Résumés
Résumé
Cet article s’attache à analyser un florilège de poèmes fortement spatialisés parus dans la revue Lèvres urbaines (1983-). L’autrice centre surtout son regard sur le travail des deux premiers directeurs de la publication, Claude Beausoleil et Michael Delisle. En suivant la trajectoire de Beausoleil, elle montre les transformations successives de l’avant-garde formaliste et contre-culturelle, qui capitalise sur les thématiques de l’urbanité et de l’américanité pour renouveler son rapport au langage, à la subjectivité et à l’écriture au seuil des années 1980.
Abstract
This paper construes a collection of urban poems from the periodical Lèvres urbaines (1983). It mainly analyzes the directors’ production, Claude Beausoleil and Michael Delisle. Through the overview of Beausoleil’s career and position, the author shows the successive transformation in modern literature and counter-culture by using the topics of Americanness and urbanity to alter the language and the subjectivity of the poetry at the beginning of the eighties.
Corps de l’article
« Écrire pour que l’imaginaire de ce pays [le Québec] virevolte en mille miettes » (Saillant, 1981 : 11), tel est l’adage qui motive les animateurs de la revue Dérives en 1981[1]. Si Jean Jonassaint et Francine Saillant remettent en question le sens et les formes acceptés du langage littéraire québécois, Claude Beausoleil à la revue Lèvres urbaines énonce un mot d’ordre sévère : l’évitement complet des syntagmes liés à l’Hexagone et à ses thèmes. « [S]orte d’anti-terroirisme mis à jour » (Laforest et Nareau, 2013b : 20), ce mouvement s’inscrit dans un retour à la lisibilité, un changement majeur au sein du champ littéraire québécois qui vient de connaître une fulgurante effervescence formaliste. Dans cet article, il s’agira de décrire par quels procédés littéraires Claude Beausoleil et Michael Delisle, cofondateurs de la première mouture de Lèvres urbaines, revendiquent la thématique de l’urbanité, dans un esprit antinationaliste, et renouent avec une poésie marquée par l’expression d’un certain lyrisme. La mise en contexte se fera en retraçant le parcours de Beausoleil, qu’on pourrait qualifier de « transfuge » tant il s’est investi dans les périodiques d’avant-garde avant la création de Lèvres urbaines. Si l’influence et le capital symbolique dont jouissait ce dernier à l’époque, en comparaison de Delisle, nous ont poussés à l’étudier davantage, la seconde partie de l’article aura pour objectif principal de saisir sa poétique urbaine et cosmopolite, teintée de subjectivité, tout en donnant à lire la production de jeunes poètes (Jean-Paul Daoust, Michael Delisle, etc.) où se pose avec acuité la question des rapports au collectif et à l’individuel, au social et à l’intime, ainsi qu’à l’espace.
Lancée en 1983 et tirée à 750 exemplaires, la revue Lèvres urbaines réunit des écrivains issus de la revue formaliste La Nouvelle Barre du jour (Jean-Yves Colette, Hugues Corriveau, Louise Cotnoir, Nicole Brossard, Germaine Beaulieu, Anne-Marie Alonzo) et des périodiques contre-culturels Les Herbes rouges,Cul Q et Hobo-Québec (Jean-Paul Daoust, Claude Beausoleil, Yolande Villemaire, Lucien Francoeur, Pauline Harvey, André Roy)[2]. Se greffent à ces réseaux d’avant-garde des signatures moins connues, comme Michael Delisle (alors au commencement de sa carrière), qui forme avec Beausoleil le comité de rédaction jusqu’en 1987. À la manière des frères Hébert aux Herbes rouges, la revue alterne entre les numéros collectifs et ceux consacrés à un seul poète. Patrice Beray et Antonio D’Alfonso, ainsi qu’Alonzo, Beausoleil, Daoust, Delisle, Harvey et Villemaire signent des numéros d’auteurs durant les premières années, une formule que Beausoleil adoptera de manière définitive après le départ de Delisle.
En ce qui concerne la matérialité, Lèvres urbaines est un in-folio broché, assez mince, et sa couverture souple est faite de carton blanc léger. Son frontispice tout en noir y apparaît en caractères typographiques classiques, le Bodoni. Ces derniers débutent sur la quatrième de couverture et se terminent sur la page couverture, une disposition étonnante, qui donne à lire « Lèvres “baines” » lorsque l’on fait face à la revue. Ces caractères didones, dont le fort contraste entre les pleins et les déliés, les hampes parfaitement verticales et les empattements longilignes, donnent à la revue une apparence sérieuse. À première vue, Lèvres urbaines projette une image classique et épurée que renforce l’absence de sommaire en couverture et même dans les pages de garde. Or, le titre insuffle plutôt une note surréaliste par l’association d’une partie du corps au thème de l’urbanité, comme si l’on goûtait la ville. Hardi, il annonce d’emblée les thématiques qui fédéreront l’orientation de la revue que publient les Écrits des Forges.
Le cheminement de Beausoleil vers Lèvres urbaines
Entre 1970 et 1979 au Québec, 108 nouveaux périodiques, toutes tendances confondues, émergent dans le champ littéraire, dont 37 revues d’idées et 47 revues artistiques (Fortin, 2006). Cette décennie connaît un bouillonnement qui, à notre connaissance, n’a d’autre équivalent que la floraison de revues québécoises entre 1934 et 1944. Comme l’a souligné avec justesse Jacques Michon, « l’élargissement des frontières du champ de production restreinte, la coexistence de plusieurs instances rivales et antagonistes à l’intérieur de cette sphère à partir de 1970 ont contribué à l’autonomisation des problématiques, à l’autosuffisance […] » (Michon, 1985 : 123). Ces nombreuses revues tissent d’ailleurs de nouveaux circuits de consécration et se font connaître par divers manifestes et manifestations à Montréal, tels La Nuit de la poésie (1970) et le Solstice de la poésie québécoise (1976).
