui que l’industrie a laissé ce genre aux rebuts depuis belle lurette, une telle démarche implique un choix volontaire et une véritable conviction tant pour les musiciens que pour celui ou celle qui veut simplement en écouter […]
Pourtant, malgré l’abandon des « majors » de l’industrie, malgré même le découragement ou les changements d’orientation de ses anciens hérauts, le Yé-Yé vit encore au milieu des années ’80. De façon plus artisanale peut-être, – nous pourrions même dire « underground » – mais il vit et il est toujours une musique de joie et d’agrément, une musique de bon temps!
L’écriture de Baillargeon et son enthousiasme, pourtant teinté de pessimisme, mettent en relief une tension propre à celles et ceux qui peinent à justifier un investissement considérable de temps, d’énergie, voire d’argent dans un objet déprécié. La combinaison est caractéristique de l’« amateurisme sérieux » de cette période du fanzinat. Malgré les succès de certains zinesters de la décennie précédente, les éditeurs et éditrices de zines des années 1980 comme Baillargeon ne disposent pas de modèles pour qui voudrait à la fois durer et rester du côté du fanzinat. De façon générale, et ce, même chez Baillargeon qui la choisit pourtant en connaissance de cause, la marginalité n’est pas célébrée, mais déplorée. Comme pour Spehner avant lui, son zine se présente non pas comme une entreprise située volontairement en marge du champ culturel légitime, mais plutôt comme une entreprise en voie de légitimation dans son propre sous-champ d’appartenance.
Dirty Plotte de Julie Doucet : un changement annoncé
La trajectoire de Julie Doucet est comparable aux parcours précédents. De ses débuts dans la seconde moitié des années 1980 à la renommée internationale à la fin des années 1990, elle est toutefois nettement ascendante. Son choix de quitter le milieu de la bande dessinée à la fin des années 1990 et de retourner au zine au début des années 2000 révèle cependant les transformations importantes que connaît alors le fanzinat.
Après avoir collaboré à plusieurs publications de bande dessinée à Montréal dans la seconde moitié des années 1980 (notamment Tchiize! en 1986 et 1987), Doucet décide de publier son propre zine en 1988, By The Way, qui deviendra Dirty Plotte en septembre de la même année. Si, sur le plan du dessin, ses sources d’inspiration sont principalement françaises, son projet de zine s’inspire quant à lui du fanzinat américain. En 1987, Doucet entre en contact avec des zinesters américains en passant par Factsheet Five (Nadel, 2018 : 12). Ce dernier publie d’ailleurs une recension des deux premiers numéros dans sa 28e édition, ce qui attire à Doucet un lectorat considérable de l’autre côté de la frontière. En 1989, elle entre en contact avec Aline Kominsky-Crumb, qui publie une version traduite d’une de ses petites histoires dans sa revue Weirdo, à l’automne de la même année. « EN MANQUE! », qui représente l’alter ego de Doucet comme une sorte de Hulk en train de saccager une ville entière en raison du manque de Tampax, devient « HEAVY FLOW ». L’année suivante, Chris Oliveros éditeur de ce qui était alors la revue Drawn & Quarterly, lui propose de republier et de continuer le zine dans un format plus grand, sur papier glacé. La revue Dirty Plotte, dont Doucet est entièrement libre du contenu, paraît en octobre 1990 et devient la première publication de la maison d’édition Drawn & Quarterly (Oliveros, 2018). Ce sera pour Doucet le début d’une carrière de bédéiste professionnelle s’échelonnant sur une dizaine d’années.
Les zinesters de ces premières générations, représentées ici par Norbert Spehner et Richard Baillargeon, ont créé le socle sur lequel s’est développé le fanzinat québécois. Son héritage est cependant contradictoire, dans la mesure où son rapport au zine était surtout instrumental. Progressivement, on voit cependant naître des projets plus marginaux, qui s’inscrivent principalement dans la scène du zine en formation. À partir des années 1990 aux États-Unis, il n’est pas rare de voir des zinesters dédaigner certaines formes de reconnaissance ou de professionnalisation préférant la « pureté » underground au « danger » de se perdre à cause du succès obtenu à l’extérieur de leur sphère d’activité (Duncombe, 2017 : 153). La trajectoire de Doucet illustre le passage de l’un à l’autre. Clairement ascendante, cette trajectoire est similaire sur ce point à celles qu’ont connues Spehner et Baillargeon, quoiqu’à une échelle différente. Par leur format, leur forme, leur production et par leur contenu et les thèmes qu’ils abordent, les zines en émergence s’éloignent cependant de Requiem et de Yé-yé. Sans se détacher complètement du modèle périodique établi dans les décennies 1970 et 1980, Dirty Plotte annonce la venue de zines non périodiques, produits par une seule personne et souvent au contenu autobiographique.
