Corps de l’article

Introduction

Cette thèse doctorale en sciences de l’éducation a été suscitée par l’étonnement ressenti à l’ouverture à Lausanne d’une École de l’Accueil réservée aux élèves allophones du canton de Vaud en Suisse, alors même que le canton prône une politique éducative inclusive (« Concept 360° ») sensible à la diversité (Fumeaux, 2022). Cette recherche porte ainsi sur la pertinence des dispositifs éducatifs non inclusifs. Souhaitant inscrire cette réflexion dans une perspective interculturelle, il convient de considérer la double acception de ce terme, entendu comme un champ de recherche en sciences humaines et comme « une conception politico-idéologique des modalités de coexistence de la diversité culturelle au sein d’une même société » (Cohen-Emerique, 2011, p. 10). Cette dualité conduit à articuler au « nous », inscrit dans une communauté scientifique, le « je » qui, par un acte politique, s’engage dans le monde. En l’occurrence, « nous » se situe dans un courant de recherches poursuivant le double objectif de transformer la réalité en produisant des connaissances à partir de ces transformations (Boutet, 2018; Gabriot, s.d). Cet article vise à explorer quel point de vue épistémologique et quelle méthodologie cohérente avec cette approche permettent de cerner la question de la diversité – et par conséquent d’évaluer les réponses apportées à la scolarisation d’élèves perçus comme différents – par une démarche scientifiquement valable, tout en produisant un savoir participant à une appréhension humaine de celle-ci.

C’est ce parcours d’exploration qui est exposé ici. De proche en proche, par un travail de réinterprétation constant, je tente de maintenir mon cadre de recherche dans un certain esprit rebelle. En me penchant sur les liens entre recherche, écriture et pratique professionnelle, et en observant ma posture dans ces différents champs, je reconsidère la vision dualiste qui oppose les approches objectives et subjectives. Ce questionnement relève d’une approche heuristique, au sens d’explorer les procédures à partir desquelles la recherche établit des faits. Une exigence de responsabilité accompagnant mon parcours de chercheuse, ce dernier s’inscrit aussi dans une dimension intimement politique, dans la mesure où « changer notre façon de concevoir et de mener des recherches implique nécessairement de changer notre interprétation du monde et nos manières d’agir » (Kuntz, 2015, p. 12).

Nous retenons la notion de coexistence – que Cohen-Emerique lie à toute démarche interculturelle – comme centrale pour aborder la question de la diversité. Ceci nous conduit à réinterroger certaines valeurs, plus précisément celles de solidarité et d’hospitalité : en posant en regard les concepts de diversité et d’inclusion et en précisant quelle est notre démarche heuristique, nous montrerons comment ces questions, sises au coeur des enjeux sociétaux actuels, légitiment ou infirment les choix politiques et pédagogiques.

Penser la diversité et revisiter le concept d’inclusion

Notre travail doctoral porte sur l’inclusion des élèves migrants (Plaisance et al., 2007), option demandant l’adaptation des dispositifs scolaires et pratiques pédagogiques à la diversité des élèves (Plaisance, 2013, p. 22). Nous adhérons aux postulats que « l’éducation inclusive repose sur un principe éthique et renvoie au droit à l’altérité » (Magnan et al., 2021, p. 6) et que l’interculturalité réside dans la « capacité de faire l’expérience de l’altérité et de la diversité culturelle, d’analyser cette expérience et d’en tirer profit » (Beacco et al., 2016, p. 21). Ainsi l’altérité – entendue ci-dessus comme droit ou expérience incontournable – lie interculturalité et inclusion. Cette perspective permet, dans un contexte migratoire en attente de réponses humaines, d’ouvrir des pistes favorisant un échange constructif entre les groupes issus d’héritages – linguistiques, culturels ou sociopolitiques – différents, en s’intéressant « aux processus, aux dynamiques et aux transformations en lien avec ces diversités dans des domaines multiples » (Vatz Laaroussi et Gelinas, 2013, p. 6). Ce débat se situant au coeur des enjeux socio-économiques et politiques, nous soutenons que parler de la migration demande autant une réflexion éthique qu’une participation militante à un projet social équitable. Réflexion consciente dans la mesure où, dans une démarche réflexive, « l’humain est animé d’un mouvement d’autoformation […] et mettra en oeuvre des pratiques et des techniques qui assisteront ce dépassement » (Boutet, 2018, p. 290). Engagement militant, car « l’expérience frontalière des migrants anticipe sur le monde à venir » (Lamarre, 2019, p. 65), ce que mon souci de responsabilité ne saurait ignorer. En effet, selon Arendt, « l’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus » (1972, p. 252). Alors que les murs se dressent – dans une tentative d’ignorer le processus de déclôturation du monde (Quessada, 2013), – ma volonté de considérer un régime d’inséparation demande d’opter pour une démarche heuristique propice à soutenir leur déconstruction, en espérant qu’un jour, « refuser une égale protection, en se fondant sur le lieu de naissance, paraîtra peut-être aussi anachronique et répréhensible que refuser des droits civiques en se fondant sur la couleur de peau, le genre ou l’orientation sexuelle » (Jones, 2016, p. 211).