Rappelons qu’au Québec la décennie 1970 se caractérise dans le champ littéraire par une sphère de production restreinte axée sur le primat de la forme. Nicole Brossard, Denis Vanier, Madeleine Gagnon, Claude Beausoleil, Yolande Villemaire, Jean Leduc ou Josée Yvon s’inscrivent en rupture avec leurs aînés qui ont travaillé à bâtir une littérature nationale et s’opposent à la politisation du discours littéraire. Dominés, ils prennent position en rejetant la poésie du pays, liée à la génération de l’Hexagone et à Liberté, qui manifestait à la fois un désir de fondation et un sentiment d’empêchement sur fond de négativité, un exil intérieur, comme l’a montré Pierre Nepveu (1988). Si des dramaturges et des chansonniers poursuivent le projet nationaliste, en montée dans le champ politique pendant les années 1970, les jeunes poètes s’en dissocient et se centrent sur le littéraire. C’est donc pour acquérir un certain capital symbolique que sont avancés ces arguments esthétiques face au pouvoir symbolique que détiennent Gaston Miron, Jean-Guy Pilon ou François Ricard, ces deux derniers étant membres de l’équipe de Liberté. La critique narquoise de Ricard à Liberté, en 1976, esquisse une réponse laconique à la remise en cause de la génération cadette : Les Herbes rouges, Hobo-Québec et Cul Q font partie « des revues qui se répètent les unes sur les autres » (Ricard, 1976 : 360).
Ce préambule bien connu nous sert à camper la position d’entrant de Claude Beausoleil dont nous suivrons la trajectoire d’une manière synthétique jusqu’à la fondation de Lèvres urbaines (1983). Fortement critiquée par Jean Larose dans La petite noirceur (1987) pour son auto-consécration, conséquence de l’autorité nouvelle que se donne la jeunesse, une frange de la « nouvelle écriture » inspirée par la contre-culture américaine s’est construite grâce au travail de Claude Beausoleil[3]. Au sein du champ littéraire, il fait partie des jeunes poètes qui offrent un profil sociologique assez homogène : nés autour de 1950, ils appartiennent à la génération lyrique (Ricard, 1994) et représentent, pour la plupart, le dernier contingent du baby-boom. Développant des projets plus radicaux, ils conservent de leur passage à l’université, d’où ils sortent bardés de diplômes, un nouveau rapport à la théorie. Regroupés autour des revues littéraires et culturelles en pleine ébullition, ces écrivains appellent au renouvellement des formes. On se dispute la légitimité en associant la poésie à la contre-culture, au structuro-marxisme ou à la sémiologie française (Milot, 1988, 1992).
Dès 1972, Beausoleil, observateur et acteur engagé sur la scène littéraire, signe la chronique « Lire pour lire » à la revue Hobo-Québec (1972-1981) où il interviewe des poètes (Patrick Straram, François Charron, Nicole Brossard, etc.). Sous la houlette de Claude Robitaille et d’André Roy, cette revue multidisciplinaire, sous-titrée « journal d’écritures et d’images », fait converger un nombre étonnant de signatures d’avant-garde : graphistes, bédéistes, photographes et écrivains proposent un nouage entre les langages pictural et littéraire. À cette enseigne croît un engouement indéniable pour l’Amérique urbaine et contestataire, plus incarné qu’au populaire magazine Mainmise (1970-1978). Entre 1975 et 1980, Beausoleil est le collaborateur le plus important après les directeurs de la publication.
À l’automne 1973, au moment où Beausoleil commence à enseigner au cégep[4], emploi que décrochent plusieurs de ses collègues écrivains à la même époque, il participe à la fondation de la revue Cul Q (1973-1977). Fortement lié à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le périodique contre-culturel qu’anime l’excentrique professeur Jean Leduc (qui a engagé quelques années plus tôt Hubert Aquin, devenu directeur du département d’études littéraires) entretient un rapport particulier avec le savoir et l’université, plus près du délire que de l’esprit de sérieux. Comme le précise Sophie Drouin :
C’est dans le cadre d’un séminaire de maîtrise dirigé par Jean Leduc à l’Université du Québec à Montréal, au début de 1973, que s’articule l’idée de créer une revue en marge des revues culturelles déjà existantes. À l’aide de deux de ses étudiants, Claude Beausoleil et Yolande Villemaire, Leduc met sur pied la revue qu’il nomme Cul Q, faisant ainsi référence à la culture québécoise, à la sexualité et à l’érotisme.
Drouin, 2011 : 14[5]
Beausoleil, humoristique et décalé, y occupe le second rang des contributeurs jusqu’en 1977, en plus d’être de l’équipe de rédaction. Il y élabore une pratique poétique axée sur la déconstruction, le collage et la poésie graphique, qui donne ainsi une existence à la contre-culture dans le champ littéraire québécois. Cul Q insuffle en outre une dimension transgressive et ludique aux explorations textuelles qui caractérisaient jusque-là l’avant-garde formaliste, notamment à la Nouvelle Barre du jour (NBJ) entre 1975 et 1980, époque où se cristallise la poésie féministe. Étonnamment, Beausoleil y apparaît aussi en tant que deuxième contributeur derrière Hugues Corriveau, mais devant Nicole Brossard, Michel Beaulieu et France Théoret. En plus de jouer un rôle central à Hobo-Québec et à Cul Q, il collabore à la NBJ, à laquelle s’ajoutent les Herbes rouges, où il écrit depuis 1973 et où il publie plusieurs recueils par la suite. Enfin, Beausoleil fait paraître cinq textes aux Éditions de l’Aurore et aux Éditions du Jour entre 1972 et 1975.