Un tournant institutionnel : 1998-2002
Au tournant des années 1990 et 2000, un réseau d’instances structurant la distribution et la diffusion des zines voit le jour à Montréal, Archive Montréal et, en particulier, Expozine jouent ici un rôle fondamental. Doucet en est membre fondatrice, aux côtés de Louis Rastelli (derrière Fish Piss et acteur encore aujourd’hui central de la scène du zine), des bédéistes Simon Bossé (de Mille Putois) et Billy Mavreas, et de Benoît Chaput, poète et fondateur de la maison d’édition L’Oie de Cravan. Les créateurs de zines, en provenance des quatre coins du Québec, se dotent d’instances propres et concentrent leurs activités à Montréal et, en particulier, dans certains quartiers : le Mile-End, le Plateau-Mont-Royal, le Centre-Sud et Villeray (où Archive Montréal a ses locaux). En même temps, le fanzinat se négocie une place dans le champ culturel, non plus en tant que vecteur de la bande dessinée ou de la science-fiction, mais en tant que production distincte. Les zines se fraient un chemin sur les tablettes des librairies indépendantes et reçoivent des prix littéraires. Ainsi depuis 2008, l’Académie de la vie littéraire (dirigée par Mathieu Arsenault et Catherine-Cormier Larose) leur décerne des prix, et la bande dessinée n’est pas en reste dans la catégorie « fanzine », avec le prix Bédélys « fanzine », depuis 2008, devenu « indépendant » en 2010.
Les nouvelles instances jouent non seulement un rôle dans la distribution, la diffusion et la conservation des zines, mais influencent également leur contenu. Leur apparition est contemporaine d’une série de changements technologiques qui en catalysent les effets. Pensons à l’arrivée d’Internet, au développement et à la démocratisation des logiciels d’édition et de design graphique. Louis Rastelli se rappelle :
À une certaine époque, le fanzine était très lié au milieu de la musique. C’est l’un des aspects qui ont disparu avec l’arrivée d’internet. Ici, on a vu ça comme un développement très positif; ça a beaucoup diversifié les fanzines. Avant, il y avait beaucoup de fanzines faits par des jeunes qui espéraient avoir des billets de concert gratuits, pour faire une entrevue avec leurs idoles. Maintenant, avec Pitchfork et Facebook, avec les sites internet qui parlent de musique à tous les jours, ce n’est plus vraiment possible. […] Pour payer les coûts d’imprimerie, il fallait chercher des pubs, des commandites. [On était] toujours pris pour mettre une vingtaine de pages de critiques de disques pour financer l’impression. Maintenant, ça n’existe presque plus, il n’y a presque plus de fanzines qui parlent de musique comme ça. Pour moi, c’est un peu libérant.
Legendre et Rastelli, 2018
Cette nouvelle donne bouleverse le rapport à l’autoédition. Toujours selon Rastelli, la photocopie, que déjà Baillargeon et Doucet utilisaient pour leurs zines, modifie en profondeur les modalités de leur production :
Les photocopieuses sont devenues progressivement disponibles un peu partout vers la fin des années 80 ; ceci a rendu possibles des plus petits tirages abordables et donc une explosion dans les années 1990 de livres à compte d’auteur et de fanzines produits par une seule personne, ce qui était plutôt rare auparavant. Même si un titre incluait des articles et de l’art de plusieurs créateurs, il est devenu de plus en plus commun de voir un éditeur s’occuper de presque tous les aspects de la publication, de l’édition à la mise en page, production et distribution.
