Résumés
Résumé
Tous les enseignants et enseignantes sont confrontés aux changements des conditions dans lesquelles ils et elles exercent leur travail, et ce travail se complexifie en contexte de crise et en milieu multiethnique. Mazawi a relevé les complexités qui sous-tendent le travail des enseignant·e·s dans un contexte donné et les tensions qui se jouent entre fonction enseignante et condition enseignante, c’est-à-dire entre les pratiques des enseignant·e·s à l’intérieur de l’école et les enjeux politiques et socioculturels à l’extérieur de l’école. Cet article vise à comprendre l’expérience des enseignant·e·s et leur agir auprès des élèves réfugiés dans deux contextes radicalement différents sur les plans sociopolitique et économique, et avec des conditions de travail différentes : le Liban, un pays en crise qui met de l’avant ce que Shuayb appelle le « modèle d’urgence », et le Québec, qui s’inscrit plutôt dans un « modèle intégrateur ». Deux projets de recherche au Liban et au Québec sont à la base du corpus qui a été sélectionné et analysé pour cet article, avec en commun une même méthodologie. Les récits de pratique consistent en la narration d’une situation-problème rencontrée en contexte de travail. Ils ont été recueillis puis analysés, nous permettant de montrer que les préoccupations des enseignants·e·s et leurs interventions varient selon le contexte dans lequel elles se déploient et que la fonction enseignante se transforme selon la condition enseignante et le pouvoir d’agir des enseignant·e·s.
Mots-clés :
- agir enseignant,
- élèves réfugiés,
- enseignement,
- condition enseignante,
- fonction enseignante
Corps de l’article
Introduction
En 2023, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) (2023a) fait état de 35,3 millions de personnes réfugiées à l’échelle mondiale, dont plus de la moitié a moins de 18 ans, 62,5 millions de personnes déplacées à l'intérieur de leur pays et 5,4 millions en demande d’asile. Le droit à l’éducation de ces personnes n’est pas nécessairement respecté. En effet, 127 millions de jeunes d’âge scolaire étaient déscolarisés en 2019 dans les pays en situation de crise, soit presque 50 % de la population déscolarisée globale (Réseau Inter-agences pour l’Éducation en Situations d’Urgence [INEE], 2020). De plus, l’UNHCR avance que le taux de scolarisation des enfants réfugiés est inférieur à celui des enfants non réfugiés (Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, 2021). Il est de 68 % au primaire et diminue à 34 % en moyenne au secondaire, voire inférieur à 10 % dans certains pays.
Bien que le Liban ne soit pas signataire de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, nous choisissons d’utiliser le terme « réfugié·e » pour qualifier les personnes syriennes déplacées au Liban après la guerre puisque ce terme englobe toute l’expérience de refuge et de déplacement vécue par ces dernières. Nous partons également du principe que l’éducation est un droit fondamental pour toutes les personnes sur le sol libanais, quel que soit leur statut légal.
Dans une étude longitudinale sur l’éducation des réfugié·e·s dans trois contextes différents, Shuayb, Hammoud et Alsamhoury (2023) distinguent deux paradigmes pour l’éducation des élèves réfugiés : le modèle d'urgence et le modèle intégrateur. Le premier, observé dans certains pays à revenu faible ou intermédiaire, se caractérise par une réponse immédiate et à court terme face aux besoins éducatifs lors des situations de crise. Soulignons que 76 % des personnes réfugiées sont accueillies dans ces pays (Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, 2023a), dont certains font déjà face à des situations précaires et à un système éducatif peu développé, ce qui affecte leur capacité à scolariser les jeunes réfugiés. Les écoles ne sont pas toutes équipées pour accueillir un nombre croissant d’élèves et les enseignantes et enseignants ne sont pas nécessairement formés pour les inclure (Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, 2021).
Au-delà de ces problèmes, certaines politiques éducatives limitent la scolarisation des enfants réfugiés. C’est le cas au Liban, où les élèves réfugiés syriens ne peuvent pas s’inscrire facilement à l’école (Shuayb et Crul, 2020), ce qui a un impact sur leur scolarisation et sur leurs conditions de vie. Ce sont les raisons pour lesquelles le modèle d’urgence présente des taux d’abandon élevés des élèves et est susceptible de contribuer à leur exclusion (Shuayb et al., 2023).
Le travail des enseignant·e·s devient ainsi plus exigeant avec l’évolution des besoins de ces élèves, tant sur le plan pédagogique que social, et il devient de plus en plus complexe lorsque les enseignant·e·s sont eux-mêmes réfugiés, (Dryden-Peterson, 2022). En revanche, le second modèle, plus répandu dans les pays dits d’installation, privilégie l’intégration des élèves réfugiés dans le système éducatif. Ces pays disposent des ressources et des politiques nécessaires pour accueillir et soutenir l'intégration à long terme de ces élèves (Shuayb, Hammoud et Alsamhoury, 2023). Pourtant, cette intégration ne s’opère pas nécessairement sans difficultés en termes de formation des enseignant·e·s et de disposition des écoles à accueillir ces élèves (Audet et al, 2024). À la lumière de ces deux modèles, cet article s’intéresse à l’expérience d’enseignant·e·s et à leur agir auprès d’élèves réfugiés dans deux contextes différents sur les plans sociopolitique et économique, et avec des conditions de travail différentes : le Liban et le Québec.