Ces filiations donnent une idée de l’engagement de Beausoleil. Il défend alors un programme esthétique, une pratique spécifique de l’écriture dans de nombreuses revues et maisons d’édition. Sa centralité est manifeste. En outre, sa poétique formaliste et contre-culturelle, marquée par l’autoréflexivité, la provocation, l’humour et l’illisibilité, ne se tarit pas. L’écrivain et critique Hugues Corriveau parlera, non sans ironie, d’une accumulation « dans le sens boulimique le plus exact, des titres, des genres, des lieux de production, […] d’une incessante multiplication des poèmes » (1993 : 7). En plus de son mémoire de maîtrise, dirigé par Leduc, portant sur Trou de mémoire d’Aquin à l’UQAM (1973), Beausoleil devient chroniqueur de poésie au journal Le Devoir (1978-1985). Affluent alors les textes et les discours. Ses pratiques littéraires seront également connues à l’étranger, surtout au Mexique et en France, où il s’emploie à mettre en valeur la poésie et la littérature québécoises (colloques, lectures, festivals), grâce à de nombreuses bourses, comme en témoigne son fonds d’archives à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). Quelques années avant la fondation de Lèvres urbaines, il reçoit le prix Émile-Nelligan (1980) pour une anthologie de ses poèmes, en plus d’être finaliste au prix du Gouverneur général (1983). La consécration est d’ordre individuel. On pourrait penser que le capital symbolique représenté par ce début de notoriété incite Beausoleil à valoriser les signes distinctifs de son originalité. Or, il en va tout autrement. En mars 1977 à Hobo-Québec, dans son article « Le pays, le texte et après » (1977 : 19), il avait déjà commencé à prendre ses distances avec le formalisme, qualifiant son écriture de « post-formalisme » dans la mesure où son travail sur la forme le pousserait jusqu’à l’anéantissement (Goulet, 1998 : 137). Nous verrons que Beausoleil se singularisera de plus en plus, développant une esthétique et une identité scripturale intimement liées à sa revue Lèvres urbaines.
Se détacher des expérimentations formalistes
La création de la revue Lèvres urbaines (1983) marque un retour certain à la lisibilité pour plusieurs écrivains qui représentaient l’avant-garde poétique des années 1970, dont Claude Beausoleil en tête. Comme l’a montré Louise Dupré (1989), c’est avec la conscience féministe qu’apparaît le souci d’une plus grande simplicité du langage au tournant des années 1980. En effet, le retour à des poétiques « lisibles », moins subversives, notamment à la NBJ, inaugure un mouvement dont plusieurs revues de poésie témoigneront par la suite, soit l’épuisement des « machines » formalistes. Signalons la fondation des revues Estuaire (1976-), Moebius (1977-), Arcade (1981-2005) et Lèvres urbaines (1983-).
Durant les cinq premières années de Lèvres urbaines, le mélange entre poèmes de facture assez classique, courts récits et textes en prose montre que le lyrisme s’incarne dans une grande diversité de poétiques. Sans se définir contre la littérature qui l’a précédée, la revue n’adhère pas à la logique de distinction qui était surtout celle des avant-gardes. En 1979, à la revue Dérives, Philippe Haeck affirme ceci :
[…] je commençais à trouver que le temps de l’expérimentation formelle avait suffisamment duré : il fallait dépasser tous ces vers tronqués, toutes ses phrases elliptiques, qui commençaient à n’être plus qu’une marque de modernisme, ne correspondaient plus à une marche mais à un piétinement.
Haeck, 1979 : 53
En 1983, l’acte d’écrire se pose avec clarté et limpidité à Lèvres urbaines. Beausoleil signe le liminaire inaugural, qui contraste fortement avec ce qu’il a écrit quelques années auparavant :
On peut lire ici des voix qui cernent le constant va-et-vient entre les corps et les mots. Ces textes sont autant de facettes de ce qui s’écrit actuellement au Québec. Moderne, ouverte à la recherche, à l’exploration de divers possibles, sensible à l’inscription et à la réflexion, la poésie québécoise est maintenant une écriture à part entière de tout ce qui remue nos existences en cette fin de siècle. Au Québec les années soixantes [sic] affichèrent une quête d’identité nationale, les années soixante-dix posèrent la question des formes et du langage, les années quatre-vingts [sic] lancent comme pistes des corps de femmes et d’hommes disant en leur nom les multiples versions des réels. Lisons tous ces mots mobiles et tous ces corps remplis de désir. Des codes inédits s’ouvrent sur la page des temps. 11 février 1983
Beausoleil, 1983a : 3
Signalant que l’« écriture » québécoise connaît une certaine reconnaissance qui lui donne sa singularité propre, Beausoleil s’éloigne des considérations contre-culturelles pour dire la corporéité et le désir par le truchement d’une tonalité personnelle, associée à l’époque aux recherches féministes. Si l’histoire singulière détermine le rapport au monde d’un sujet sexué, l’expérience urbaine n’est pas encore centrale.
Interviewé par Daniel Laforest et Michel Nareau pour Voix et Images en 2013, le poète Michael Delisle mentionne que Claude Beausoleil, pierre angulaire du collectif, a imposé une thématique de l’urbanité, dans un esprit antinationaliste, au cours des premières années de la revue. En entrevue, Delisle donne ces précisions :
Il ne fallait surtout pas que se retrouvent le mot « neige » ou le mot « fleuve » dans nos poèmes. Il y avait une tranche de l’avant-garde qui prenait pour cible ce qui avait atteint le statut d’establishment et, pour les tenants de l’urbanité à tout prix, ça représentait, par exemple, l’Hexagone et ses thèmes.