Rastelli, 2010 : 3
La démocratisation des outils d’édition et d’impression et l’arrivée d’Internet marquent donc un changement non seulement dans le rapport à la production, mais également dans les contenus. Sur ce point, l’explosion du mouvement punk féministe Riot Grrrl depuis la côte ouest américaine au début des années 1990 est également importante[7]. Critiquant le sexisme qui perdure dans le monde du zine, les riot grrrls cherchent délibérément à transformer cette culture dans laquelle elles évoluent. Après les fanzines de science-fiction et les zines punks, les zines riot grrrl représentent le dernier point fort dans l’histoire des zines et sont associés au féminisme de la « troisième vague » (Zobl, 2009 : 2-3). Ce sont ces zines d’un type nouveau qui seront relayés par les nouvelles institutions structurant la scène montréalaise.
Changements sur le plan du contenu
L’émergence des questions féministes aura une influence majeure sur le rapport au politique et au récit de soi dans les zines québécois. Dans son étude sur les zines féministes au Québec entre 2008 et 2014, Geneviève Pagé note trois contributions importantes de la part des zines féministes publiés dans la foulée du Riot Grrrl : la formation de subjectivités autres grâce à la production de zines, la création de réseaux et de communautés en lien avec leur diffusion et la mobilisation de ces acquis pour « interagir dans la sphère publique dominante d’une position un peu moins subalterne » (Pagé, 2014 : 207). Loin de rester cantonnés aux cercles féministes, ces éléments, la subjectivité et la communauté, définissent un rapport à la politique de plus en plus répandu dans la scène du zine, soutenu par son nouveau cadre institutionnel.
Stephen Duncombe aborde la question du rapport au politique dans la culture du zine en ces termes :
Zines put a slight twist on the idea that the personal is political. They broach political issues from the state to the bedroom, but they refract all these issues through the eyes and experience of the individual creating the zine. Not satisfied merely to open up the personal realm to political analysis, they personalize politics[8].
Duncombe, 2017 : 32
Cette observation s’applique bien aux zines de la période 1970-1990. Les zines que Duncombe étudie sont, pour la plupart, périodiques, et bien qu’ils soient le plus souvent produits par une seule personne, ils restent très proches de la presse magazine, en particulier de la presse musicale « alternative »[9]. La personnalisation du politique qu’ils mettent en évidence est teintée par ce contexte.
On retrouve, toutes proportions gardées, un phénomène semblable dans les zines publiés au cours de la même période au Québec. Requiem et Yé-yé sont exemplaires de ce point de vue. L’aspect bancal et le ton parfois vulgaire, toujours hauts en couleur, des textes de Nobert Spehner publiés dans Requiem vont en ce sens. Benoît Melançon remarque, en particulier, ses « éditorâles », analogues aux rants caractéristiques des zines selon Duncombe[10] :
Ses éditoriaux, dont plusieurs « éditorâles », donnent son ton au magazine : ce sont de joyeux fourre-tout où le directeur et rédacteur en chef tempête contre l’« anti-système postal » […] parle de son premier OVNI, de hockey et de jardinage, reprend et développe les tables des matières des numéros, étale ses problèmes financiers, scolaires, existentiels, bref, dévoile la « cuisine » d’un fanzine… et de son fondateur.
Melançon, 1983 : 96
En d’autres mots, Spehner projette dans ces éditoriaux l’image d’une sphère publique, dans laquelle il insère énergiquement sa vie personnelle. Pour Duncombe, c’est précisément cet aspect « personnel » de la prise de parole dans les zines qui fonde leur esthétique particulière et leur rapport au politique :
Emphasis on the personal […] is a central ethic of all zines […] Zine writers insert the personal into almost any topic–punk rock, science fiction, religion, sexuality, sports, UFOs, even the exploration of pharmaceutical drugs[11].
Duncombe, 2017 : 29
Requiem, tout comme Yé-yé d’ailleurs, est un exemple typique de ce type de fanzinat abordant un sujet précis pour un public d’amateurs, en y exposant la personnalité de son rédacteur ou de sa rédactrice en chef. Fruits d’une organisation collective, ils sont malgré tout d’abord un porte-voix pour les prises de position de Spehner et de Baillargeon, qui y dévoilent leur propre façon de personnaliser les enjeux politiques, entre autres choses.