Problématique et contextes
Enseigner à des élèves réfugiés
Plusieurs recherches insistent sur le rôle crucial que les enseignant·e·s jouent auprès des élèves réfugiés. Leur apport est documenté en termes de pratiques, de soutien et de protection : avoir un impact significatif sur leur bien-être (Winthrop et Kirk, 2005); apporter un soutien affectif et émotionnel afin de leur faire vivre une expérience scolaire positive (Koubeissy, Malo et Borges, 2023); contribuer au développement de leur résilience par des pratiques favorisant des facteurs de protection (Audet et al, 2024; Dorion et al., 2019); déployer un savoir-agir « protectif », afin de faire une différence dans un champ déterminé pour les protéger (Koubeissy, Audet, Papazian-Zohrabian et Arvisais, 2022). Les interventions des enseignant·e·s et leur soutien social auprès des élèves traumatisés agissent comme des facteurs thérapeutiques (Werner, 2012). Certain·e·s s’engagent dans les pays en crise et en situation d’urgence pour offrir des opportunités d’éducation aux élèves réfugiés, pour développer des écoles et des initiatives favorisant la réussite des élèves (Dryden-Peterson; 2022). Pourtant, plusieurs défis se posent à ce niveau. Un premier est le peu d'enseignant·e·s disponibles et leur faible capacité effective d’exercer en contexte d’urgence. De plus, lorsqu’ils et elles sont en mesure de le faire, ils n’auraient souvent pas de formation pour exercer un tel rôle et s’appuieraient plutôt sur leurs expériences de scolarisation antérieures (Kirk et Winthrop, 2007). Ce constat trouve également écho dans les pays qui adoptent le modèle intégrateur des réfugié·e·s, mais sous une autre forme.
Au Québec, par exemple, les enseignant·e·s ne sont pas formés suffisamment pour agir en contexte de diversité (Larochelle-Audet, Borri-Anadonvet Potvin, 2016; Mujawamariya et Moldoveanu, 2006). Un deuxième défi touche leur disposition à enseigner à des élèves aux parcours migratoires particuliers (Kirk et Winthrop, 2007; Koubeissy et Audet, 2022; Papazian-Zohrabian, Mamprin, Lemire et Turpin-Samson, 2018), ayant vécu des événements traumatisants (déplacement, mort, perte de membres de leur famille, violence) et la compréhension de la réalité de ces élèves et de leurs besoins (Papazian-Zohrabian et al., 2018). Un troisième défi est le statut des enseignant·e·s eux-mêmes réfugiés. Ces derniers peuvent être victimes d'intimidation dans leur nouvel environnement, leur bien-être physique peut être compromis et leurs qualifications professionnelles sont souvent non reconnues (Penson, 2012). Un autre défi a trait aux conditions de vie et de travail des enseignant·e·s en contexte de crise et à leur capacité à exercer leur rôle malgré les défis du contexte (Koubeissy, Audet, Papazian-Zohrabian et Arvisais, 2022). Enfin, un dernier défi, que nous aborderons davantage plus loin, touche les difficultés structurelles et systémiques d’une éducation de qualité qui affectent le travail des enseignant·e·s.
De l’accès à l’éducation à une éducation de qualité
Accorder une importance à l’éducation des enfants réfugiés ne se limite pas à les scolariser. Il faut aussi leur offrir une éducation de qualité, indépendamment du contexte (Anderson, Hoffman et Hyll-Larsen, 2010; Thomas, 2016). L’éducation de qualité doit répondre à des dimensions et des principes : l’accès rapide à l’éducation et sa persistance, la mobilisation de ressources efficaces et de programmes éducatifs qui devraient consacrer une place à la formation des enseignant·e·s, la mise en place de programmes scolaires qui développent des compétences nécessaires en matière de paix, de citoyenneté, de résolution de conflits et d’autres compétences afin d’assurer une protection vitale aux élèves (Arvisais et Charland, 2015; Kirk et Winthrop, 2007; Sinclair, 2003).
Assurer une éducation de qualité comporte plusieurs défis. Le premier concerne la langue d’enseignement (Dryden-Peterson, 2011 et 2022), qui est rarement la langue maternelle des enfants réfugiés ou la langue dans laquelle ils et elles ont précédemment étudié. Les enseignant·e·s se trouvent donc devant le défi d’enseigner à des élèves qui ne maîtrisent pas la langue d’enseignement et qui risquent de décrocher, surtout dans les pays qui adoptent le modèle d’urgence (Dryden-Peterson, 2022). C’est le cas au Liban où les élèves réfugiés syriens, initialement scolarisés en arabe, doivent désormais étudier en français ou en anglais (Shuayb et al., 2020). Un deuxième défi a trait à la méthode pédagogique priorisée dans le programme proposé aux élèves réfugiés et qui n’est pas adapté à leurs besoins, leurs cultures et leurs langues. Arvisais et Charland (2015) parlent ainsi d’un programme politique développé en situation d’urgence, déterminé localement, pas nécessairement pensé pour répondre aux besoins spécifiques des élèves et assurer leur bien-être et celui de leurs familles. De même, dans d’autres situations et contextes, notamment les sociétés d’accueil adoptant le modèle intégrateur, les élèves réfugiés ne sont pas culturellement représentés dans le programme, basé sur les référents culturels de la société d’accueil, et ils se retrouvent ainsi en discontinuité avec la culture scolaire (Koubeissy et Audet, 2021). Dans tous ces contextes, il revient aux enseignant·e·s de combler l’écart entre le contenu du programme et la réalité des élèves et de pallier le manque de ressources convenables, afin d’assurer une expérience scolaire enrichissante pour chaque élève.