Mais comment s’articulent au juste les deux notions d’inclusion et de diversité? Dans le milieu éducatif, et plus particulièrement sur notre terrain d’étude dans le canton de Vaud, la diversité est officiellement reconnue et la prise en compte des différences, encouragée. Cependant, en ce qui concerne les élèves migrants, « c’est la notion même de différence qui est questionnée » (Gremion et al., 2013, p. 59), dans la mesure où un excès dans la valeur de diversité pourrait mener à la culturalisation (Ogay et Edelmann, 2011), par réification des différences. Contextualiser le concept de diversité et en tracer l’anamnèse permet, par-delà le sens commun, de le profiler dans un espace interprétatif. Ainsi, analyser les entretiens menés avec des jeunes fréquentant des dispositifs non inclusifs en considérant d’abord la condition universelle d’élève m’a permis de comprendre autrement leurs attentes : par exemple, la distinction avancée par des professionnels entre le besoin d’« insertion professionnelle » des indigènes versus celui d’« intégration » d’élèves perçus comme issus de la diversité conduit ceux-ci à justifier un enclassement dans l’École de l’Accueil, ce qui ne correspond pourtant pas au désir prioritaire de chaque élève d’intégrer le monde professionnel par une formation duale certifiante. De fait, les catégories naissent d’un rapport contingent au monde et définissent des frontières qui enferment les diversités dans une approche différentielle. Celles-ci créent les différences qu’elles prétendent distinguer. Ainsi, comme le prône Abbott, « nous ne devrions pas chercher des frontières aux choses mais des choses aux frontières » (1995, p. 857), alors que, dans ce monde, comme je le montrerai, nous sommes solidaires « l’un pour l’autre […] comme un point d’extrême responsabilité, c’est-à-dire d’humanité » (Chalier, 1993, p. 89).

Au cours de notre recherche (Fumeaux, 2022), nous avons effectivement noté que l’allophonie confinait les élèves dans une identité réductrice et fonctionnait, comme le formulent Armagnague et Tersigni (2019, p. 82-83), « comme un critère d’hétérogénéité […] produisant une frontière (boundary) d’altérisation par un marqueur linguistique ». Éviter ce piège exige que le concept de « diversité » renvoie à des écarts et non à une collection de différences : alors que la différence relègue et classe, l’écart préserve l’égard et évite d’avilir l’autre ou de le dévisager. Parler d’écart revient ainsi à considérer les différences comme essentiellement relationnelles (Ogay et Edelmann, 2016). Instaurer un espace permet d’envisager l’autre, pour paraphraser Levinas (2006), car si « la différence détourne l’un de l’autre ou les met dos à dos, l’écart est ce qui les met en regard » (Jullien, 2021, p. 80) et autorise surtout la construction d’un commun, d’un projet politique rassembleur. Dans cette approche, l’altérité devient indispensable à la création d’une distension dans laquelle peut se loger un dialogue interculturel, relevant autant de la connivence que de la connaissance, puisque « l’écart se révèle une figure non pas d’identification, mais d’exploration, faisant émerger un autre possible » (Jullien, 2016, p. 33). L’enjeu est important pour notre recherche : concevoir la diversité en termes de différences qualitatives et personnelles pourrait justifier les murs séparant les élèves par catégories linguistiques dans les deux établissements où cette recherche s’est effectuée. À contrario, appréhender la diversité sous l’angle de l’écart demande – lorsque la politique éducative prétend en respecter l’expression – de préserver des classes communes, hébergeant des interactions réciproques. Cette diversité renvoyant à un fondu et non à des états fixes (Quessada, 2013) remet en cause aussi consécutivement le concept d’inclusion, celui-ci présupposant l’existence de lieux et de ruptures.

