Corps de l’article

Introduction

Pour commencer, je vais thématiser ma posture de chercheuse dans le cadre de ma thèse de doctorat. Sur le plan thématique, ma thèse porte sur la relation familles-école (Payet, 2017), un objet de recherche appréhendé dans un perspective interculturelle (Abdallah-Pretceille, 2013). Mon projet de thèse s’inscrit dans le cadre du projet de recherche « DÉCOLLE : Décentrer l’institution scolaire pour faciliter la collaboration entre l’école et les familles ? Une recherche ethnographique dans une administration scolaire cantonale ». Ce projet et ma thèse sont financés par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Les attentes implicites de l’administration scolaire en termes de relations avec les parents jouent un rôle central à cet égard. Ma recherche porte plus précisément sur le vécu des cadres (chef(fe)s de service et leurs adjoint·e·s, inspecteurs et inspectrices, collaborateurs et collaboratrices scientifiques et pédagogiques) de l’administration scolaire : comment ils et elles vivent, pratiquent et perçoivent la relation école-famille? L’approche méthodologique de la recherche sociale qualitative ainsi que la collaboration au sein d’une équipe de recherche m’amènent à une exigence réflexive quant à ma propre positionnalité sous-tendue par des dimensions normatives, morales et linguistiques (allemand, français et anglais). Dans le cadre de cet article, la positionnalité est définie comme un concept épistémologique et méthodologique qui prend en compte la production de connaissances et les revendications de connaissances. En tant que terme générique, la positionnalité réunit, selon ma compréhension, différentes théories qui mettent l’accent sur le point de vue social, historique et contextuel spécifique des revendications de savoir. Cela permet de mettre en évidence les constellations de pouvoir qui sont étroitement liées à la production de connaissances. La critique des hiérarchies traditionnelles et l’exigence d’un changement dans la production et la reconnaissance du savoir révèlent la dimension politique, dynamique et émancipatrice de la positionnalité (Positionalität – Der Versuch einer Definition, 2024). Par rapport à cet article, les dimensions linguistiques se manifestent particulièrement dans la citation des sources bibliographiques, qui s’inscrivent dans plusieurs langues. Avec la réflexion sur la positionnalité, je me détache d’un discours strictement méthodologique de la posture de chercheuse. Je considère la positionnalité comme une construction culturelle flexible (Rosaldo, 2001). Parallèlement, les grandes lignes des épistémologies féministes anglophones décrites par Volvey, Calbérac et Houssay-Holzschuch (2012) – dimension politique, réflexivité et positionnalité, relationnalité, corporéité – résonnent dans mes réflexions. Il apparaît central d’établir un rapport réflexif au terrain, aux personnes de l’équipe de recherche et à soi-même (Benjamin et al., 2019), tout en étant consciente des positions implicites et explicites par rapport aux dimensions de Volvey, Calbérac et Houssay-Holzschuch (2012). Ainsi, pour l’objet de la recherche (Doury, 2004) j’appréhende ce rapport réflexif au terrain articulé avec les dimensions de Volvey, Calbérac et Houssay-Holzschuch. En considérant cette articulation, je m’oriente vers le concept de l’intersectionnalité, « qui met l’accent sur les rapports d’inégalité et de pouvoir [...] [et] sur la combinaison de ces inégalités dans l’ici et maintenant » (Leinius et Mauer, 2021, p. 45, traduction libre) des situations réelles, telles qu’elles se présentent. C’est aussi dans la vision de cette approche – saisir la variété de ces combinaisons de différences – que l’interculturalité me permet d’aller au-delà de la méthode, en cadrant à la fois le projet de recherche, ma thèse et ma posture de chercheuse.