Deux contextes : le Liban et le Québec
Au fil des ans, le Liban a accueilli des personnes réfugiées de partout. La crise économique et politique que connaît le pays depuis 2019 complexifie le processus d’accueil et d’intégration de ces personnes. Comme c’est un pays limitrophe de la Syrie, la question de l’accueil des réfugié·e·s syriens a soulevé une controverse aux niveaux public et institutionnel et est devenue un objet de débat politique au Liban (Geisser, 2013). En cohérence avec le modèle d’urgence, des milliers d’enfants réfugiés syriens sont déscolarisés, bloqués par des politiques du ministère de l’Éducation exigeant qu’ils aient des certificats de scolarité officiels, un permis de séjour au Liban et d’autres documents officiels que plusieurs Syrien·ne·s ne peuvent pas obtenir (Shuayb, Hammoud, Al-Samhourt et Durgham, 2020). Près de 35 % des enfants réfugiés syriens d'âge scolaire sont scolarisés dans les écoles au Liban et 4 % des enfants inscrits atteignent la 9e année (Shuayb et al., 2023). Les élèves y suivent un programme libanais rigide et leur scolarité antérieure est méconnue (Shuayb et al., 2020). La plupart des cours y sont dispensés en anglais ou en français alors que le programme d’études syrien privilégie l’arabe.
Signataire de la Convention relative au statut des réfugiés de 1951, le Canada a accueilli 1 088 015 réfugié·e·s depuis 1980 (Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, 2023b). En 2022, le Québec a accueilli 3 755 réfugié·e·s sélectionnés à l’étranger et a mis en place des mesures d’accompagnement des élèves réfugiés et de leurs familles. Comme toutes les personnes nouvellement arrivées, ces élèves ont notamment le défi d’apprendre rapidement le français dans leurs premières années à l’école (Kanouté, Gosselin-Gagné, Guennouni Hassani et Girard, 2016) et de s’adapter au contexte (Papazian-Zohrabian et al., 2018). Adoptant un modèle intégrateur, tous les élèves réfugiés ont accès à l’éducation et certains intègrent dès leur arrivée des classes d’accueil pour apprendre la langue si nécessaire et s’initier à la culture québécoise, et ce, avant d’intégrer une classe régulière lorsque leur maîtrise du français est considérée suffisante, surtout dans la grande région de Montréal.
Cadre théorique
Comme nous souhaitons comprendre l’expérience des enseignant·e·s dans des contextes différents, dont l’un est en crise, nous référons à deux cadres complémentaires.
La condition enseignante et la fonction enseignante
Tous les enseignant·e·s sont confrontés à des changements dans les conditions dans lesquelles ils et elles exercent leur travail (Lantheaume, 2007; Tardif, 2013). Comme Giroux (2010), Tardif (2014) avance que dans certaines situations, les enseignant·e·s ont le statut d’exécutant·e·s dans leurs écoles, que leur autonomie professionnelle est limitée et leur liberté pédagogique, compromise. Par contre, l’évolution du contexte de travail met en scène une autre réalité et le travail des enseignant·e·s est appelé à se complexifier en contexte d’urgence et en milieu multiethnique.
Mazawi (2019), qui s'est intéressé à l'éducation en contexte d’adversité, considère que cette perspective d’exécutant·e·s ne concerne pas nécessairement les enseignant·e·s qui vivent des expériences spécifiques dans les pays du Sud. Ainsi, considérant la particularité de l’éducation des élèves réfugiés dans deux contextes différents, nous nous inscrivons, à l’instar de Mazawi (2019), dans la conception de condition enseignante. Ce dernier distingue entre :
la notion de « fonction enseignante » dans ses attributs formellement professionnalisants, et la notion de « condition enseignante » dans ses réalités vécues ancrées dans « l’esprit du temps » (Zeitgeist), c’est à dire dans le climat économique, politique, socioculturel et syndical dans lequel s’inscrit l’action éducative et les luttes qui l’attisent
2019, p. 38
La condition enseignante s’inscrit donc dans les particularités du contexte, soit les conditions de vie et de travail des enseignant·e·s, le contexte sociopolitique et économique, le système éducatif, les lois et les politiques éducatives d’intégration, le fonctionnement des écoles et tout autre élément influençant le travail des enseignant·e·s.
Cette distinction permet de comprendre la dynamique de l’expérience enseignante et l’effet des facteurs contextuels sur le développement du « pouvoir d’agir » (Giddens, 1987) des enseignant·e·s. Ce pouvoir, qui est dans la continuité de la fonction enseignante, renvoie à une redistribution des relations de pouvoir (Giroux, 2010), à une restructuration et à un changement dans le rôle des enseignant·e·s (Apple, 2011; Vallerie et Le Bossé, 2006), voire même à une transformation de ce dernier (Macedo, 2018). Un rôle qui s’inscrit dans un processus de changement sur les plans individuel et collectif : c’est donc la fonction enseignante qui se transforme et évolue, en fonction de la condition enseignante et du pouvoir d’agir des enseignant·e·s.