Un réel radicalement relationnel

Cette perception d’une diversité inscrite dans des écarts renvoie à une posture épistémologique non essentialiste et relativisante – étant donnée la contingence des mises en relation – et au postulat selon lequel « l’identité des humains, vivants et morts, des plantes, des animaux et des esprits est tout entière relationnelle, et donc sujette à des mutations » (Descola, 2005, p. 36). La réalité sociale s’entend comme la résultante d’interactions entre des êtres vivants, dessinant l’objet de notre recherche s’intéressant à la diversité (Ogay et Noël, 2017; Surian et Gagnon, 2014). Il s’agit ainsi de cerner ce sur quoi les gens se sont mis d’accord (Becker, 2016) en matière de situations en perpétuelle redéfinition. Dans cet ensemble dynamique, une situation se comprend analogiquement avec une autre, par contraste ou continuité. Dans le cas de la création de la nouvelle École de l’Accueil, se pencher sur l’inclusion acceptée dans la classe ordinaire d’un autre type d’élèves (souffrant notamment du syndrome d’Asperger) permet de comprendre l’exclusion des élèves migrant·e·s, en mettant en évidence que, dans des situations similaires, certains rapports de force imposent des solutions contradictoires.

Ainsi, dans l’analyse des données, nous reconsidérons systématiquement les catégories retenues pour appréhender la réalité sociale, en adoptant un relativisme méthodologique, ou historicisme, ce qui évite l’abstraction des « réalités sociales des contextes dans lesquels elles se déploient » (Fassin, cité dans Truong, 2012, p. 143). La définition précise des propriétés des catégories conceptualisantes retenues (Paillé et Muchielli, 2016) est primordiale, d’autant plus que « la politique et le pouvoir influent également sur la manière dont les systèmes de relations font que certains traits sont importants » (Becker, 2002, p. 219). Plus précisément, nous envisageons les concepts comme les résultats plus ou moins éphémères d’un processus en tension : d’une part, « l’a priori discipline et rationnalise le chaos des contenus » et, de l’autre, « les contenus nient la forme dans laquelle notre intelligence les veut enfermer » (Jankélévitch, 1988, p. 41). Bien qu’ils permettent d’appréhender la réalité, les concepts trahissent cette vie débordante – dont « l’essence la plus intime consiste à aller au-delà d’elle-même, à poser ses limites dans l’acte même consistant à les outrepasser, c’est-à-dire à se dépasser » (Simmel, 2017, p. 41) – et ne sauraient, ni pleinement ni définitivement, rendre compte du réel. Ils sont des instruments résumant les données qu’il est primordial de garder dans un dialogue vivant avec le monde empirique, puisque « quelque chose d’essentiel se perd au cours de ce processus inévitable de généralisation et d’abstraction des expériences individuelles » (Todorov et Tillion, 2013, p. 16). À titre d’exemple, lors de nos entretiens, une réfugiée kurde de Syrie rattachait le concept de « tradition » à une société kurde garante de la liberté d’expression des femmes, laquelle est actuellement plus qu’entravée par les islamistes fondamentalistes. Analyser cet entretien selon une appréhension occidentale du binôme « modernité/tradition », considérant souvent cette dernière comme faisant obstacle aux combats féministes, aurait conduit à un non-sens, notre appréhension de ce concept ne renvoyant pas à une histoire similaire.

Les concepts recouvrent des « notions rebelles » (Charmillot et Fernandez-Iglesias, 2018) d’où peut toujours surgir l’inattendu, marque du particulier. Ainsi, « le préjugé épistémologique concernant la prétendue nécessité du caractère de généralité d’un objet d’étude » (Guattari, 2011, p. 79) est discutable : contre la « position formaliste qui part de formes transcendantes, universelles, coupées de l’histoire qui viendraient “s’incarner” dans des substances sémiologiques » nous soutenons celle « qui part de formations de pouvoir et d’agencements d’énonciation » (Guattari, 2011, p. 222) pour les interroger. De fait, toutes les formes d’abstraction, qu’elles soient religieuses, ethniques ou culturelles, sont liées à une expression du pouvoir : elles s’inscrivent dans une corporéité, un ancrage socio-biographique qui, en leur donnant vie, interrogent constamment la forme contingente de leur existence. La recherche doit ainsi partir du monde et non des concepts.