Ce phénomène commence à changer avec la venue de zines comme Dirty Plotte de Julie Doucet. L’introduction de thématiques féministes (ou qui y sont apparentées), jusque-là marginales et marginalisées tant dans la bande dessinée québécoise (Santerre, 2017 : 3-4) que dans le fanzinat, renouvelle la problématique de la personnalisation du politique. Ce n’est plus le domaine personnel qui s’invite dans la sphère publique mise en scène, mais le politique qui est représenté au plus près de l’intime.
Doucet typically addresses feminist concerns by claiming control over representations of the female body, overturning comic conventions about the forms and symbols of femininity, and challenging and redirecting the gaze of the reader.
Tinker, 2009 : 141
Bien qu’ils aient fini par rejoindre un large public, les planches de Doucet contenues dans les zines de la série Dirty Plotte ont été initialement conçues dans une autre optique. Le contenu est en presque entièrement réalisé par Doucet. Le zine est principalement composé de planches de bande dessinée, accompagnées de quelques textes humoristiques. Doucet invite rarement des collaborateurs ou des collaboratrices, presque exclusivement pour les derniers numéros, alors que le projet s’essouffle un peu. La plupart sont des bédéistes avec lesquels Doucet a collaboré dans d’autres projets, comme Luc Giard (une planche dans le vol. 2, no 2), aux côtés de qui elle a notamment publié dans le magazine Rectangle (Viau, 1999 : 273). L’intention de Doucet est d’ailleurs claire dans la mesure où Dirty Plotte est né d’insatisfactions relatives à des projets de collaboration (Juno, 1997 : 57). Avec son zine, l’autrice veut travailler seule, à son rythme et sur ses sujets de prédilection, sans compromis. Les petits tirages et la circulation restreinte aux réseaux de l’autrice lui assurent une nouvelle présence à mi-chemin entre le public et le privé.
Loin d’en limiter la portée, cette circulation restreinte est, selon plusieurs, au contraire une partie intégrante de la politique des zines. Pour Alison Piepmeier, ces « nouvelles modalités » politiques propres aux zines (Piepmeier, 2009 : 190) sont ancrées dans des communautés incarnées par l’échange physique des zines et le partage d’intimités : « Zines instigate intimate, affectionate connections between their creators and readers, not just communities but what I am calling embodied communities, made possible by the materiality of the zine medium. » (Piepmeier, 2009 : 58)
Cette communauté, incarnée par l’échange de zines et menant au partage des intimités, est soutenue par les foires annuelles comme Expozine, qui encouragent une circulation de main à main, rassemblant les créateurs et créatrices et leur public sans les intermédiaires de la chaîne du livre. Les zines autobiographiques comme Ce que je sais de moi de Shushanna Bikini London sont aujourd’hui très fréquents dans la scène. S’appuyant sur les instances fondées localement entre 1998 et 2002, ils redéfinissent le rapport au politique dans des publications non périodiques, très différentes de celles des décennies précédentes, dans la veine de Requiem et de Yé-yé.
De la personnalisation du politique à une politique de la mise en commun des intimités
Le 18 mars 2018 à la Sala Rossa, à Montréal, à l’occasion de la huitième édition du gala de l’Académie de la vie littéraire, Mathieu Arsenault et Catherine Cormier-Larose récompensaient l’autrice Shushanna Bikini London pour son zineCe que je sais de moi.
Shushanna Bikini London effectue un travail de coureuse de fond de la microédition où le personnel, le social et le politique se condensent dans de petits objets collectionnables qui retracent le trajet d’une vie de papier, d’artistes visuelles, de chats, de livres et d’ordinateur, du sexisme ordinaire qui nous agace tous les jours, de paysages domestiques. L’unicité de Ce que je sais de moi est autant dans la forme que dans le message et flatte une partie intime de nous. Shushanna Bikini London, c’est tenir un monde entre ses doigts, c’est se laisser toucher, c’est transformer le minuscule en univers et enfin, ne plus être seule.