De ce fait, il semble impossible d’aborder des contenus et fonctionnements implicites de l’institution scolaire en faisant l’économie de ceux qui pèsent sur mon propre fonctionnement – de ma propre posture de chercheuse constructiviste, ce qui dessine mon approche académique. Partant avec cette représentation de recherche, la notion de positionnalité me permet de contextualiser ma posture pour mieux comprendre les dimensions normatives du quotidien académique et la thématique de ma thèse. Il serait exagéré de prétendre que cette contribution me permet de répondre à de grandes questions sur l’intersectionnalité : je suis une femme blanche en Europe occidentale. Mais, du fait que j’étudie la positionnalité à travers des lectures, l’écriture du journal me permet faire prendre conscience des dimensions normatives et morales inconscientes de ma propre posture. Dans l’optique d’une telle prise de conscience, je distingue trois relations : celle entre chercheuse et enquêté·e·s, celle des chercheuses et chercheurs au sein de l’équipe de recherche et celle qui montre l’évolution de ma propre posture au cours de ma thèse. Pour pouvoir réaliser cela, mon journal de bord occupe une place centrale. En l’écrivant, j’ai analysé mon parcours biographique par rapport à la théorie, aux méthodes, au terrain et à ma posture dans l’équipe de recherche. En relisant mon journal bord, je me suis toutefois heurtée à l’imbrication des différentes dimensions mentionnées ci-dessus et j’ai constaté que certaines formulations dans le journal lui-même pouvaient revêtir une valeur informative déterminante par rapport à ma posture de chercheuse.

Afin de présenter cette imbrication et de permettre aux lectrices et aux lecteurs de participer à mes réflexions, j’ai choisi la voie de la description de plusieurs contextes, car leur présentation constitue une première déconstruction en matière de positionnalité et permet de mettre en évidence les bases sur lesquelles ma posture de chercheuse s’est construite. Il en résulte une tentative de construction de ma propre vision de la recherche, que j’intègre au fur et à mesure dans mon quotidien de chercheuse. Comme Krainer et Lerchster nous y invitent (2012), il ne faut pas hésiter à dévoiler « des particularités, des individualités, des bizarreries, des discontinuités, des contrastes et des singularités » (p. 25, traduction libre), un moyen de les élucider. Consciente que je suis en chemin et que je suis encore loin de pouvoir présenter un modèle tout fait, je présente dans cet article une forme de gestion possible de l’imbrication de la théorie, de la méthode, du terrain et de l’équipe de recherche. En d’autres termes, je présente ici ma démarche personnelle du journal de bord et je développe à partir de là ma « vision de la recherche ».

Dans cette vision de la recherche, les langues ont un statut particulier. Notre équipe de recherche est composée de francophones et de germanophones avec, pour ma part, l’allemand comme première langue. L’interculturalité entre les deux groupes linguistiques ne se négocie pas simplement à travers des courants de littérature mais aussi dans les positionnements académiques et individuels.

La posture de recherche : une construction à partir de différents contextes ?

Pour simplifier la lecture et comprendre le fil conducteur des réflexions qui vont suivre, je vais dans un premier temps présenter les différents contextes liés à mon objet de recherche puis, dans un second temps, j’expliciterai dans quelle mesure ces contextes ont influencé ma manière de rédiger mon journal de bord.

Contexte biographique

Je vais tout d’abord décrire mon parcours, en me référant à l’inscription de l’intersectionnalité dans le temps et l’espace. Cela me permettra ensuite de situer ma position par rapport à la méthode, au champ et à la théorie, ce qui constitue en même temps une aide pour contextualiser les explications sur mon style d’écriture.

J’ai terminé ma formation initiale d’enseignante primaire en 2009 dans une région alémanique. Après un séjour linguistique dans une région francophone, j’ai commencé à travailler dans une école internationale en tant qu’enseignante d’allemand dans cette même région. Après deux années d’enseignement, des questions d’ordre socioculturel sont apparues et il m’a semblé important de me former sur ces aspects ainsi que sur ceux liés à la communication en contexte éducatif. Le cursus de master en sciences de l’éducation répondait à mes questionnements, ce qui m’a convaincue d’entreprendre des études à temps partiel. Ce cursus m’a permis de me familiariser avec le travail scientifique, sans perdre pour autant mon intérêt pour les aspects pratiques de la profession. En tant que débutante dans la recherche, la réalisation d’une thèse me permet de découvrir le monde académique plus profondément, notamment à travers une recherche ethnographique.