Laforest et Nareau, 2013b : 20
Sans contredit, nombreux sont les poèmes évitant complètement les mots aux accents nationalistes dans le premier opuscule de Lèvres urbaines. Contrairement à Régine Robin, à la même époque, qui veut expressément rejouer cette « langue déglinguée » (1983), Beausoleil appelle au contournement complet des syntagmes liés à la célébration du pays et à la fondation du territoire. On ne cherche pas à faire dériver le sens, mais plutôt à mettre en scène autrement la dérive, le mouvement, le multiple et l’écriture du poème dans la cité[6]. Et, comme l’a souligné Marc-André Brouillette à propos des écrivains réunis à Lèvres urbaines au tout début :
Ces auteurs privilégiaient la ville et ses décors modernes pour ancrer le sujet au coeur du présent […]. En ce sens, la ville symbolise le lieu de toutes les rencontres et de toutes les sexualités : elle attise le désir en offrant ses vitrines illuminées, ses édifices aux parois miroitantes, ses bars bondés.
Brouillette, 2000 : 256
Les modalités d’inscription du sujet ou les préoccupations personnelles des poètes s’incarnent ainsi dans la manière de formuler le rapport entretenu avec l’espace, souvent centré sur l’effet que provoquent les matériaux de construction modernes (béton, métal, verre, néon, etc.), permettant d’intégrer notamment le discours des auteurs issus de la diversité ou de l’immigration, qu’ils soient en adéquation ou en opposition avec leur environnement.
Élaboration d’une poétique urbaine au lyrisme sobre et désengagé
La présente analyse s’attache à la série instigatrice unissant Claude Beausoleil et Michael Delisle. On y sent progressivement la convergence vers une sensibilité urbaine dans le choix des textes et dans leur forme. De plus, entre 1983 et 1987 (no 1-17), ils soumettent leurs collaborateurs et collaboratrices à la contrainte du poème à la page. Cette forme dessine par sa brièveté « des fictions d’ambiance tramées au détour d’un lieu, d’une sensation ou d’une image » (Delisle, 1983 : 3). Dès le numéro six, Michael Delisle affirme en outre : « [L]a ville n’est plus à défendre autrement que comme son affirmation du collectif, c’est-à-dire des lectures. Les lèvres lisent. » (Ibid.) Bien qu’on revendique ici une instance collective, elle se trouve délestée au profit d’une voie d’expression plus personnelle à Lèvres urbaines. La prise de contact avec le monde urbain révèle en effet un engagement axé sur l’expérience subjective. Ces lectures de la ville s’additionnent et formulent, pour la plupart, une quête identitaire basée sur le rapport au territoire (américanité, immigration, voyage) ou à la diversité sexuelle.
S’il ressort des deux premières livraisons un imaginaire du mouvement associé au corps, à l’errance et à la dérive dans « la nuit à la ville éclatante » (Francoeur, 1983 : 19), c’est plutôt au troisième numéro que Lèvres urbaines signale son appartenance aux motifs urbains. Beausoleil signe la première plaquette dédiée à un auteur (no 3) avec une série de onze poèmes où il met en scène un voyage au Mexique. Intégrant des bribes d’espagnol, il décrit la ville mystérieuse, historique, colorée et multiple. Se dévoilent l’agitation du marché et ses odeurs, le choc des cultures amérindiennes et coloniales et l’animation nocturne. Enfin, le motif de l’écrivain qui s’épanche, attablé au café, revient sans cesse, signalant sa posture ou bien celles des autres scripteurs qu’il observe au loin. Dans « El Zocalo » (1983b : 6-7), il écrit :
L’air est dans la plus limpide région de l’âme
Le baroque aux aguets
La fulgurance des couleurs
Un jeu de cloches qui clame la déliquescence
Cette atmosphère de banderoles
Dans les maisons aux toits de tuile le blanc le rouge […]
Zocalo Bar Paco la vie s’écoule
et j’écris sur cette petite table de paille qui me rappelle le désir […]
nous parlons de l’air de Dos Passos d’écritureje sais que le vent est bon
la cathédrale sereine et rose pose ses structures dans
le ciel de Taxco
je n’invente rien
je précise tout simplement
et le décor est une surface pour l’imagination
Le Mexique traverse une mémoire aérienne
les montagnes s’échelonnent sous le couchant des nuages […]
un mouvement des rues
la langueur opaline
La poésie fait ici un retour à la linéarité, et même à l’anecdote, pour décrire la cité de Taxco. Loin de sa pratique d’écriture moderne, Beausoleil dépeint une atmosphère aérienne aux couleurs intenses. Le sujet poétique, au centre de cet univers de voyage et de découvertes, se révèle tout en retenue, sans repères temporels clairs. Un tel intérêt pour l’urbanité arrimé à l’exotisme se manifeste dans ce poème où la lisibilité l’emporte sur le travail de la forme et les questions sémantiques. Refus de la syncope et de l’automatisme, exit les séquences prolixes, la poésie renoue avec la métaphore[7]. S’il ne place pas les artifices typographiques (dont les parenthèses à outrance) et les jeux textuels au premier plan, Beausoleil choisit d’évacuer la ponctuation et dispose les mots sur la page pour instituer un certain équilibre formel, donner un ton plus achevé, voire personnel. La poésie en vers libre est descriptive; elle n’en est pas moins un objet de fascination, un processus où parlent le désir et l’intimité pour recomposer le réel. Ce retour à la dimension privée place le sujet poétique en position d’observateur et le mène parfois au repli introspectif. En donnant une grande importance à la perception sensorielle, Beausoleil entre ici en interaction avec une langue et des paysages urbains étrangers qui brouillent ses repères et réaffirment l’importance de la quête de soi et de l’intimisme en poésie.