L’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir
Dans un contexte qui a ses défis quant au travail enseignant et à l’éducation de qualité des élèves réfugiés, nous inscrivons la fonction enseignante dans une pédagogie émancipatrice (Freire, 1974 et 2018), donnant ainsi la voix aux enseignant·e·s pour revendiquer leurs conditions de travail et de vie, que nous considérerons dans notre analyse. Ce pouvoir de, sur, avec et contre place les enseignant·e·s en position de faire, décider et construire à un niveau collectif et de faire face aux contraintes (Maury et Hedjerassi, 2020). Ce pouvoir n’est pas donné d’avance (Maury et Hedjerassi, 2020) : l’enseignant·e le développe pour atteindre ses objectifs éducatifs et ses aspirations de changement sur le plan social.
Pour compléter notre lecture et comprendre comment les enseignant·e·s développent ce pouvoir en dépit des conditions de vie et du travail, c’est-à-dire comment la fonction enseignante change, nous nous inscrivons dans l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (Le Bossé, Gaudreau, Arteau, Deschamps et Vandette, 2002; Vallerie et Le Bossé, 2006). Cette approche vise le développement de pratiques sociales efficaces à partir d’une « stratégie de renouvellement progressif de l’expérience de succès de l’action » (Le Bossé et al., 2002, p. 182). À cet égard, les auteur·e·s avancent plusieurs caractéristiques témoignant d’un affranchissement des conditions de vie et de travail qui limitent la puissance de la personne et du groupe : 1) s’affranchir des conditions individuelles (compétences, désir d’agir, bonne lecture des opportunités d’action) et structurelles (contexte, lois, ressources) qui enferment les personnes dans une situation d’impuissance et limitent ou restreignent leur pouvoir d’agir; 2) dépasser le clivage individu/société en considérant la personne comme actrice dans son contexte (un pouvoir d’action dépendant donc des conditions du milieu, mais aussi des capacités de la personne à exercer ce pouvoir, ses compétences, son désir de changement, etc.); 3) négocier la définition des problèmes et des solutions et déterminer la direction du changement ainsi que ses modalités et enfin 4) élargir la conscience des déterminants de l’action et du statu quo, dans le sens où l’action n’est pertinente que si elle permet d’influencer son environnement personnellement ou collectivement. Cette approche accentue l’idée que le changement désiré dépend des capacités de la personne et de sa conscience des enjeux à prendre en considération. C’est avec cette perspective, qui considère les enseignant·e·s comme des acteurs et actrices dotés d’un pouvoir pour agir sur leurs conditions de travail, que nous avons contacté des enseignant·e·s pour participer à notre recherche.
Méthodologie
Deux projets de recherche qui ont reçu l’approbation éthique de l’Université du Québec à Montréal sont à la base du corpus qui a été sélectionné puis analysé pour cet article (voir la section Projets de recherche). Ils ont utilisé la même méthodologie : les récits de pratique (Desgagné, 2005), ici entendus comme la narration d’une situation-problème rencontrée en contexte de travail et qui apparaît porteuse d’enseignement à des personnes qui vivraient la même situation aux yeux de la personne qui raconte. Entre 2018 et 2020, des enseignant·e·s au Québec ont été invités à choisir et à raconter une situation de leur choix, vécue en classe, touchant un ou une élève issu·e de l’immigration ou réfugié·e et, en 2020, des enseignant·e·s du Liban ont été invités à faire la même chose à propos d’une situation touchant un ou une élève réfugié·e syrien·ne au Liban. Les récits de pratique ont été reconstruits au moyen d’entretiens combinant l’entretien d’explicitation (Vermersch, 2017) et l’entretien compréhensif (Blanchet et Gotman, 2007) d’environ 60 minutes. Au Liban, un entretien s’est déroulé en anglais, les autres ont été réalisés en arabe, langue maternelle des participant·e·s et de l’une des chercheuses. Après avoir été retranscrits, les récits ont été mis en forme, puis validés par les personnes narratrices (Audet, Gosselin-Gagné et Koubeissy, 2022). Les récits en contexte libanais ont ensuite été traduits en français. Des pseudonymes sont utilisés.
Du corpus québécois, qui contient 18 récits de pratique, nous avons sélectionné 5 récits qui mettent en scène un ou une élève réfugié·e (dont trois élèves syriens) et qui se déroulaient dans des écoles publiques très multiethniques, que nous associons au modèle d’intégration (Shuayb et al., 2023). En contexte libanais, parmi les 10 récits recueillis, 5 récits ont été sélectionnés afin de rendre compte de la diversité des contextes scolaires y prévalant (privé/public, accueillant des élèves syriens seulement ou aussi des élèves libanais), dans différentes régions du pays. Parmi les cinq enseignant·e·s au Liban, trois étaient d’origine syrienne et deux d’origine libanaise.