À ce stade, la mention explicite des positions hiérarchiques, des attributions de genre et du principe d’ancienneté (dans ce contexte, l’ancienneté correspond à la classification basée sur la durée du temps passé dans un groupe, contrairement à la séniorité qui est basée sur l’âge) est importante, non seulement pour le fonctionnement au sein du groupe de recherche, mais aussi en ce qui concerne la perception des rôles sur le terrain. Les aspects culturel ou ethnolinguistique y jouent également un rôle. Mais il ne s’agit pas seulement de l’appartenance culturelle des personnes germanophones ou francophones. L’élément interculturel se trouve aussi à d’autres niveaux. Je pourrais l’illustrer avec trois dimensions : premièrement, je suis la seule germanophone dans l’équipe de recherche DÉCOLLE, langue qui s’avère être la langue cantonale minoritaire. De ce fait, je me suis retrouvée à étudier cette minorité linguistique sur le terrain, ce qui a suscité certaines réflexions : non seulement j’appartenais à cette minorité linguistique mais je devais également l’étudier, étant la seule à pouvoir le faire. Deuxièmement, étant également enseignante de profession, je ressens une tension par rapport à mes anciens collègues, tension qui se présente sous forme de conflit de loyauté. La question se pose alors de savoir dans quelle mesure j’ai la légitimité de porter un regard critique sur mes ancien·ne·s « allié·e·s » et pair·e·s tout en relevant, par hypothèse interprétative, qu’ils et elles pourraient ne pas bien faire leur travail à travers le changement de ma position d’enseignante à chercheuse. Troisièmement, les rôles au sein de l’équipe de projet, le principe d’ancienneté qui en découle et les attributions stéréotypées de genre entrent également en jeu (gestion de l’informatique et du logiciel par des hommes). En définitive, en tant que chercheuse novice sur le terrain, parlant une langue minoritaire avec un statut de doctorante et étant une femme, je me suis retrouvée à l’intersection de plusieurs tensions et attentes.

Contexte méthodologique et théorique

Les méthodes de recherche qualitatives utilisées (Baur et Blasius, 2019) me sont accessibles et s’inspirent de l’approche de l’ethnographie critique (Carspecken, 1996) qui conduit, dans le contexte de ma thèse, à une décentration de l’administration scolaire au travers de la recherche elle-même. Cette approche méthodologique s’insère dans le sillage de l’interactionnisme symbolique (Le Breton, 2012; Winter, 2010). En me basant sur l’ethnographie critique de l’éducation, mais aussi sur l’idée de Boltanski (2009) de considérer la recherche comme une pratique émancipatrice, je suis d’accord avec la formulation de Gunter (2001) selon laquelle la recherche peut provoquer une transformation chez les acteurs et les actrices de terrain. En d’autres termes, grâce à la recherche, les personnes du terrain ont la possibilité de réfléchir « on what they do, are told to do, and would like to do » (2001, p. 96). Mais à y regarder de plus près, il semble évident que ceci vaut aussi pour moi en tant que chercheuse. D’autant plus que je suis continuellement en interaction, que ce soit avec le terrain ou avec l’équipe de recherche elle-même.

Afin de situer le contexte méthodologique, il me semble important de souligner que le projet DÉCOLLE s’intéresse aux personnes responsables du service de l’enseignement obligatoire du canton. Ce sont donc les cadres de l’administration scolaires qui sont les sujets de la recherche. L’hypothèse interprétative du projet de recherche DÉCOLLE, issue d’un précédent projet de recherche (COREL), propose que l’ethnocentrisme institutionnel (Ogay, 2017) constitue un obstacle déterminant à la relation entre la famille et l’école. Le projet COREL pose l’hypothèse que le personnel scolaire aborde plus ou moins consciemment les parents avec une attitude prescriptive et normative, qui se manifeste à divers niveaux de l’institution scolaire, par exemple dans la formulation des lois et règlements. C’est sur cette constatation que DÉCOLLE est fondé et j’aimerais souligner ici que, bien que les résultats impliquent une remise en question parfois désagréable pour les cadres de l’administration scolaire comme répondant·e·s, ils et elles ont approuvé le projet, qui explore et tente de contextualiser l’ethnocentrisme institutionnel, notamment à leur niveau en tant que cadres de l’institution scolaire. Le fait que les cadres aient accepté de participer est dû à la relation de confiance établie grâce au premier projet, ainsi qu’aux précédentes collaborations. Cette précision est importante ici, car la relation de confiance a été construite avant tout avec les cadres francophones, seul·e·s participant·e·s du premier projet, et beaucoup moins avec les germanophones, à qui la seconde recherche a plus ou moins été imposée. De surcroît, les conditions de participation à la seconde recherche ont été négociées avant tout avec les francophones. Bien que les deux groupes ethnolinguistiques de cadres aient dû donner leur accord, cette construction de la relation de confiance est un aspect à relever tant du point de vue de l’interculturalité (Abdallah-Pretceille, 2013) que du point de vue de la positionnalité. Cette articulation s’observe par exemple dans l’interaction du terrain avec les chercheurs et chercheuses aux différents statuts académiques (professeur·e, doctorant·e, maître d'enseignement et de recherche [MER]). Elle n’est pas forcément identique dans les deux contextes culturels, ce que détaillera ma thèse de doctorat. Quant aux principes éthiques négociés avec les cadres pour la recherche DÉCOLLE, ces derniers n’ont pas seulement été informés de leurs droits, mais ont également, en toute transparence tout au long du projet, un accès aux réflexions, interprétation et conclusions des chercheurs et chercheuses (Gremion et al., 2022). En ce qui concerne l’équipe de recherche, les principes éthiques pour la collaboration inter- et intragroupe restent quant à eux quasi implicites. En reprenant l’idée de Gunter (2001), que les agissant·e·s – cette fois-ci du côté des chercheurs et chercheuses – réfléchissent à ce « qu’ils font, à ce qu’on leur en dit et à ce qu’ils aimeraient en faire » (p. 96, traduction libre), mon journal relate que je suis envoyée en tant que nouvelle chercheuse germanophone, avec le statut académique le plus bas, dans la partie du terrain minorisée par la majorité francophone, et avec laquelle il n’y avait que très peu de relations établies. L’élaboration d’un fil conducteur, reprenant les idées de Gunter mais du côté de la recherche, me paraît précieuse par rapport à la positionnalité inter- et intragroupe, pour permettre de négocier les identités d’une manière consciente et pour dépasser certaines évidences et certains non-dits. En particulier, afin de faire correspondre mon besoin de contextualiser premièrement la complexité de l’écriture de mon journal de bord et deuxièmement le travail dans l’équipe de recherche.