Avant de nous intéresser à un florilège de courts poèmes, signalons l’importance de quelques numéros d’auteurs de Lèvres urbaines. Ils mériteraient des études à part entière en ce qu’ils réinvestissent les territoires urbains, y voyant là davantage un lieu pluriel des possibles qu’un empêchement, comme ce fut longtemps le cas dans la littérature traditionnelle québécoise[8]. Parmi ces volumes proposant des formes d’écriture hétéroclites, qui vont du poème en prose à la nouvelle et jusqu’au manifeste, le texte « Black diva » (no 5, 1983) de Jean-Paul Daoust se distingue par l’originalité de son contenu. Il y met en scène l’homosexualité, le travestissement et la sentimentalité d’un homme noir à Montréal. Vulgaire, morcelé, frivole et effervescent, son récit trouve sa veine caractéristique du côté de l’américanité urbaine en littérature que revendiquent à la même époque Lucien Francoeur, Louis Geoffroy ou Josée Yvon. Dans « Jeunes femmes rouges toujours plus belles » (1984), huitième livraison de Lèvres urbaines, Yolande Villemaire prend ses distances avec la contre-culture pour mieux s’inscrire dans la poésie d’inspiration féministe. L’autrice joue avec un double, Yvette Swannson, écrivaine fictive vivant des retrouvailles amoureuses manquées dans le parc d’une ville asiatique, nommée la ville à la manière d’un personnage[9]. Enfin, mentionnons le recours à la figure de l’exil en territoire urbain, couplée à la quête identitaire, chez Patrice Beray (no 13, 1986) et Antonio D’Alfonso (no 18, 1987). Tous deux illustrent par la poésie et la nouvelle un courant littéraire contemporain, soit l’écriture migrante, où Montréal prend les traits de la ville de l’immigration par excellence, cosmopolite, en effervescence culturelle[10]. Comme l’ont souligné un grand nombre d’études, l’inscription spatiale dans cet espace interculturel et urbain devient propice à la redéfinition du sujet national (Guay, 2015; Nepveu, 1988; Ouellet, 2003). En somme, nous croyons que ces numéros d’auteurs donnent à lire de nouvelles formes d’engagement du lyrisme envers la diversité au sens large, engagement inédit que reprennent avec éclat les collaborateurs de la onzième livraison de la revue.
En 1984, le numéro onze de Lèvres urbaines fait oeuvre commune. Les contributions se distinguent précisément par une expression exaltée, attentive et électrisante de la ville. On y dépeint tantôt le cosmopolitisme de Montréal, de Buenos Aires, de New York ou des villes anonymes, tantôt la vie quotidienne des HLM, les rencontres fortuites, les scènes de parcs et de restaurants de coin de rue; même le bruit des taxis, des bars et des gares. Le premier collaborateur, Mario Cholette, entrelace la thématique du corps avec l’effervescence urbaine lorsqu’il écrit :
La douceur d’un poil arrosé de midori et cette langue qui traverse la ville, renversée, de ton corps. ° Le circuit des lèvres est cocaïne, phosphore et uranium […] ° Il faut repenser la cartographie, interrompre les paysages, relire les autoroutes et […] remodeler par tes mains les courbes, discontinuées, de mon corps.
Cholette, 1985 : 4
Cholette incite à interroger le sens et l’occupation de l’espace citadin (et périurbain) dans une dimension positive. Son poème se distingue fortement du climat de lassitude et de fatigue associé aux années 1980 (Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, 2007 : 533). Extasié, il enregistre la trame de la ville qui se fait enivrante, ce que Beausoleil poursuit avec le poème « Tortilla flat » (1984 : 15).
TORTILLA FLAT
dans la musique exacte d’une image
un angle de New York
un tableau découpé
criard et frais
étrange tension sans nostalgie
posée là dans les couleurs vives
ce rythme est une époque
un cumul d’arborite
et des sourires en coin
l’Amérique s’inventorie
décalage léger
néo-classicisme brillant
vieilles corridas roses
le menu d’un jour clignote
frozen margaritas
des détails saisissent l’impression
New York, 19 août 1985
Avec justesse, Hugues Corriveau décrit ici le rythme frénétique de la ville, dont Beausoleil témoigne sans cesse :
Il fait de l’effervescence urbaine une sorte de pulsion émotive de son texte pour qu’il ait l’allure, la trame, le dynamisme, le battement métropolitain, là, précisément au rythme cardiaque des circulations, des artères, des rencontres et des fuites, mais aussi dans l’ordinaire et le quotidien.
Corriveau, 1993 : 7
Dans ce court poème en fragments qui reprend le titre d’un roman picaresque de John Steinbeck[11], Beausoleil inventorie les textures et les matériaux au hasard d’un restaurant latino-américain sans histoire de New York. On imagine au détour, parmi les archétypes culturels, les néons et les anciennes enseignes multicolores, kitsch. Or, il n’est pas le seul à croquer des impressions ou des éléments de la cité new-yorkaise en reprenant le mythe de l’Amérique moderne. Jean-Paul Daoust, dans son poème « El internacional » (1985 : 12), dessine la communauté gaie où tout brille dans la nuit et fait sien l’imaginaire de la grande métropole américaine :
EL INTERNACIONAL
Les néons so peacocks
Les margaritas soft blues
Le film se faitLes toiles de Warhol alive and well
L’air est mercure
Les corps sont plus stars que jamais
Les drinks d’un bleu piscine
Les looks joyeux translucides
Les poissons tropicaux ont envahi New York
Les dandys so colorful
Les ami-e-s so love birds
Les rêves ici respirent librement
Les buildings des fontaines pastels [sic] dans la nuit
La vie l’amour l’écriture qui voyage
La ville n’aura jamais été si multiple
New York, 19 août 1985
Le dandy ressort par la description des nuances irisées, tout aussi fraîches et éclatantes les unes que les autres. Munie d’un caractère artificiel, l’accumulation d’éléments montre que de nouvelles thématiques surgissent de cette opposition renouvelée à l’Hexagone : corps, désir, jeunesse, érotisme et urbanité. Ces motifs se donnent à lire dans un rapport à la langue presque narratif. Daoust rejette en effet les procédés comme la rupture et l’ellipse qui caractérisaient les vers formalistes. Il y a clairement désaffection de la méthode déconstructiviste du langage qui se traduisait par « une sorte d’angoisse impersonnelle ou de violence associée au monde urbain » (Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, 2007 : 484). Il énumère et dresse plutôt une sorte d’inventaire qui redonne à la poésie une fonction figurative. Daoust, tout comme Beausoleil, y parvient en créant un lyrisme complètement déconnecté du sujet, désengagé, mis au service des sensations visuelles.