L'analyse progressive des données (Paillé, 1994) menée sur les 10 récits du corpus a permis de faire émerger trois thèmes interdépendants qui illustrent la manière dont les enseignant·e·s agissent pour enseigner à des élèves réfugiés. Puisqu’une telle démarche d’analyse permet de construire des repères au fur et à mesure qu’avance l’analyse, pour en venir à « dégager le sens d’un événement » (Paillé, 1994, p. 149), nous avons d’abord posé un regard vertical sur chacun des récits, qui nous a permis de répondre à la question : que nous disent les enseignant·e·s, à travers la situation dont ils et elles ont choisi de parler, à propos des élèves dont ils et elles parlent dans leurs récits? Un deuxième regard, plus orienté et plus « sensible » (Glaser, 1978) sur les récits, nous a ensuite permis de faire émerger, partant de ces préoccupations identifiées, une certaine cohérence des actions ou des pratiques mises en oeuvre en classe et hors classe auprès des élèves réfugiés. Finalement, un regard transversal sur les 10 récits nous a permis de mettre en évidence que certains des éléments ayant émergé de notre analyse varient selon le contexte d’exercice et que d’autres non.
Résultats
Cette partie présente les résultats de l’analyse autour des trois thèmes centraux : les préoccupations des enseignant·e·s; la concrétisation des préoccupations en actions et enfin le changement et la transformation de leur rôle.
Les préoccupations des enseignant·e·s
L’analyse nous a permis d’identifier trois préoccupations autour desquelles les enseignant·e·s ont construit leurs récits : 1) l’éducation des élèves réfugiés; 2) les conditions de vie de ces derniers et 3) leurs propres conditions de vie et de travail. Ces préoccupations font ressortir des éléments communs aux deux contextes et d’autres spécifiques à chacun.
Concernant l’éducation des élèves réfugiés, cette première préoccupation se manifeste différemment selon le contexte. En effet, les enseignant·e·s au Liban se préoccupent de l’accès à l’éducation des élèves réfugiés et de leur décrochage, les enseignantes au Québec pensant plutôt à leur intégration socioscolaire, qu’elles considèrent essentielle pour leur réussite.
En contexte libanais, les récits des enseignant·e·s pointent vers des raisons liées au système qui bloque l'accès à l’éducation des élèves réfugiés. Rima explique qu’« il n’y a aucune loi au Liban qui protège les élèves ou qui assure leurs droits à la scolarité et à l'éducation ». Ali explique les obstacles auxquels ces enfants font face : « Les écoles publiques n'ont pas de places pour les élèves réfugiés. De plus, nos élèves sont souvent plus âgés que l'année scolaire à laquelle ils sont inscrits. » Rania évoque un autre obstacle relevant d’exigences administratives : « Ils n’y ont pas eu accès parce qu’ils n’avaient pas les documents officiels nécessaires. »
Dans ce contexte, la progression des récits montre que la préoccupation de l’éducation des élèves est aussi teintée par des aspirations à long terme pour les enseignant·e·s. Il s’agit, pour Ali, de lutter contre les régimes politiques (« l'éducation est la chose la plus importante, surtout avec les régimes arabes au pouvoir »), pour Rima, de contribuer aux droits des femmes (« Le monde n’a plus besoin de filles faibles et vulnérables. Je souhaite que les femmes soient traitées différemment. ») et, pour Rania, de retourner en Syrie (« un jour, nous retournerons chez nous »).
En contexte québécois, la préoccupation quant à l’éducation des élèves réfugiés se manifeste sous plusieurs formes, qui visent toutes l’intégration socioscolaire de ces élèves. Pour Marie-Ève, il s’agit de « respecter le rythme » des élèves, pour Claire, de comprendre leurs besoins (« Ce qui m’a vraiment dérangée, c’est qu’on ait appliqué les mêmes règles qu’avec un élève québécois, les mêmes interventions »), pour Stéphanie, de soutenir leur « acquisition de la langue » et, pour Sarah, de bien les accueillir et les aimer (« Ma mission avec ces enfants-là serait qu’ils se sentent aimés, acceptés et accueillis! »).
Ce qui est particulier dans ce contexte est que les récits montrent le désir des enseignantes au Québec de développer des liens avec leurs élèves réfugiés pour mieux les comprendre, les accompagner dans leurs apprentissages et soutenir leur intégration. Par exemple, Sophie affirme : « Quand tu as créé un lien, tu peux avoir une influence au niveau des apprentissages, mais aussi, au niveau affectif et social ». Stéphanie accorde une grande importance à ce lien : « J’ai l’impression que, si j’avais réussi à créer un lien avec lui, il aurait réussi davantage. »
Une deuxième préoccupation partagée au Liban et au Québec porte sur les conditions de vie des élèves et leurs effets sur leur scolarité, de même que sur leur intégration et leur état psychologique.