Comme mon sujet de thèse s’inscrit dans le projet DÉCOLLE, ma question de recherche se rapporte également à l’ethnocentrisme institutionnel et considère la situation spécifique du canton Fribourg (Suisse), qui se trouve à la dite « frontière linguistique ». Contrairement à la situation linguistique dans l’ensemble du pays, le français domine dans le canton où se déploie la recherche. Pourtant, il existe une loi scolaire identique en allemand et en français, qui est interprétée, vécue et appliquée différemment par les deux communautés ethnolinguistiques (Bourhis et al., 2012). Ainsi mon intérêt de recherche porte, d’une part, sur les différences observées dans les conceptions de l’éducation et de la formation par rapport à l’hypothèse interprétative du projet de recherche DÉCOLLE (c’est-à-dire l’ethnocentrisme institutionnel) et, d’autre part, sur la question de savoir comment les deux groupes linguistiques interprètent cette loi scolaire identique, et comment cela se répercute finalement sur la manière dont les cadres collaborent avec les familles.

La rédaction du journal correspond-elle à la documentation de ma posture ?

De prime abord, tenir mon journal est une manière de consigner mon travail et d’en documenter le cheminement. J’ai commencé à le tenir afin d’intégrer, d’interpréter et de réfléchir à mes expériences de recherche ainsi qu’à mes questions et préoccupations, selon les différents niveaux de leur survenance. De ce fait, le journal de bord est l’endroit où je consigne contenus, méthodes et aspects personnels. La consultation régulière de ce document a fait apparaître une évolution dans ma prise de notes. Cette lecture analytique s’est même peu à peu imposée, révélant ainsi mon positionnement explicite et implicite.

Ainsi les notes ne documentent pas seulement mes « expériences primaires » (Lamnek, 1995, p. 97, traduction libre) en tant que chercheuse. Je considère plutôt le journal comme un outil de prise de conscience de mes propres limites. Comme le décrit Bouqentar (2021), il s’agit d’une méthode qui représente à la fois un processus et un produit fini (p. 98). Pour mieux distinguer le passage entre ce processus et ce produit fini, je m’inspire de l’auto-ethnographie (Bouqentar, 2021; Ellis et al., 2010). Comme l’indique le terme, tout en m’inspirant des concepts d’Ellis de graphie et ethno (Ellis et al., 2010), cette approche de la recherche et de l’écriture consiste à tenter de comprendre ses expériences personnelles en les écrivant, puis en les analysant et en les systématisant par écrit, tout en y intégrant des expériences culturelles personnelles.