La vie débordant du cas

Nous adhérons à la position que « la seule réalité, en somme, c’est la vie, la vie ondoyante, fluide et progressive du connaître qui se cherche, tâtonne et peu à peu resserre son emprise sur l’objet » (Jankélévitch, 1988, p. 19). Face au caractère auto-poïétique du réel, connaître revient à appréhender « l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à partir de l’histoire des diverses actions qu’accomplit un être dans le monde » (Varela et al., 1993, p. 41). Dans cette simultanéité existentielle du monde et de l’esprit, le scientifique ne peut qu’être conscient de sa propre démarche, en donnant « la priorité à son souci du monde qu’il partage avec autrui » (Piron, 1996, p. 144). Décrite par le terme d’énaction, l’approche heuristique soutenue ici se rattache plus à des émergences qu’à des représentations et seule une étude qualitative permet d’appréhender cet échange dynamique, dont, d’un point de vue interculturel non ethnocentré, chaque manifestation demande à être valorisée. Il s’ensuit qu’il n’existe pas de réalité « migrant·e·s » pré-existante aux situations dans lesquelles elle se manifeste : celle-ci est toute entière inscrite dans ses émergences. Par exemple, pendant la pandémie de Covid, l’arrivée en Suisse d’élèves européens quittant un pays à régulation plus stricte ne place pas les « migrant·e·s génériques » dans une situation différente : ce nouveau « variant » demande au contraire une redéfinition de ces élèves migrants, à l’aune de cette historicité inattendue.

Nous proposons ainsi d’appréhender le réel en laissant le cas définir la catégorie – car la démarche inverse « nous pousse [...] à penser que tout ce que notre cas a d’important est contenu dans ce que nous savons de la catégorie » (Becker, 2002, p. 199). Si cette stratégie engendre plus de questions que de réponses, elle élargit le champ des possibles et soutient l’engagement. Approcher la réalité en partant du cas privilégie aussi le « comment » au détriment du « pourquoi » : loin du principe pensant la prémisse majeure indiscutable car communément acceptée, nous cherchons à comprendre comment les choses s’articulent, dans une existence probable mais jamais inexorable, une appréhension demandant « de montrer comment les choses se tiennent dans une relation d’influence, d’entraide ou d’interdépendance mutuelles » (Blanc et Pessin, 2004, p. 64).

Cet argument contextualiste s’avère indispensable à la défense d’une pédagogie critique : si « la théorie traditionnelle est positiviste et abstrait le savoir de ses conditions sociales de production, la théorie critique dévoile au contraire les conditions sociales de la production des connaissances » (Pereira, cité par Barbosa de Oliveira et Paiva, 2020, p. 74). Plus précisément, comme « une “époque” ne préexiste pas aux énoncés qui l’expriment, ni aux visibilités qui la remplissent » (Deleuze, 1986, p. 56), étudier un cas ne vise pas à l’insérer dans une situation générale mais demande d’explorer assidûment sa particularité, constituant l’unique possibilité d’accéder à ce qui semble à priori caché. « Derrière le rideau il n’y a rien à voir, mais il était d’autant plus important chaque fois de décrire le rideau, ou le socle, puisqu’il n’existe rien derrière ou dessous » (Deleuze, 1986, p. 61). Ainsi, tel « un pli dans la texture du plan de réalité continu » (Quessada, 2013, p. 213), le cas s’impose comme un élément significatif, par l’observation de la discontinuité qu’il inscrit dans le continuum du vivant.

Une recherche par recentrages

Dans le cadre d’une approche épistémologique cherchant à comprendre par une observation participative quels liens dynamiques attachent un cas à une situation en perpétuel devenir, seule une méthodologie se précisant constamment en cours de recherche nous a semblé adéquate, celle-ci remettant « en question ses propres hypothèses pour construire une compréhension plus fine, tout en entrant dans un processus de négociation des sens » (Gajardo et Leanza, 2022, p. 5). Ces perpétuels recentrages sont essentiels : « Il s’agit d’un voyage, d’une route à faire, mais dont nous ne connaissons au départ, ni toutes les étapes, ni même, au départ la destination » (Boutet, 2018, p. 298). En considérant l’unicité du cas observé et la particularité de l’humain, en dégageant des situations parfois inattendues ou étranges s’exprimant à la marge, nous privilégions une observation intensive, nous immergeant « dans le flux mondial et vital d’où émergent, ramifiées, les nouveautés » (Serres, 2015, p. 20). L’intuition – qui s’entend comme « la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique » (Bergson, 2013, p. 56-57) – doit à notre sens demeurer première, sans pour autant exclure l’analyse. Elle consiste à observer pour comprendre, au sens de prendre avec soi, ce qui demande un engagement sur le plan humain, l’empathie prolongeant et complétant la saisie intellectuelle. Loin d’invalider le processus de recherche, cette implication personnelle permet de construire un véritable savoir, que Foucault distinguait de la connaissance et définissait comme « un processus par lequel le sujet subit une modification par cela même qu’il connaît, ou plutôt lors du travail qu’il effectue pour connaître » (1994, p. 57).