Les enseignantes au Québec évoquent le parcours migratoire des élèves avant de s’installer au Québec et qui a toujours des effets sur eux. Marie-Ève tient compte de ce que son élève a vécu avant d’arriver au Québec, ce qui justifie sa performance : « Au mois de novembre, je me disais que, malgré les difficultés de Georges, c’était beaucoup trop tôt pour faire une évaluation. […] Il n’a jamais tenu de crayon, fait de casse-tête, dessiné, colorié, découpé ou fait de pâte à modeler. »
Sophie tient compte également du parcours migratoire de la famille de son élève Inaya et comprend le sentiment de discontinuité ressenti par elle : « J’ai donc compris que les parents d’Inaya sont venus s’installer au Canada lorsqu’elle était bébé afin de créer un milieu de vie apte à la recevoir. […] Cette enfant-là a donc probablement été déchirée puisque sa grand-mère devait être son principal lien d’attachement. »
Les enseignant·e·s au Liban s’inquiètent des conditions de vie actuelles des élèves et de leur installation au Liban, dans les camps ou à l’extérieur et de l’effet de celles-ci sur leur santé mentale et sur leurs droits en tant qu’enfants. Ali décrit les conditions difficiles du camp dans lequel vivent ses élèves : « Environ 80 % de nos élèves vivent dans un camp de réfugiés avec leur famille. […] Les conditions du camp sont très dures […] ces élèves n'ont donc pas de place pour laisser sortir leur énergie. […] ils ne peuvent pas jouer. » Rania évoque ce que les élèves vivant dans un camp de réfugiés peuvent, à son avis, ressentir : « Les élèves ont parfois honte de dire qu’ils vivent dans des tentes […] L’élève réfugié n’est certainement pas à l’aise psychologiquement […] ».
Finalement, une dernière préoccupation spécifique aux enseignant·e·s au Liban porte sur leurs conditions de vie et leurs besoins personnels et professionnels. En fait, notre analyse montre que cette préoccupation génère 1) un sentiment de déstabilisation personnelle (« Nous vivons tous dans une tente mais, un jour, nous retournerons chez nous », Rania), 2) de désespoir (« Aujourd’hui, au Liban, comment puis-je offrir à un élève, ou même à moi-même, l’espoir? », Rima), 3) de privation (« Il arrive des moments où nous n’avons plus de ressources. Alors, l’école n’arrive pas à verser un salaire aux enseignant·e·s ou encore à payer le chauffage et la papeterie. Nous continuons quand même à faire notre travail. », Rania), 4) d’insécurité professionnelle (« Nous vivons dans la peur et dans l’obsession de perdre notre emploi à tout moment. Cela […] se répercute négativement sur les élèves. », Nasser) et 5) d’épuisement psychologique (« Je m'inquiète pour mes enfants. Cette mauvaise situation économique va-t-elle durer? Vais-je pouvoir scolariser mes enfants ou vais-je devoir les faire travailler? […] Je ne veux pas de ce sort pour mes enfants ni pour aucun réfugié. », Ali).
La concrétisation des préoccupations en actions
Le deuxième thème qui ressort de l’analyse des 10 récits montre que les enseignant·e·s concrétisent leurs préoccupations en actions, en classe et hors classe. Deux actions découlent de leurs préoccupations, la sensibilisation et le changement de pratiques.
En effet, l’analyse des récits montre que les enseignant·e·s s’engagent à sensibiliser d’autres personnes (collègues, élèves, parents, etc.) à la réalité des élèves réfugiés et à leurs besoins afin de défendre leur intégration (au Québec) et leur accès à l’éducation (au Liban).
Il s’agit pour les enseignantes au Québec de sensibiliser les collègues (Sarah et Stéphanie), les parents des autres élèves (Marie-Ève) et les autres élèves (Claire). Elles semblent vouloir légitimer les actions des élèves réfugiés et leur réalité pour qu’ils soient mieux accueillis et acceptés.
En contexte libanais, les préoccupations des enseignant·e·s se manifestent par un besoin d’intervenir auprès des parents pour les sensibiliser à l’importance de la scolarisation de leurs enfants : « Nous encourageons donc les parents à inscrire leurs enfants dans les écoles. Nous participons ainsi à une sensibilisation communautaire. » (Nasser)
Une deuxième action ressort de l’analyse des récits : celle des changements de pratiques des enseignant·e·s pour s’adapter à la réalité et aux besoins des élèves. Nasser résume la situation : « les méthodes d'enseignement traditionnelles doivent changer pour pouvoir libérer notre imagination. » Par exemple, Ali est convaincu que « le contexte demande un double effort de la part de l'enseignant. […] nous devons fournir un lieu de divertissement et d'apprentissage ». Au Québec, Claire a décidé de lire une histoire sur la diversité « qui n’était pas dans le programme » pour « l’intégrer [son élève réfugié] et pour éveiller l’empathie des autres élèves. »
Le changement et la transformation du rôle
L’analyse montre que les enseignant·e·s dans les deux contextes se prescrivent des rôles et des tâches pour concrétiser leurs préoccupations en actions et favoriser la scolarisation et l’intégration des élèves. Chaque enseignant·e assume sa responsabilité, inscrite dans les particularités de son contexte de travail. Le contexte dans lequel les enseignant·e·s oeuvrent semble les forcer à prendre plus de responsabilités envers leurs élèves, comme le dit Nasser (au Liban) « aider l'élève, lutter contre le décrochage, motiver l'élève à fréquenter l'école et à surmonter les difficultés » et à passer d’un rôle pédagogique à un rôle social, selon Ayan (au Liban) « Je n'enseigne pas seulement, mais je considère que je résous des problèmes sociaux ». Rania (au Liban) juge cette nouvelle responsabilité plutôt radicale : « Une enseignante a exactement le même rôle qu’une mère. »
Soulignons que la progression des récits montre que le changement de rôle n’est pas temporaire, mais continu, témoignant d’une transformation de la fonction enseignante. Sarah (au Québec), qui sensibilise ses collègues à la réalité des élèves réfugiés, explicite cette transformation de rôle : « Samuel a changé ma pratique […]. Il y a eu un avant et un après. J’ai réalisé l’importance d’éduquer les gens et de les informer. » Sophie aussi a changé sa « représentation du rôle » qu’elle avait comme enseignante, sur le plan tant pédagogique que relationnel avec les parents : « Une autre chose qui n’a plus jamais été pareil par la suite, ce sont mes rencontres avec les parents. »
Discussion
L’analyse a fait ressortir un continuum entre les préoccupations des enseignant·e·s, leurs actions et le rôle qu’ils et elles se prescrivent. Ces préoccupations personnelles (enseignant·e·s au Liban) et professionnelles (au Liban et au Québec) semblent déterminer leurs interventions et leur manière d’agir, ce qui témoigne d’une transformation de leur rôle. Comment la fonction enseignante se manifeste-t-elle dans chaque contexte et comment s’y jouent les tensions entre condition enseignante et fonction enseignante, influençant ainsi le pouvoir d’agir des enseignant·e·s?