Avec du recul, le début de mes notes me semble aujourd’hui maladroit. Je décrivais des aspects personnels tout en portant un jugement. En raison de nombreuses observations sur le terrain, les entrées dans mon journal sont devenues peu à peu plus observantes. Un entretien d’évaluation a également contribué à ce changement : j’ai appris que je pouvais faire figurer mes impressions en italique dans les rapports d’observation. Grâce à la distinction de l’écriture italique et non italique, ces notes personnelles sont alors devenues des outils permettant d’intégrer et de discerner mon vécu intérieur et mes observations. Cette réflexion m’a conduite à formuler mes ressentis de manière plus personnelle et à écrire également sur mes peurs, ma colère, mes déceptions, en constatant que le négatif prend plus de place que le positif. Mais la tension entre la théorie, les données empiriques, les visites sur le terrain et les discussions parfois vives au sein de l’équipe de recherche ne pouvait pas être distinguée de manière différenciée. Après une année, j’ai pris la décision de diviser mes journaux en un journal personnel, un journal méthodologique et un journal théorique. Cette organisation était certes logique d’un point de vue thématique, mais elle s’est avérée coûteuse en termes de temps. De plus, je ne savais souvent plus dans quel journal j’avais noté certains éléments, ce qui m’a encore coûté plus de temps. Afin d’y remédier, j’ai transformé le journal théorique en un ouvrage de référence alphabétique et j’ai rédigé ma partie méthodologique pour la thèse avec mon journal des méthodes. À la suite de ce remaniement, je tenais mon journal personnel sous des rubriques telles que travail de recherche personnel et réunions d’équipe. Mes commentaires sur les observations furent dès lors directement intégrés dans les données de recherche, en italique. Mais à un certain moment, je me suis trouvée face à un blocage total de l’écriture : je me demandais si le journal de bord était encore un outil utile.

En thématisant mon blocage à l’écriture et le fait que je ne trouvais pas d’accès à l’analyse, j’ai reçu la référence du chapitre « L’analyse en mode d’écriture » (Paillé et Mucchielli, 2012, p. 183-205). L’analyse par l’écriture qui y est présentée m’a inspirée pour élargir mon journal en consignant aussi bien les contenus et la méthodologie qu’en soutenant un effort réflexif sur ma thèse. Par rapport à ma formation initiale dans l’enseignement, la notion de cycle réflexion-action (Altrichter et Posch, 1998) pour l’auto-évaluation est une pratique bien connue pour trouver un accès par le biais des points aveugles de son propre comportement. Dans ce contexte, la comparaison de plusieurs éclairages théoriques est un critère déterminant. Mayring (2002) présente à cet égard la formule du journal de recherche semi-structuré. Selon cet auteur, quatre critères servent de points de repère pour la tenue d’un journal de bord : précision des notes, régularité des inscriptions, clarté et structure et, enfin, traçabilité du processus de la recherche ou de la réflexion.

Cependant, les points de repère d’Altrichter et Posch et les critères de Mayring ne m’éclairaient pas encore pour gérer mes « irritations personnelles, mes ruptures biographiques, voire mes expériences traumatiques » (Bade et al., 2020, p. 23, traduction libre) dans la rédaction du journal. La confrontation consciente avec mon origine socioéconomique, culturelle et régionale, ma première profession et ma langue jouent également un rôle récurrent dans mes pensées, comme je l’ai constaté à la relecture de mon journal. « Cela signifie en même temps réfléchir à la manière dont l’expérience personnelle influence le processus de recherche : les chercheuses et chercheurs décident par exemple qui ou quoi, quand, où et comment ils et elles étudient quelqu’un ou quelque chose » (Bade et al., 2020, p. 345, traduction libre). Dans ce contexte, la recherche, comme l’écriture et l’analyse, ne sont pas neutres (Bochner, 2002). Ainsi, je vis de plus en plus ma subjectivité comme une évolution personnelle qui à la fois ancre et guide ma recherche.