Arsenault, 2018
Le zine étonne en effet par sa maîtrise des codes du perzine (pour personal zine ou zine autobiographique). Une esthétique et une politique de l’intime le traversent, tant sur les plans de la forme du texte et des photographies qui l’accompagnent que sur ceux du contenu thématique et de la présentation matérielle. Les multiples fragilités de la narratrice – physiques, psychologiques, affectives, interpersonnelles, existentielles – sont dévoilées à chaque page, dévoilement qui en appelle, en conclusion, à une réciprocité de la part du lectorat : « Et toi, que sais-tu de toi? » (Shushanna Bikini London, 2017, quatrième de couverture). Si le travail de Shushanna Bikini London est unique, le croisement de l’esthétique, du politique et de l’intime qu’on y retrouve l’est moins. Il domine au contraire une partie importante du genre et contribue à redéfinir le fanzinat. Entre les « éditorâles » de Requiem et le « mini zine introspectif » de Shushanna Bikini London, les transformations de la culture du zine au Québec sont palpables. En retraçant l’évolution générique du zine québécois depuis ses origines en 1974, on est à même de voir l’importance de la période 1990-2000, moment où seront consolidées et instituées des transformations faisant peu à peu du zine un médium privilégié pour le déploiement d’une politique de l’intime.
Selon Duncombe, les zines personnaliseraient la politique. Cette analyse rappelle le ton unique de Spehner et de Baillargeon qui, comme la plupart des zinesters de leur époque, se servent de leur fonction d’éditeur pour énoncer leurs prises de position, parfois excentriques, sur les enjeux sociaux et culturels du moment. En un sens, et malgré l’évidence de leur position marginale dans le champ culturel, les éditeurs et éditrices de zines d’alors se conçoivent davantage en relation avec une certaine sphère publique qu’avec la sphère limitée du fanzinat. C’est précisément ce qui change, graduellement, à partir de la fondation d’institutions spécifiques au zine. Une politique de l’intime – du dévoilement et du partage, de la mise en commun des intimités – prendra alors progressivement le pas sur la personnalisation du politique qui caractérisait les zines de première génération. Dirty Plotte, avec son accent parfois obscène mis sur le corps, les pulsions, l’intimité de la chambre et le caractère parfois subversif de ce qui s’y passe, annonce cette transition au Québec. Les institutions locales fondées au tournant des années 1990-2000, Archive Montréal et Expozine en tête, viennent consolider un changement déjà à l’oeuvre dans les zines. La concentration géographique à Montréal et l’introduction d’un mode de distribution fondé sur l’échange en personne passant par un minimum d’intermédiaires à l’occasion de foires annuelles en accentue les effets. Les zinesters des décennies suivantes, dont Shushanna Bikini London est un exemple éloquent, s’empareront du nouveau paradigme, faisant de l’intime le terrain privilégié d’un développement politique et esthétique qui domine encore à l’heure actuelle la scène du zine et qui trouve un écho jusque dans des champs plus reconnus de la production culturelle contemporaine.
Parties annexes
Note biographique
Izabeau Legendre est étudiant au doctorat à l’Université Queen’s dans le programme de Cultural Studies. Ses recherches actuelles portent sur la culture du zine et ses rapports avec la politique. Il est également membre du comité éditorial de la revue Zines. An International Journal on Amateur and DIY Media. Il a reçu la bourse d’études supérieures du Canada Joseph-Armand-Bombardier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).
Notes
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[1]
La différence entre les termes « fanzine » et « zine » fait l’objet de quelques débats tant chez les artistes que dans les études universitaires. Dans la scène montréalaise actuelle, les deux termes cohabitent, quoique « zine » soit généralement préféré. Toutefois, j’utiliserai parfois la mention « fanzine » lorsque des publications se désignent ainsi.
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[2]
Bien que s’inscrivant dans la continuité de la longue histoire de la presse américaine non officielle, les zines voient le jour dans les années 1930 en tant que médium distinct. À cette époque, les amateurs de science-fiction publient, souvent par l’intermédiaire de clubs qu’ils ont fondés, ce qu’ils appellent des « fanzines ». Ils y partagent des histoires de science-fiction et des critiques et les utilisent pour communiquer entre eux. Quarante ans plus tard, au milieu des années 1970, la seconde influence majeure des zines modernes se fait sentir, alors que des amateurs de musique punk rock, ignorés ou critiques de la presse musicale établie, décident de publier leurs propres fanzines documentant leur musique et de leur scène culturelle. Au début des années 1980, s’ajoutent à ces deux sources des publications d’amateurs d’autres formes de production culturelle, celles d’auteurs se publiant à leur propre compte et les vestiges de la presse militante des années 1960 et 1970. Ces influences sont rassemblées et croisées dans des zines comme Factsheet Five, qui en publient des critiques et des index. Progressivement, le préfixe « fan » est abandonné, et le nombre de « zines » augmente exponentiellement, alors qu’une culture du zine se développe. Au début des années 1990, les éditeurs de Factsheet Five, s’arrêtant sur un titre pour une version de leur zine destinée au grand public, pouvaient sans hésitation faire référence à un véritable « monde des zines » (je traduis).