Dans « El internacional », on bascule davantage vers la célébration clinquante de l’Amérique moderne, comme Lucien Francoeur intégrant un lexique anglophone et des signes culturels américains pour dire ses rockeurs sanctifiés. Écriture de l’éphémère et de l’illusion, aux saillies parfois spectaculaires, elle convoque en outre des connotations chargées de sens pour dire la multiplicité de la ville et de l’individu. Bien que le sujet poétique s’efface au profit de ces fragments de descriptions de paysages citadins qui créent de fugaces tableaux, réels ou fictifs, vus à distance, il n’en est pas que témoin. Sans aller jusqu’à devenir acteur concret des lieux décrits, l’énonciateur appartient au groupe : il se greffe aux « ami-e-s so love birds » (1985 : 12). Enfin, malgré la préciosité qui s’en dégage, la structure et le rythme du poème « El internacional » présentent une certaine sécheresse. Pensons aux déterminants définis en anaphore et à la simplification syntaxique de la langue. En cela, Daoust se rapproche de Michael Delisle, auquel nous consacrerons la dernière partie de cet article.
Si la nouvelle « L’explication » (no 4, 1983) ou le poème « L’annoté » (no 10, 1985a) rejoignent tout à fait ce qu’Élise Lepage a nommé « l’humilité » chez Michael Delisle (2013), sa contribution au onzième numéro de Lèvres urbaines déroge d’une poétique fondée sur l’inhabileté, le ratage ou la médiocrité. Certes, son poème « Une autre ville (mise en mémoire)[12] » use d’un ton sobre et de phrases concises, mais il fait advenir une potentialité créative du devenir poétique en paysage urbain. Il n’y a guère encore que le décor de banlieue qui a suscité autant d’études[13], mais il s’agit plutôt ici d’une incursion réaliste au fond de l’arrière-boutique d’un typographe durant un récit de voyage mexicain, devenant le prétexte au multiple et à la mobilité que Delisle associe aux grandes villes et à l’écriture :
Et bâtardement les langues se font, se défont, découverte sur découverte. Dans la modeste capitale du Guerrero, un imprimeur, un regard fatigué à la Borges, des paupières lourdes à la Jean Leduc; il veille près de sa rotative; son local n’est pas plus grand que ça et sa porte, canicule oblige, est ouverte. Nous passons devant, touristes aguichés par les exotismes, ahuris par les ressemblances. Nous ralentissons. ¿Qu’imprime-t-il?
En être à écrire ce que signifie partir pour New York, ville espagnole. Mañana por la mañana. Ce que disent les villes, ce que pensent les langues qui circulent dans ces villes et donc ce que pensent ces villes. Comme une annotation de weltbild, je remarque que nous sommes toujours essentiellement théoriques avec ce qui nous passionne. L’illusion d’avancer serait alors vitale. ÉCRIRE C’EST TRANSIGER AVEC LES FORMULAIRES D’UNE PRAXIS (août 84).
Delisle, 1985c
Dans ce texte hybride, la matrice poétique est faite de courts paragraphes en prose. Le lyrisme est dépourvu d’apparat, voire inexistant pour dire l’urbanité, à l’image des poèmes étudiés jusqu’à maintenant où le sujet poétique est pratiquement effacé. Ce qui s’annonce en première strophe comme l’expression de l’ennui ou du banal, par les termes « bâtardement », « modeste capitale », « regard fatigué » ou « paupières lourdes », s’estompe en faveur d’une isotopie du mouvement des langues, inscrite en tout début de poème. Les verbes « dire », « penser », « faire », « écrire », « signifier » et « circuler » prennent une connotation méliorative plutôt rare dans la production de Delisle, « souvent envisagée sous l’angle de la spatialité problématique » (Laforest et Nareau, 2013a : 9). Différent des « premiers textes tous inquiétés par le langage » (Ibid. : 8), le poème « Une autre ville (mise en mémoire) » vacille entre la possibilité, la découverte, l’inventivité ou la puissance de l’écriture au coeur des grandes villes, laissant entrevoir l’autoréflexivité qui deviendra centrale dans sa poésie au début des années 1990 (Lepage, 2013 : 45). Or, cette représentation positive des métropoles comme capitales littéraires, qu’offre également Delisle dans l’éditorial de cette livraison, « Choisir la ville » (Delisle, 1985b), ne se traduit jamais par des élans lyriques poignants.