Les normes implicites et l’ethnocentrisme institutionnel sont omniprésents, tant au sein de notre équipe que sur le terrain, bien que je n’écrive pas ici sur les relations de pouvoir hégémoniques dans les processus de recherche (Kaufmann, 2018). Dans le projet DÉCOLLE, l’équipe de recherche considère l’ethnocentrisme institutionnel comme un obstacle à la conduite d’une relation profitable pour la famille et l’école. Après trois ans en tant que doctorante, j’ai l’impression qu’il existe aussi un ethnocentrisme institutionnel dans le monde académique. Pourrait-on parler ici d’un ethnocentrisme du monde académique ou s’agit-il des questions d’égalité et d’équité entre personnes? Bien que mon équipe de recherche se montre consciente de ce risque, les interfaces traditionnelles (l’intersection) que sont la hiérarchie, le genre ou l’ancienneté sont bel et bien présentes. L’attitude par rapport au terrain est explicitement discutée, les approches méthodologiques sont étayées par des principes éthiques. En revanche, je trouve qu’au sein de l’équipe même, les positions restent en partie implicites, marquées par des modèles stéréotypés et des déterminismes sociaux. L’âge, le sexe et la formation initiale ne sont pas les seuls facteurs qui entrent en ligne de compte. Derrière un usage éloquent de la langue, des citations d’auteur·e·s et des prises de parole soutenues se cachent des questions de pouvoir dans les structures sociales et institutionnelles perceptibles. Bien entendu, comme chaque membre du groupe, je suis moi-même prise dans le schéma. Mais comment puis-je m’en distancer sans « perdre la face » ni heurter mes interlocuteurs et mes interlocutrices?

Une analyse de l’écriture consciente dans le journal de bord

À la suite de l’élaboration à la fois théorique et méthodologique concernant la tenue du journal de bord, je me consacre ici à l’analyse de mon propre style d’écriture. Parallèlement à l’analyse de mon journal de bord, j’ai recours à la littérature et je complète mes expériences par l’échange avec d’autres chercheuses et chercheurs qui tiennent également un journal. Comme le montre Kaufmann (2018) en se référant à son terrain, les discussions permettent de compléter les souvenirs, à différencier les perceptions personnelles et les humeurs collectives (Kaufmann, 2018) : « Le texte qui en résulte est une restitution subjective du processus de recherche qui, outre la description, contient également une contextualisation du processus de recherche » (2018, p. 43, traduction libre).

C’est par la tenue de mon journal comme par la consultation de la littérature que j’ai finalement compris, lors du 18e congrès international de l’ARIC du 26-29 octobre 2021 à la table ronde des jeunes chercheurs et chercheuses, que je n’écris pas toujours avec le même « je ». Il y a même des passages où le « je » est totalement absent et où je passe à des constructions de phrases passives. Cela m’irrite, car cela conduit à une sorte de « dissimulation » (Doury, 2004, p. 2, traduction libre), qui peut être interprétée comme un « masquage » (Doury, 2004, p. 2, traduction libre) de l’implication de la personne lorsqu’elle réalise une recherche.

J’ai exposé mon problème au groupe de recherche et une personne expérimentée m’a orientée en me disant que ces phases d’irritation faisaient partie du processus. D’un côté, c’était un message rassurant. D’un autre côté, cela posait la question plus large de savoir comment gérer cette irritation, notamment en n’écrivant pas toujours du même point de vue à la première personne. Dans quelle mesure dois-je différencier et déclarer les différents « je »? Comment ces différents « je » se répercutent-ils sur le projet de recherche dans son ensemble ainsi que sur ma thèse?

Gestion de l’omission du moi – écriture objectivante

L’exposé de Françoise Boch en 2022 m’a permis de constater que pendant mon bachelor et mon master, j’avais été socialisée à l’école de l’écriture objectivante. Et en tant que germanophone, l’écriture scientifique en français sous la forme de « nous » était nouvelle. Je m’y suis habituée durant les cours de master. Donc, j’ai moi aussi utilisé la forme des constructions passives et évité de faire des réflexions qui impliquaient des impressions, des sentiments, des sensations en connexion directe avec le travail de recherche par l’utilisation d’un « je » concret. Pour le travail de master, j’ai reçu le conseil d’écrire en « je ». Même si j’ai théoriquement compris l’atout de cette manière d’écrire, en accord avec mon approche méthodologique, je n’ai cependant pas réussi à quitter mon habitus et j’ai rédigé mon travail de master en évitant le « je ». En commençant à m’intéresser à mon journal de bord – une sorte d’intra-négociation avec moi-même –, je me rends compte que l’utilisation de la construction passive fait partie de mon répertoire constitué.