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[3]
Le premier zine à avoir laissé une trace, du moins. La nature souvent éphémère des zines, le faible nombre d’études à leur sujet et une conservation partielle, dispersée dans plusieurs collections, même à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), ne permettent guère de savoir avec certitude quel est le premier zine publié au Québec. Pour ma part, j’abonde dans le sens de Melançon (1983) et de Painchaud (1989), qui considèrent Requiem comme le premier zine québécois.
-
[4]
Pour une histoire du Riot Grrrl en français, voir Labry, 2016.
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[5]
Tous les numéros des zines étudiés ici sont disponibles dans différentes collections de BAnQ. Les numéros de Requiem, de Yé-yé et de Dirty Plotte sont conservés avec les périodiques de la collection nationale à la Grande Bibliothèque, à Montréal. Ce que je sais de moi de Shushanna Bikini London est conservé dans la collection de livres d’artiste et d’ouvrages de bibliophilie de BAnQ Rosemont-La Petite Patrie.
-
[6]
L’hésitation entre les mentions « revue » et « « magazine » témoigne de l’importance de la référence aux États-Unis chez Spehner, qui ne fait pas de distinction entre les deux. Au fil du temps, alors que le fanzine accentue son ancrage dans le champ culturel québécois, la mention « revue » s’imposera. Notons également qu’il est commun pour les zines de l’époque que l’on utilise les mentions « magazine » ou « revue » pour masquer leur amateurisme.
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[7]
Le mouvement Riot Grrrl atteindra les milieux québécois une dizaine d’années plus tard : « Au Québec, Riot Grrrl Montreal se crée en 1999 alors que quelques femmes partagent leur engouement pour la musique et le féminisme. Elles lancent leur premier zine en 2000, la même année qu’elles organisent leur premier concert punk féministe » (Pagé, 2014 : 194).
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[8]
« Les zines apportent une touche particulière à l’idée que le privé est politique. Ils abordent les questions politiques allant de l’État à la chambre à coucher, mais en les réfractant à travers le prisme du regard et des expériences de leurs créateurs ou créatrices. Non contents d’ouvrir le domaine du personnel à l’analyse politique, ils personnalisent la politique » (je traduis).
-
[9]
Au milieu de la décennie, de grands joueurs de l’industrie musicale comme Tower Records assuraient ainsi à des centaines de zines une circulation nord-américaine, aux côtés de revues et de magazines comme Rolling Stone ou Spin (Duncombe, 2017 : 178-179). Parmi eux, il y a Fish Piss, édité par Louis Rastelli, dont la distribution internationale permet d’atteindre des tirages de plus de 2000 exemplaires (Brown, 2017 : 173; Rastelli, 2012).
-
[10]
“Scruffy, homemade little pamphlets. Little publications filled with rantings of high weirdness and exploding with chaotic design. Zines” (Duncombe, 2017 : 4); « des petits pamphlets faits main et débraillés. Des petites publications, remplies de diatribes (“rantings”) d’une grande étrangeté et à la conception éclatée et chaotique » (je traduis).
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[11]
« L’accent sur le domaine du personnel […] fait partie de l’éthique des zines […] Les auteurs et autrices de zines ajoutent une dimension personnelle à presque tous les sujets dont ils traitent : le punk rock, la science-fiction, la religion, la sexualité, les sports, les OVNIS et même l’expérimentation avec les médicaments » (je traduis).
Bibliographie
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- Baillargeon, Richard (1983). « Yé-yé part 2 », Yé-Yé, revue musicale d’agrément, vol. 1, no 2, p. 2.
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- Labry, Manon (2016). Riot Grrrls: chronique d’une révolution punk féministe, Paris, Zones.
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