À cette fin – soutenant aussi que la distance scientifique ne se justifie que consciemment construite à partir d’une situation de proximité – j’ai réorienté ma pratique professionnelle, en me formant à l’enseignement du français langue seconde, afin d’accompagner une classe d’allophones, dont j’ai partagé le vécu pendant deux ans. En effet, selon moi, la recherche doit impérativement présenter un contenu phénoménologique et comporter plus de relevés de vécus – se laisser émouvoir ne pose pas problème à une chercheuse engagée – que de construits conceptuels ou idéologiques. Nos différents états émotionnels sont aussi agissants, d’où l’importance de tenir un journal de bord et de revisiter sa propre démarche d’écriture de façon réflexive. L’observation opère ainsi des allers-retours entre l’expérience, relative au mouvement vers l’observé, et l’expérienciation, qui « se réfère à un moment unique et singulier, où l’être est touché par un objet de l’environnement ou de son propre corps […] où l’attention se dilate, le temps se transforme en durée vécue » (Kohn et Nègre, 2011, p. 86).

Nous proposons ainsi d’adopter une attitude limite, ne privilégiant ni le dehors, ni le dedans – existent-ils? –, « une démarche de va-et-vient entre le point de vue interne et le point de vue externe ou encore une démarche qui introduit l’élément froid » (Pires, 1997, p. 46), permettant d’accéder à de nouveaux questionnements. Cet « élément froid » dépend de la capacité de se distancer des motivations personnelles, même si ces dernières reflètent nos convictions profondes. Il s’agit d’« une objectivation participante (et qu’il ne faut pas confondre avec l’“observation participante”), ce qui est sans doute l’exercice le plus difficile qui soit, parce qu’elle demande la rupture des adhérences et des adhésions les plus profondes et les plus inconscientes » (Bourdieu, 2002, p. 224). Le chemin nous porte et « ce que nous suggérons est une transformation dans la nature de la réflexion qui, d’activité désincarnée et abstraite, doit devenir une réflexion incarnée (présente) et ouverte sur de nouvelles possibilités d’expérience » (Varela et al., 1993, p. 68). Nous envisageons ainsi, dans la dernière phase de notre collecte de données, un retour auprès des informatrices et des informateurs, en vue de leur soumettre nos interprétations et de croiser notre fabrique de sens avec celles des élèves migrants. La transformation de l’objet et du sujet est ainsi conjointe et soutient la recherche. C’est ce processus de transformation réciproque qui fonde ma posture de chercheuse.

Itération entre le « je » et le « nous »

Si « le monde n’est pas un objet dont je possède par-devers moi la loi de constitution » mais plutôt « le milieu naturel et le champ de toutes mes pensées » (Merleau-Ponty, 1976, p. 54-55), l’identité des chercheurs et chercheuses et l’objet de leur recherche sont intimement liés, entendu que l’acte de recherche – comme l’acte de création – induit une « création de soi par soi », selon les termes de Bergson (2013, p. 7). Le peintre Pierre Soulages disait : « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche » (cité par Jaunin, 2002, p. 15). Comme le pèlerin se promène le soir dans la cathédrale de Conques, où l’albâtre attend la nuit pour dévoiler ses nuances, le chercheur chemine dans le monde, souvent à tâtons, afin d’ancrer son travail dans l’espace créatif qui l’interpelle, car « Je est construit d’innombrables strates, de couches, de niveaux d’appartenance, qui se tissent et se retissent, qui font que je est moi, je se sent être moi » (Boisvert, 2016, p. 54).