Gestion de l’implication du moi – écriture réflexive

Boch explique ensuite que la distinction entre le moi en tant que personne en recherche (« nous » qui indique que la personne en recherche est une porte-parole de l’objet de recherche ou du savoir) et le moi en tant que sujet (renvoie à la subjectivité modale de la personne en recherche) ne semble pas suffisante. Elle propose d’y ajouter le moi réflexif. Cette approche m’apparaît appropriée, car elle prend en compte aussi bien la subjectivité que la positionnalité et invite à expliciter la pluralité des « je ». Selon Boch (2013), une certaine subjectivité épistémique s’en trouve ainsi clarifiée, favorisant la portée argumentative du texte. Une différenciation offre une valeur ajoutée, en favorisant la prise de conscience des habitudes ou de l’habitus de sa propre (micro) communauté. Fonctionnant comme une convention dans le groupe, elle permet de les reconsidérer (Boch, 2022). Cela permet finalement de déconstruire les habitudes, de les réévaluer ou de changer de perspective. En résumé, la confrontation avec ma propre écriture m’amène à la conclusion que mon journal de bord me sert d’outil de réflexion pour repenser mes propres processus de reproduction.

La gestion du journal de bord conduit-elle à la décentration ?

Pour conclure, je remarque qu’en écrivant mon journal de bord, je participe à la logique sémiopragmatique décrite par Frame (2021) pour comprendre mes interactions – avec moi-même et avec les autres. Avec cette approche sémiopragmatique, je « cherche à prendre en compte l’influence du contexte sur les multiples repères de signification que les participants à une interaction mobilisent pour “faire sens” » (Frame, 2021, p. 93). Cette approche est reprise ici car elle est considérée comme approche charnière. L’interculturalité, la positionnalité ainsi que les aspects ontologiques, épistémologiques et méthodologiques se construisent à travers l’approche sémiopragmatique en un tout dans lequel la thématique de ma thèse est pleinement incorporée. Par la formulation de ma pensée, je me construis par le décentration et l’autoréflexivité. Dans la terminologie de Frame, je me trouve en tant que chercheuse avec mon journal, y compris de mes propres expériences personnelles, dans un contexte figuratif. En tant qu’individu, je me situe dans un réseau de relations avec l’équipe d’une part, et avec le terrain d’autre part, en cohérence avec la méthode et les ancrages théoriques choisis. Le journal met en évidence comment, en tant que chercheuse, je parcours, à travers le processus d’écriture, les étapes du triptyque préfiguration-configuration-figuration (Frame, 2021) de l’approche sémiopragmatique. En ce qui concerne mon journal de bord, j’identifie les étapes suivantes : au niveau de la préfiguration se trouvent les implicites culturels (répertoire culturel, représentations et connaissances culturelles). Un exemple en est l’utilisation de phrases passives dans mon journal. J’ai adopté cette façon d’écrire sans y réfléchir et j’ai reproduit une pratique courante de l’écriture scientifique. Le niveau situationnel de la configuration ne reflète pas seulement le code défini dans les interactions (préfiguration), mais renvoie également aux identités multiples, aux lieux et au temps. C’est ainsi que je considère mes notes sur mes sentiments concernant les hiérarchies, tant sur le terrain qu’au sein de l’équipe de recherche. Les conditions de signification dont je fais l’expérience dans les interactions en cours fonctionnent donc comme une forme de figuration. À l’analyse, je retrouve ainsi ces conditions de signification dans les textes consignés dans mon journal. Le processus itératif du triptyque préfiguration-configuration-figuration met en évidence, par le processus de reconfiguration, la manière dont la signification par rapport à moi-même se développe dans les activités sociales. Je ne fais pas seulement allusion aux échanges avec mon équipe de recherche, les personnes du terrain ou les autres doctorant·e·s. La reconfiguration a également lieu à travers l’analyse de mon journal – dans l’échange avec moi-même. Ce processus ne se fait pas sans le passage par une forme de tension dialectique, où je me trouve sur une ligne de crête permanente, ou plutôt partagée entre focalisation et décentration, ce qui soulève plus de questions que de réponses. Dans quelle mesure dois-je me distancer de moi-même, me considérer de manière critique, afin de ne pas perdre mon propre centre d’intérêt? Pour quelle raison ne suis-je pas en mesure d’écrire sur l’implicite si je me sens moi-même impliquée? Quelle importance dois-je accorder au fait que je n’écris pas toujours dans mon journal avec la même perspective? Pourquoi est-il important que je verbalise ma vision de la recherche ou que je la définisse pour moi-même?