Cette petite prose intime rappelle le numéro d’auteur de Beausoleil croquant des instantanés de la vie quotidienne mexicaine (no 3). « Une autre ville (mise en mémoire) » manifeste en effet un prosaïsme qui s’oppose à première vue au flamboyant vocabulaire de l’effervescence urbaine chez Beausoleil, Cholette ou Daoust (no 11). En dépit de l’excès d’images et de métaphores, leur syntaxe peu élaborée les met toutefois en relation avec la poétique de Michael Delisle où prime « l’horizontalité des phrases brèves » (Lepage, 2013 : 42). Tous partagent un attachement à l’espace, représenté par la banale description de scènes, rendues ordinaires ou exceptionnelles selon le point de vue adopté. Enfin, si l’aspect narratif de leur poésie urbaine les unit tout autant, aucun ne fait appel à la figure du « flâneur » baudelairien, réinvestie massivement en régime postmoderne et contemporain. Sorte de récits de voyage fictifs où l’autoreprésentation individuelle est cryptée, leurs contributions s’intègrent volontiers à la littérature de voyage de la seconde moitié du xxe siècle que caractérise Pierre Rajotte « par une ouverture à une spatialité et à une temporalité différentes, mais surtout à des altérités multiples » (Rajotte, 2005 : 14). Au moyen d’un cadre temporel indéterminé et d’une intrusion constante du récit, la poésie que réunissent Beausoleil et Delisle à Lèvres urbaines s’alimente à même l’imaginaire urbain des grandes villes internationales, souvent états-uniennes ou sud-américaines pour dire une expérience subjective du Nouveau Monde (Nepveu, 1998). Nous pouvons sans contredit observer que les collaborateurs et collaboratrices délaissent le référent français (principes formels et visées idéologiques) ayant tant inspiré leur révolution poétique durant la décennie précédente pour affirmer un rapport au territoire lié à l’américanité, qui intègre notamment le Mexique[14], et à un cosmopolitisme renouvelé. Sans recourir à un « je » assumé ou à l’expression de sentiments personnels, leur discours poétique demeure centré sur le moi. La quête identitaire se réactive par l’investissement de l’espace, synonyme de multiple, de dérive et de potentialité.
Conclusion
Dans cet article, nous avons retracé la série de positions successivement occupées par le parcours esthétique qui a marqué la poésie de Claude Beausoleil. Ce portrait succinct de son parcours esthétique a servi à montrer le contraste des prises de position qu’il a défendues en moins d’une demi-décennie jusqu’à son revirement spectaculaire vers une écriture personnelle, soucieuse de lisibilité. Bien que cela ne soit pas si évident au premier abord, une continuité s’établit entre ses écrits publiés aux Éditions du Jour, à Hobo-Québec, à Cul Q et à Lèvres urbaines, en plus de ceux dont il a fait la promotion avec Michael Delisle au sein de leur revue, dans l’importance qu’il accorde à l’expérience américaine et aux grands mythes de l’espace (Melançon, 1990). En symbiose avec l’essor de la postmodernité, cet engouement s’est progressivement tourné vers le paysage immédiat, Montréal, au moment où celle-ci est reconnue comme capital littéraire, d’après la double acception proposée par Pascale Casanova (1999), c’est-à-dire en tant que lieu d’institutions et imaginaire littéraire. Attachée aux représentations de la ville qui fêtait son 350e anniversaire de fondation, l’anthologie thématique Montréal est une ville de poèmes vous savez (Beausoleil, 1992) est venue consacrer les efforts déployés dès la première parution de Lèvres urbaines.
Ainsi, notre analyse de quelques revues, comme supports médiatiques et pépinières de jeunes auteurs, vient mettre en lumière un des lieux d’émergence du thème de l’urbanité dans l’imaginaire québécois. La mise à l’écart du référent national et la célébration de la ville colorée aux multiples possibles, par l’intermédiaire d’un langage et d’un style qui ont réintroduit certaines formes de subjectivité, montrent que le désenchantement et la lassitude généralement associés aux romans et à la poésie des années 1980 mériteraient d’être nuancés en ce qui concerne les revues. Les traits les plus fréquemment cités pour qualifier la décennie, soit le retour du sujet et l’intimisme, ne s’observent pas avec acuité dans les extraits choisis de Lèvres urbaines. Une étude des contributions qu’ont signées Michel Beaulieu, Denise Desautels, Hélène Dorion, Louise Dupré ou Élise Turcotte nous aurait sûrement permis d’arriver à un autre constat. Or, nous avons souhaité lire les tout débuts de cette publication selon ce qu’elle a proposé de singulier : un lyrisme désengagé, attentif à la pluralité. Loin de penser la fin des avant-gardes comme une coupure nette, il faut plutôt y voir une revue post-formaliste produite dans le sillage de la contre-culture, puisqu’elle a transformé les thématiques de l’américanité et de l’urbanité en refusant le lyrisme de la poésie du pays et l’utopisme des projets révolutionnaires. En cela, elle a préparé le terrain aux récits intimistes et aux fictions de soi, vecteurs les plus évidents de la littérature québécoise de la fin du xxe siècle.
Parties annexes
Note biographique
Élyse Guay est étudiante au doctorant en études littéraires à l’UQAM. Centrant son regard sur La Nouvelle Relève, elle étudie un réseau de revues et d’écrivains francophones qui s’est créé pendant la Seconde Guerre mondiale et analyse les échanges littéraires et culturels qu’il a suscités entre le Québec et la France libre. Dans son mémoire de maîtrise, La revue Dérives (1975-1987) et l’écriture migrante : introduire le Tiers dans la littérature québécoise (2015), elle s’est attachée au rôle de précurseur tenu par ce périodique axé sur les luttes des communautés culturelles et l’imaginaire de la migration. Autrice de plusieurs articles sur les sociabilités littéraires et les revues québécoises, elle a codirigé avec Rachel Nadon l’ouvrage collectif Relire les revues québécoises : histoire, formes et pratiques (xxe etxxie siècle), aux Presses de l’Université de Montréal en 2021.
Notes
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[1]
Certains passages de cet article sont inspirés de notre mémoire de maîtrise, La revue Dérives (1975-1987) et l’écriture migrante : introduire le tiers dans la littérature québécoise.