Entre fonction enseignante et condition enseignante du contexte : le développement du pouvoir d’agir
En contexte d’urgence au Liban et au sein d’un système éducatif fragile où l’éducation n’est pas assurée pour toutes et tous, les enseignant·e·s n’ont d’autre choix que de déployer des efforts pour pallier la précarité du système. C’est pour cela que leur préoccupation centrale semble primitive : l’accès des enfants à l’éducation et leur persistance à l’école. Comme plusieurs enseignant·e·s réfugiés exerçant en contexte d’urgence (Dryden-Peterson, 2022) ou d’adversité (Mazawi, 2019), les enseignant·e·s au Liban ont des préoccupations touchant la condition enseignante : les conditions de vie de leurs élèves et leurs propres conditions de vie et de travail, tant dans les camps qu’à l’extérieur.
D’une part, ces enseignant·e·s reconnaissent, comprennent et partagent les conditions de vie de leurs élèves. D'autre part, ils évoquent dans leurs récits la précarité qui envahit toutes les sphères de leur propre vie à l’école et à l’extérieur. Cependant, la frontière délimitant leurs deux postures, professionnelle et personnelle, est floue et fragile : leurs conditions de vie et de travail et les conditions de vie et de scolarité de leurs élèves sont imbriquées. Leur préoccupation centrale est teintée par leurs aspirations de changement et de libération à long terme, des aspirations d’ordre politique autant que social (Ali, Rima et Rania).
Comme l’a mentionné Freire (2018), la scolarisation de l’élève devient un outil de libération et de transformation sociale dans la sphère de vie de l’enseignant·e. Ces enseignant·e·s. perçoivent l’éducation comme un acte politique (Giroux, 2010), surtout ceux et celles qui ont le statut de réfugié·e. Tel que Le Bossé et al. (2002) l’ont souligné, ces enseignant·e·s développent leur pouvoir d’agir en reconnaissant leur influence sur l’environnement et sur les élèves et leurs parents. Leurs actions, qui se manifestent par la sensibilisation des parents et l’adaptation de leurs pratiques, sont au service de la scolarisation des élèves, mais aussi, de leur propre émancipation. Cela corrobore les résultats de Rose (2019) concernant le développement de la capacité des enseignant·e·s à exercer leur agentivité dans l'éducation des réfugié·e·s, et aussi ceux de Winthrop et Kirk (2005). Ces derniers ont documenté comment des enseignant·e·s réfugiés agissent pour renforcer l'importance de l’éducation auprès des élèves et de leurs parents en raison de ce que cela leur apportera dans le futur. Cela dit, assurer la scolarisation des élèves est leur manière d’agir sur le système et sur les conditions sociétales, politiques et économiques qui les entourent. C’est leur espace de lutte pour la résilience et l’espoir (Mazawi, 2020). Selon Maury et Hedjerassi (2020), ces enseignant·e·s sont conscients des conditions environnantes et des liens entre les fondements structurels et individuels des problèmes rencontrés. Ils et elles agissent pour s’affranchir d’une situation d’impuissance (Le Bossé et al., 2002).
Nous qualifions ces actions orientées vers l’élève et ses parents de « centripètes ». En effet, dans ce contexte d’urgence et de crise, les enseignant·e·s semblent voir leurs élèves comme leurs seuls alliés. La transformation de leur rôle en rôle social et affectif en témoigne aussi. Pourtant, cette condition enseignante « flottante », dans un contexte lui-même fragile et instable, fait en sorte que ces enseignant·e·s sont toujours à la recherche des conditions opportunes pour travailler et (re)définir leur rôle, qui se situe dans le prolongement d’une fonction enseignante mouvante.
Sans surprise, la condition enseignante est différente au Québec : les enseignantes n’ont pas le statut de réfugiées et n’ont pas mentionné leurs conditions de vie dans leurs récits. Contrairement aux enseignant·e·s au Liban, la frontière entre posture professionnelle et personnelle est bien définie et claire. Leurs efforts semblent orientés vers l’intégration socioscolaire des élèves réfugiés, ce qui explique, comme l’ont démontré Dorion et al. (2018), l’importance qu’elles accordent aux liens à créer avec ces élèves. Cette préoccupation indique qu’elles voient dans ces liens une sorte de réussite professionnelle, comme si cela les rassurait quant à leur rôle et affirmait leur identité professionnelle.