Après la problématisation de mon mode d’écriture et la réflexion explicite sur ma propre subjectivité, sur le terrain comme au sein de l’équipe de recherche, je ne considère plus comme un danger le fait que mon journal de bord suive plusieurs logiques d’écriture. Je reconnais moi-même, à travers les niveaux d’écriture utilisés, certaines étapes de mon évolution en tant que chercheuse. Je laisse coexister l’écriture subjective et la relation chronologique des faits. Bien que je me sente tiraillée par certaines implications, liées à ma formation initiale, tendre vers une tenue consciente du journal génère une forme de décentration qui me convient. Comme le décrit Bouqentar (2021) par rapport à auto-ethnographie, je me sens ainsi comme « insider » (Lal, 1999) de ma recherche. Les différentes étapes de mon parcours, les différents rôles que j’ai endossés influencent ma vision de la recherche, mes choix, mon mode de communication – y compris en termes d’échanges dialogiques avec le terrain – et au final ma manière d’écrire en exposant explicitement mes tensions internes et en constatant que j’écris sous différents « je », et j’en viens à réaliser que je n’explore pas seulement le terrain de manière implicite. En tant que chercheuse, je suis également sortie de mes habitudes et j’enregistre mes tensions par l’écriture. Le journal de bord me permet, certes, de prendre de la distance par rapport à moi-même, mais il me décentre en même temps en tant que personne et me rapproche ainsi de moi-même.

Conclusion : Le journal de bord comme outil de construction de la posture de recherche

Les questions soulevées donnent un aperçu des cycles parcourus dans le journal de recherche à travers le triptyque préfiguration-configuration-figuration. La reconfiguration représente finalement la clé que j’utilise pour faire émerger ma vision de la recherche. Le fait de savoir que je ne suis pas seule avec mes doutes, mes incertitudes et mes craintes et que beaucoup de personnes se sont déjà intéressées à ces processus me donne le courage de définir ma propre approche pour la rédaction de mon journal et, au-delà, de ma thèse. Pour ce faire, je m’inspire de l’approche des auto-ethnographes présentée par Ellis et ses coauteurs (2010). Ce qui me paraît particulièrement important dans les recherches des auto-ethnographes, c’est que celles-ci ne portent pas uniquement sur la manière de résoudre un problème. L’accent est mis sur l’acceptation de la différence et sur la manière de vivre avec elle. Avec cette contribution, je tente de saisir comment, en tant que chercheuse, l’écriture de mon journal se situe à la fois dans un rapport de tension entre centrage et décentrage et me place en même temps dans le processus itératif de l’approche sémiopragmatique. La dynamique de la reconfiguration me semble particulièrement centrale dans cette démarche : « La reconfiguration met l’accent explicitement sur la suite du processus » (Frame, 2021, p. 95). Ainsi, elle permet de comprendre, d’accepter et d’intégrer mes interactions – comme toutes les interactions – dans une forme de négociation des identités.

La poursuite continue du processus, quel que soit le niveau auquel il se situe, fait le lien avec le style d’écriture auto-ethnographique (Bouqentar, 2021). la recherche et l’écriture sont considérées comme des actes de participation à la justice sociale : au lieu de se préoccuper d’exactitude, l’objectif est de produire des textes analytiques et accessibles dans un désir de contribuer à nous changer, nous et le monde dans lequel nous vivons, pour le meilleur (Ellis et al., 2010; Holman Jones, 2005). Bien que je ne puisse pas toujours et partout vivre ma positionnalité comme je le souhaite, l’écriture est mon principal outil de décentration. Et c’est surtout ainsi que résistances et tensions m’apparaissent, voilant parfois, et aussi dévoilant, le sens de ma démarche réflexive. Finalement, pour arriver à une décentration sur tous les plans dans le sens de l’approche sémiopragmatique,

[…] nous avons besoin de nouveaux modes de pensée qui puissent gérer les particularités, les individualités, les bizarreries, les discontinuités, les contrastes et les singularités, et qui répondent à ce que Charles Taylor a récemment appelé la « diversité profonde » [deep diversity] – une pluralité d’appartenances et de manières d’être.

Krainer et Lerchster, 2012, p. 25, traduction libre

Par une écriture réflexive à plusieurs niveaux, je me (re)configure dans cette pluralité d’appartenances. J’y développe surtout une vision de la recherche soutenue par l’écriture, en cohérence avec le processus de l’approche sémiopragmatique, ce qui me permet de (re)présenter des complexités (Mey, 2010). Le journal de bord permet un réagencement de ma positionnalité. Il fait ainsi apparaître de nouvelles dimensions, notamment des positionnalités à négocier pour chacun·e des membres de l’équipe de recherche.