L’écriture offre cet espace créatif à toute recherche : par-delà la transcription des résultats, cette pratique est une forme particulière de langage verbal dans laquelle la pensée prend forme (Vytgoski, 1997). Ce n’est qu’à travers les réécritures successives de nos entretiens, par le travail de la main qui coupe, colle, souligne et reformule, que les témoignages recueillis ont pris sens. Écrire est un acte de réappropriation qui « s’ajoute à tous ceux qui construisent et transforment constamment le monde social » (Piron, 1996, p. 140), tout en engageant, d’un même geste, l’identité de son auteur·e. L’écrivaine Nancy Huston soutient que se façonner un soi demande d’activer le mécanisme de la narration (2008). La pratique scripturale participe ainsi à la refonte du « je », tout en l’inscrivant ici dans le « nous » d’une communauté scientifique qui dicte ses règles – d’une façon parfois déchirante. Elle navigue entre recentration et distraction, acceptant une forme de dépossession de soi, qui paradoxalement va reconstruire le « je » et redéfinir sa place dans le « nous ». Il s’agit d’un processus dont il faut rendre compte afin de s’approprier son potentiel émancipateur et de ne pas tomber dans les travers d’un savoir réifié. De même, l’écriture soutient un genre réflexif, puisque « la mise en discours réflexive de l’expérience relève dès lors d’une véritable création de sens, prenant vie dans les ressources créatives de la langue comme energeia » (Vanhulle, 2016, p. 177). Écrire, en dépit du cadre prescrit par la recherche, élargit ainsi la prise sur le monde et fait écho au double mouvement relevé de va-et-vient entre le point de vue interne et externe, que l’on peut aussi comprendre comme l’articulation d’un «réfléchissement de l’action dans le dire » avec une « réflexion sur l’action menée ou à mener » (Vanhulle, 2016, p. 175).

Le « je » s’exprime aussi au travers des engagements du chercheur ou de la chercheuse, puisque « les agirs d’une personne sont toujours empreints de son caractère et de son esprit uniques » (Boutet, 2018, p. 297). Concrètement, ma recherche doctorale a modifié ma pratique d’enseignante, m’amenant à m’adresser à une classe d’allophones en « interactrice » (Chambon et Proux, 1988) – soit conjointement dans une proximité de position en chercheuse et praticienne. En ce sens, la fusion du cadre de mon activité professionnelle et de celui de ma recherche a privilégié le paradigme compréhensif : une démarche qui, dans une « logique de la découverte » (Charmillot, 2017), m’a rapprochée des expériences de personnes situées dans un autre contexte socio-historique, en donnant plus de poids aux interprétations données par les jeunes migrant·e·s à leur propre situation. Ainsi, cette réorientation professionnelle m’a rapprochée de mon objet d’étude – ramené à des acteurs et actrices compétents (Guillemette et Savoie-Zajc, 2012) – en redéfinissant en retour le cadre et les attentes de ma recherche.

À plusieurs niveaux, le « je » et le « nous » se posent ainsi en regard, tant dans la pensée que dans les pratiques (scientifique, d’écriture ou engagée dans l’action) qui toutes co-définissent la recherche en sciences sociales. Le « je », par un acte d’insolence (Charmillot et Fernandez-Iglesias, 2018) à l’égard des injonctions demandant de neutraliser dans une recherche scientifique toute expérience personnelle, devient alors consistant, à travers un aller-retour entre plongée dans le réel et réflexivité. Ce « je » pourra ensuite contribuer au « nous » et alimenter l’exigence d’universalité scientifique avec la profondeur et l’inouï du particulier, en maintenant un étonnement permanent. Ainsi, la recherche n’est pas distanciation mais ce que nous choisissons d’appeler une connivence consciente. Pédagogiquement, cette posture renvoie à l’idée de résonance – l’entrée progressive avec une chose ou l’emmétamorphose –, ce qui n’exclut pas la compétence privilégiant la maîtrise (Rosa, 2022) mais s’en distingue. Elle ne suppose aucune scission entre moi et le monde, ou entre le « je » et le « nous », mais demande un accord implicite évitant toute fissure, ce qui pose son critère de validité hors de cette dichotomie entre subjectivisme et objectivisme, une posture que l’on peut, avec De Sousa Santos (2016) qualifier d’épistémicide, quand dans une forme extrême elle réduit le « je » au silence.

Cette implication du « je » ne remet pas en cause la légitimité scientifique de la recherche, dont l’impartialité ne dépend pas d’une distance situationnelle (Cohen-Emerique, 2021) : l’enjeu porte plutôt sur la prise de conscience – au risque de faire preuve de mauvaise foi – de l’intervention de la subjectivité (Todorov et Tillion, 2013). Privilégier l’épistémologie du lien ne revient pas non plus à se laisser submerger par ses états d’âme, mais à réfléchir « sans cesse au sens créé par les liens entre idées, personnes et valeurs que je crée d’où je suis, à partir de qui je suis, de mes expériences et de mes savoirs » (Brière, Lieutenant-Gosselin et Piron, 2018, p. 17). C’est ainsi la considération du lieu d’énonciation, marquant autant le chercheur ou la chercheuse que son discours, qui inscrit la démarche dans une approche scientifique et interculturelle.