Pour ce faire, et tel que cela a été mentionné dans les récits, elles cherchent à mieux comprendre la réalité de leurs élèves et leurs conditions de vie et de migration (Papazian-Zohrabian et al., 2018). Cette réalité les préoccupe, mais leur permet aussi de justifier les difficultés rencontrées à l’école par les élèves. Elles agissent à partir de leur compréhension de la réalité des élèves et au service de la relation avec eux. Ces enseignantes semblent craindre la perte du lien développé, qui reste fragile (Stéphanie et Claire). Ainsi, outre l’adaptation de leurs pratiques en classe, elles se sont engagées à sensibiliser les autres à la réalité des élèves réfugiés et à leurs besoins. Claire, Sara et Marie-Ève, par exemple, ont transformé leur conscience individuelle en une conscience collective à partir de la sensibilisation respectivement d’autres élèves, des collègues et des parents. Comme l’affirment Le Bossé et al. (2002), ces enseignantes se sont affranchies des conditions individuelles pour augmenter leur pouvoir d’agir et ont agi pour conscientiser d’autres personnes afin de rendre leurs actions auprès de leurs élèves réfugiés plus pertinentes.
Nous qualifions leurs actions de centrifuges, voire périphériques, car elles font participer d’autres personnes en les invitant à prendre part au processus de changement désiré. Ces enseignantes, qui ne partagent pas les mêmes conditions de vie que leurs élèves réfugiés, ont probablement le défi de découvrir la réalité de ces élèves, de la comprendre et de se l’approprier pour pouvoir développer des liens avec eux et faciliter leur intégration. Elles doivent redoubler d’efforts pour pouvoir se décentrer et comprendre une réalité qui leur est nouvelle et inhabituelle. Certaines ont réussi à réduire la distance entre le soi et l’autre et à entrer dans la sphère de vie de l’élève pour pouvoir intervenir. Ceci témoigne d’une transformation de rôle qui devient, comme en contexte libanais, davantage social et affectif. Cette condition enseignante, qui implique une confrontation avec une réalité différente, augmente la conscientisation de ces enseignantes et les poussent à découvrir de nouvelles facettes de leur fonction enseignante, qui devient plus complexe et difficile, mais toujours en développement, selon leur capacité et leur pouvoir à se décentrer et à agir autrement.
Conclusion
Cette contribution souhaitait explorer le travail des enseignant·e·s dans deux contextes différents. L’analyse des 10 récits de pratique met en exergue la fonction enseignante, qui se transforme en fonction de la condition enseignante et du pouvoir d’agir des enseignant·e·s. Les enseignant·e·s développent une capacité à changer le statu quo et à « faire avec » l’iniquité, l’injustice et l’oppression que leurs élèves réfugiés ont vécu et vivent encore. Au Liban comme au Québec, à travers un continuum particulier à chaque contexte et dans des conditions enseignantes distinctes, les enseignant·e·s agissent, de manières différentes, en faveur d’une même préoccupation centrale : l’éducation des élèves réfugiés. Cette particularité du continuum et son ancrage dans les conditions du contexte nous permettent de sortir du discours normatif qui porte un jugement sur le travail des enseignant·e·s. Il faut comprendre les facteurs du contexte qui définissent la condition enseignante et la tension qui existe avec la fonction enseignante. Cela incite à repenser les attentes en termes de formation initiale et continue des enseignant·e·s.
Toutefois, l’article soulève certaines limites. Premièrement, la comparaison entre deux contextes différents porte une limite, du fait que nous n’avons pas accès à tous les facteurs sociétaux pour caractériser le travail des enseignant·e·s de part et d’autre. Sans une bonne compréhension de ces facteurs, il est difficile de comparer de manière équitable les pratiques et les défis auxquels les enseignant·e·s font face dans différents environnements. Un autre élément qui pourrait être considéré comme une limite, mais aussi comme un atout, a trait à l’utilisation des mêmes outils de collecte de données, voire les entrevues, dans deux contextes différents. D’une part, nous avons appris à ajuster nos outils méthodologiques au contexte, par exemple décider d’effectuer les entrevues en arabe. D’autre part, en tant que chercheuses étant l’une insider et l’autre outsider par rapport au contexte libnais, nous croyons que nous sommes à même d’avoir un regard complémentaire (Koubeissy et Audet, sous presse) sur les contextes évoqués et sur la manière de « faire sens » avec les récits de pratique et ce qu’ils nous révèlent sur l’éducation des enfants réfugiés.
Projets de recherche
Projet Faire une différence : récits de pratique d'enseignant·e·s oeuvrant auprès d’élèves réfugié·e·s en contexte libanais (Audet, Arvisais et Koubeissy) (Chaire de recherche sur les enjeux de la diversité en éducation et en formation) (5 000 $) (2020-2022).
Projet Récits de pratique à propos de la compétence interculturelle et inclusive : production d’un matériau inédit de formation (Audet, Borri-Anadon, Hirsch, Mc Andrew et Desgagné) (Subvention du Programme de recherche sur la persévérance et la réussite scolaires du FRQSC – Action concertée) (160 557 $) (2018-2021).
Parties annexes
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