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[2]
Selon une proportion qui atteint presque la parité, l’apport des femmes est majeur à la revue durant les premières séries. À cet égard, nous aurions pu travailler sur les nombreux textes d’Anne-Marie Alonzo ou de Yolande Villemaire portant sur la subjectivité féminine au coeur de la cité. Signalons aussi que certains auteurs et autrices publiant à Lèvres urbaines détiennent un capital symbolique : Gérald Leblanc, Élise Turcotte, Herménégilde Chiasson, Gaston Miron, Margaret Atwood ou Maurice Roche.
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[3]
Jean Leduc sera, entre autres, à la tête des Éditions Cul Q et de la collection de livres-objets « Mium/Mium » (voir Goulet, 1998).
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[4]
Beausoleil aura comme étudiant Michael Delisle et jouera un rôle déterminant au début de sa carrière.
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[5]
Selon Jean Jonassaint, écrivain et directeur de la revue Dérives, Beausoleil devient à son tour initiateur d’un tel projet à l’UQAM. Tout au long du cours « L’écriture sous le régime du livre » qu’il donne au baccalauréat, Beausoleil invite plusieurs acteurs et actrices de l’avant-garde formaliste et contre-culturelle à expliquer leurs entreprises de publication et oriente son enseignement vers les périodiques québécois. En 1977, ses étudiants et étudiantes fonderont la première revue liée au module d’études littéraires de l’UQAM, Read Building (voir Guay, 2015 : 69-74).
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[6]
On s’oppose manifestement au rapport à l’imaginaire montréalais qu’ont ciblé Pierre Nepveu et Gilles Marcotte chez la génération de l’Hexagone : « […] une ville abstraite, épurée, ouverte, qui s’inscrit d’emblée dans un paradigme universel et dans un idéal d’humanité et d’amour, dans un temps humain qui est celui de la mémoire et du projet » (Nepveu et Marcotte, 1992 : 332). S’imposant en force durant les années 1980, ce topos de la dérive relie les vingt premiers numéros de Lèvres urbaines. Je pose l’hypothèse qu’il est la conséquence, dès 1975, des luttes interculturelles dont les poétiques de la migration et de l’exil, alors en émergence dans le champ littéraire, deviendront par la suite centrales dans les écritures migrantes et les fictions de l’identitaire.
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[7]
L’admiration pour l’avant-garde (française) n’est jamais bien loin (voir Milot, 1988; 1992). De passage à Montréal, à l’invitation de Claude Beausoleil, l’écrivain et musicien français Maurice Roche fait une lecture à l’UQAM en avril 1984. Le neuvième opuscule de Lèvres urbaines lui est entièrement consacré. Avec en tête du sommaire un inédit de Roche, ce dossier regroupe des pastiches (Michael Delisle, Michel Gay, Normand de Bellefeuille, Claude Beausoleil) et un témoignage de son ami Gaston Miron, qui font resurgir en force les jeux linguistiques et poétiques des années 1970. Tous rassemblés chez Beausoleil auprès de Roche, au printemps 1984, ces principaux collaborateurs de La Nouvelle Barre du jour publient également un dossier spécial, « Autour de Maurice Roche » (1985).
-
[8]
Il n’est pas anodin de remarquer que la recherche savante s’éloigne de l’étude du sujet national pour s’intéresser surtout à l’urbanité pendant les années 1980, notamment dans le groupe de recherche « Montréal imaginaire » fondé en 1986 par des étudiants et des professeurs du département d’études françaises de l’Université de Montréal (Simon Harel, Gilles Marcotte, Ginette Michaud et Pierre Nepveu, auxquels se joindront Michel Biron, Jean-François Chassay, Benoît Melançon et Pierre Popovic).
-
[9]
Il serait intéressant d’approfondir l’analyse du terme générique « la ville » à Lèvres urbaines. Entendu souvent comme une entité non caractérisée ou une totalité significative, ce lexème est utilisé par Delisle et Beausoleil dans des textes de présentation ainsi que par d’autres contributeurs et contributrices.
-
[10]
C’est une conception très fréquente de l’espace géographique selon les écritures migrantes au Québec (voir Alain Médam (2004 [1978])).
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[11]
Il emprunte à Steinbeck (1935) l’horizon thématique de son roman, soit la description du paysage et de la vie américaine métissée (Monterey, Californie). Ce dernier a centré son récit sur les frasques d’un groupe de fêtards éméchés d’origine paisanos, des hommes aux origines mixtes (surtout espagnole et mexicaine, mais aussi amérindienne et caucasienne), dont les ancêtres ont colonisé la Californie des centaines d’années auparavant.
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[12]
Le poème est repris dans le recueil Les changeurs de signes (1987), Montréal, Éditions de la Nouvelle Barre du jour.
-
[13]
Plus d’une dizaine de travaux s’intéressent à la problématique de la banlieue chez Delisle. Parmi ceux-ci, voir Michel Biron (2014) et Francis Halin (2008).
-
[14]
Partagée par Delisle, la fascination qu’éprouve Beausoleil pour l’Amérique latine, surtout pour le Mexique, se reflète dans les titres et les signes culturels des poèmes choisis. Il faut rappeler qu’en 1986, Beausoleil fait paraître un numéro spécial de Lèvres urbaines, traduit en espagnol par Jorge Cancino, « Horizonte del poema ». Trois ans plus tard, il dirige aussi La poésie mexicaine : anthologie, publiée conjointement par les Écrits des Forges et les éditions Le Castor astral. Au tout début de son article « Entre Ducharme et le Mexique : fragilité des transitions culturelles dans Drame privé de Michael Delisle » (2013), Michel Nareau évoque le travail de Beausoleil et de Delisle, qui coïncide avec l’avènement d’un large réseau d’échanges littéraires entre le Québec et le Mexique. Originale, l’analyse explore l’interpénétration des référents québécois et mexicains du recueil de poésie Les changeurs de signes (1987) jusqu’au roman Drame privé (1989).
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