Une interculturalité humaine de solidarité et d’hospitalité

À notre sens, la validité des connaissances dépend ainsi plus de leurs « capacités d’intervention sociale » que de leur degré de « scientificité » (Barbosa de Oliveira et Paiva, 2020). La recherche interculturelle interroge en effet la question des inégalités et des rapports de domination, et les sciences sociales sont « à l’avant-plan des enjeux concernant la justice sociale, l’équité, la non-violence, la paix et le respect des droits de la personne à l’échelle planétaire » (Denzin et Lincoln, 2005, p. 13). Il s’agit selon nous d’une recherche fondamentalement critique, créant des conditions qui soutiennent plus de justice sociale (Kincheloe et al., 2017) en donnant voix aux minorités « silenciées ». La recherche interculturelle devrait ainsi remettre en question les arrangements sociétaux, varier les points de vue, « pour proposer de nouvelles interprétations du réel qui permettent d’envisager une société et un avenir différents » (Caron, 2017, p. 70-71). Cette exigence fait aussi écho à la recherche de vérité, demandant de naviguer « entre des thèses proposées, sans nécessairement voir la résolution du problème dans le déplacement intégral d’une thèse à l’autre » (Pirès, 1997, p. 15). Dans l’étude de la réalité et la production de connaissances, la sociologie peut ainsi inclure un souci critique (Martucelli, 2005), et c’est la défense du lien entre épistémologie et politique qui permet de conserver à cette pensée son potentiel émancipateur. Nous proposons ainsi de répondre de nos choix épistémologiques et méthodologiques « sur une base éthique et politique plutôt qu’à partir d’arguments liés à la technicité des méthodes et leur logique vérificative » (Caron, 2017, p. 73).

En toute cohérence, nous retrouvons ici le lien entre « je » et « nous » : le « nous », en incluant l’alter qui permet de définir le « je » (Alcoff, 1991), en appelle à sa responsabilité, puisque « l’éthique surgit dans le rapport à autrui, et non pas, d’emblée par une référence à l’universalité d’une loi » (Ricoeur et Aeschlimann, 1989, p. 9). En retour, le « nous » convoqué par l’éthique de responsabilité du « je » amène ce dernier à « accepter en même temps d’appartenir à une communauté, à un monde partagé avec d’autres acteurs » (Piron, 1996, p. 142). Notre recherche – que nous souhaitons prioritairement attachée au « désir de solidarité » (Pires, 1997) – voit cette question, tout comme celle de l’hospitalité, intimement liée à l’inclusion des élèves migrants. Par l’exigence d’une éthique qui envisage la construction d’un « je » en lien avec les autres, le « nous » ose l’accueil et a tout à y gagner.

Le réel défi, par-delà l’acceptation d’attacher une dimension critique à la sociologie de l’éducation, consiste à définir une action contrecarrant une certaine aboulie sociale. Il s’agit ainsi de pouvoir « établir des passerelles entre les expériences individuelles » (Martucelli, 2005, p. 10), de construire un lien social subjectif, par-delà la diversité et la distance perçue entre des acteurs et actrices traversant des épreuves similaires. Or il existe un entre qui, d’un sujet à l’autre, laisse passer l’intime. Son accès demande toutefois de déconstruire des catégories, ces dernières étant certes commodes, mais souvent ambiguës. Alors que « nous vivons une profonde crise de la relationnalité » et que « nous n’envisageons pas l’espace relationnel comme celui d’une fécondité nourricière » (Sarr, 2017, p. 7), celui-ci pourrait pourtant devenir le siège de l’empathie, de l’accueil et de l’inclusion (Sarr, 2017, p. 13). Envisager le monde comme un espace partagé et partiellement vacant permet de poser l’hospitalité comme un droit et non une faveur et de comprendre aussi qu’elle est « une gourmandise, une gourmandise de l’autre » (Gotman, cité dans Raynal, 2008, p. 10). Dans l’optique d’une politique du désir (Guattari, 2011), la tension entre contrainte et liberté peut ainsi être posée autrement : l’hostis n’est plus l’étranger mais devient l’hôte – dans la jolie ambiguïté du mot – puisque « ce n’est pas le propre qui est originaire mais la relation » (Lamarre, 2019, p. 68). Concrètement, les « mineurs non accompagnés », envisagés ainsi dans une coupure du monde, deviendraient des « mineurs nouvellement accompagnés » (Derivois, 2022 février), nos proches, nos parents. Peu importe de savoir si l’autre m’est similaire ou différent, je me place sur un autre plan : par humanité, je choisis de lui être solidaire.

Dans cette approche, la recherche interculturelle ne doit pas revaloriser des points divergents – qui par ailleurs ne sont qu’écarts – mais considérer l’espace que nous habitons ensemble et dans lequel nous pouvons devenir solidaires, en gardant nos diversités en regard. En d’autres termes, le terrain à soigner est notre humanité commune représentée par la « mondialité » (Derivois, 2022 avril) qui, par-delà l’histoire étriquée et délétère de la mondialisation financière, propose de partager un espace-temps, celui de la polis, lieu politique d’où peut émerger la liberté. Il s’agit « d’habiter les cultures du monde comme on se promène dans une garde-robe riche de différents vêtements pour toutes les saisons » (Sarr, 2017, p. 12), de porter ensemble leurs mythes, afin que les cultures ne deviennent pas des guenilles délaissées et rongées par les mites. Ainsi, en entretien, j’ai rencontré une Libanaise portant un foulard, se cherchant une féminité libre de codes occidentaux la mettant mal à l’aise, et une Syrienne refusant d’en porter un, le voyant comme une entrave dans son combat pour la liberté. La question n’est pas celle d’un bout de tissu mais du « champ de forces » (Quessada, 2013, p. 186) dans lequel on le porte, un espace que chacun et chacune devrait être libre d’interpréter.

En cherchant à mettre en évidence « un réalisme non d’entités mais de phénomènes, c’est-à-dire de relations » (Quessada, 2013, p. 220), la recherche reconsidère l’acceptation présupposée d’une situation de séparation. La fraternité et la solidarité deviennent alors ontologiques et « tous les objets de l’Être présentent la même dignité d’existence » (Quessada, 2013, p. 234). Dans cette approche heuristique, la solidarité – cosubstantielle à un état d’existence que nous définissons à travers les liens nous situant dans le monde – s’impose ainsi objectivement. Par une forme d’ironie, relativement à notre point de vue épistémologique fondamentalement non essentialiste, la solidarité se retrouve essentiellement liée à nos conditions d’existence : elle assure le maintien des liens existentiels, en empêchant toute hiérarchie ou discrimination, en sus d’être le choix politique justifiant éthiquement notre recherche.

Conclusion

Dans un Occident ayant toujours posé la séparation comme antichambre à la connaissance – ce qui amène un certain « nous » à ne refléter que sa modernité – la pensée interculturelle s’éreinte à construire des ponts. Le Gai savoir nous apprend aussi que l’on peut passer à gué, éviter de devenir « superficiel – par profondeur ! » (Nietzsche, 1993). Il faut ainsi concevoir une recherche attachée à mettre en évidence les lieux de fusion horizontaux et sans dénigrer les rencontres légères. La pensée et l’action marchant en file indienne, renforcer les liens de solidarité demande d’abord d’appréhender le monde en concevant que les frontières ne sont qu’aléatoires, artificielles et provisoires. La recherche doit ainsi écarter toute démarche qui, en prétendant à une définition exhaustive, la clôture dans des concepts étroits. Elle doit avoir le courage d’accueillir l’inattendu, le provisoire et le particulier sans jamais chercher à cristalliser les formes de vie qu’elle rencontre. Les manifestations du réel, appréhendées dans un espace relationnel, restent ainsi libres de leur évolution, afin qu’à travers l’exploration de nouvelles connaissances, les champs du possible s’élargissent.

Dans cette démarche de déconstruction des évidences stigmatisantes et clivantes, je ne peux que me considérer incluse dans le champ de mes recherches, solidaire moi aussi d’un monde intimement relié. Le choix de me poser hors du monde ne s’offre pas. Pas plus que celui de ne pas laisser traces de mon parcours de recherche, des interactions dans lesquelles je m’engage, des émotions partagées et des pages écrites. Défendre une épistémologie du lien revient aussi à accepter mon propre attachement qui, paradoxalement, assure ma liberté d’action en me jetant dans monde, au milieu de mes semblables, métissé·e·s que nous sommes toutes et tous de nos multiples rencontres. Dans ce nouveau biotope, je cherche l’autre – dont ma thèse discute la non-inclusion à partir de la mise à l’écart d’élèves migrants scolarisés dans la nouvelle École de l’Accueil du canton de Vaud. Toutefois, dans cette nouvelle perspective portée par le régime de l’inséparé (Quessada, 2013), je ne trouve plus de bords sur lesquels accrocher la question de l’inclusion. Il faudra ainsi la reformuler, ce qui, sur le chemin de la connaissance, me semble plutôt une bonne nouvelle.