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Introduction

Ce numéro spécial de la revue Alterstice émerge dans un premier temps de la rencontre de jeunes chercheuses et chercheurs de l’ARIC (Association internationale pour la recherche interculturelle). Ce groupe (JCCARIC) est né de la rencontre de doctorantes et doctorants présents lors du 17e Congrès international de l’ARIC de Genève (juin 2019) qui ont ainsi souhaité formaliser un lieu d’échange entre jeunes chercheuses et chercheurs quant aux objets et méthodologies de recherche interculturelle dans leurs épistémologies respectives.

De cette rencontre est né un axe de travail de l’ARIC « Jeunes chercheuses et chercheurs de l’ARIC » en octobre 2019. À travers cette appellation est entendu l’ensemble des membres de l’ARIC appartenant à l’une des catégories suivantes : étudiant·e, doctorant·e et jeune docteur·e (ayant soutenu ses travaux de thèse depuis moins de six ans). L’objectif de cet axe de travail est de favoriser la rencontre des jeunes chercheuses et chercheurs membres de l’ARIC qui partagent un intérêt scientifique dans la recherche interculturelle et de permettre ainsi de créer et resserrer leurs liens.

Au sein de cet axe de travail, des questions ont rapidement émergé quant à la manière d’approcher le réel dans nos recherches, dans le champ de l’interculturel. Nous souhaitions ainsi ouvrir un espace pour les jeunes chercheuses et chercheurs de l’ARIC qui tentent d’explorer des avenues de l’interculturel dans le contexte des transformations vécues à différents niveaux de réalité des personnes, des collectivités ou plus largement, du local au global, dans un contexte de mondialisation avancée (Monsutti, 2004; Simon, 2008; Vatz Laaroussi, 2009; Withol de Wenden, 2010), voire de mondialité (Derivois, 2017; Glissant, 2012). Nous partions du constat que ces réalités sont traversées par de multiples crises (économiques, sociales, climatiques, politiques, géopolitiques, etc.), s’entrecroisent et se configurent différemment suivant le lieu à partir duquel elles sont vécues. Elles peuvent ainsi être le creuset de phénomènes demandant de renouveler nos approches de recherche pour tenter de mieux les comprendre. Ce renouvellement peut passer notamment par un retour réflexif, voire critique, sur la capacité heuristique des théories, des postures épistémologiques et des méthodes à partir desquelles se déploient nos actions et démarches comme chercheuses et chercheurs dans le champ de l’interculturel.

Les travaux au sein de cet axe nous ont permis l’organisation de symposiums Jeunes Chercheurs lors du 18e et du 19e congrès international de l’ARIC (respectivement à Nice en 2021 et Québec en 2023) à partir desquels ce numéro spécial s’est construit.

Une diversité d’approches de l’interculturel en recherche

Le besoin de se questionner sur nos approches des réalités de terrain n’est évidemment pas neuf, et il s’agit aujourd’hui de la nécessité de revisiter nos postures épistémologiques et nos méthodologies à la lumière des enjeux et défis de l’époque. En effet, le premier numéro de la revue Alterstice posait déjà la question de la pluralité de sens de la notion d’interculturel en recherche. Gajardo et Leanza rappelaient, en introduction de ce premier numéro, que « pour certains, l’"interculturel" dans le champ scientifique définit une approche particulière, à la croisée des disciplines; pour d’autres, c’est un incontournable, voire un objet en soi » (2011, p. 4). Lavanchy, Gajardo et Dervin ont conclu par ailleurs que s’il existe un certain « flou sémantique » de la notion d’interculturel, elle nécessite néanmoins de porter « son attention sur ce qu’il se passe quand rencontre [ou comparaison] il y a » (2011, p. 8) et d’y inclure les dimensions culturelles portées par les personnes.

De plus, White, Gratton et Rocher (2014) précisent que, notamment dans le contexte québécois, le terme « interculturel » est utilisé d’au moins trois façons : « comme réalité sociologique, comme courant ou tradition de pensée et comme orientation politique » (p. 7). ils affirment en ce sens que ces trois dimensions de l’interaction interculturelle sont bien souvent confondues, autant dans le débat public que dans les milieux institutionnels et académiques (White, Gratton et Rocher, 2014). Ce rappel de la diversité des sens donnés à la notion d’interculturel nous enjoint, comme l’avance White (2014), à faire oeuvre de clarté quant au registre auquel nous nous adressons et quant à la position épistémologique, éthique, voire politique dans laquelle nous nous situons comme chercheuses et chercheurs.

Si l’interculturel désigne donc au minimum un processus dynamique et relationnel (Lathoud, 2021, p. 35), Stoïciu (2011), précise que l’inter peut être compris comme :

une rencontre avec, une rencontre entre et une rencontre agissant sur. Le mot avec est indicateur des acteurs en présence. Le mot entre renvoie à la dynamique relationnelle en termes d’interaction, de positionnement, de négociation, de stratégie identitaire. Enfin, le mot sur est indicatif de la dynamique de changement contextuel

p. 67

Cette proposition laisse ainsi entrevoir une grande diversité d’approches possibles de l’interculturel, prenant en considération à la fois les personnes impliquées dans la relation, les dynamiques à l’oeuvre dans celle-ci ainsi que le contexte dans lequel cette relation a lieu. Ces trois dimensions complémentaires sont regroupées notamment par Cohen-Emerique (2011) ou encore Rachédi et Taïbi (2019) en approches subjectivistes, interactionnistes et situationnelles. Montgomery et Agbobli (2017) précisent que ces approches plus « subjectives […] s’intéressent davantage aux dimensions micro de la relation interculturelle » (p. 21).

D’autres auteur·e·s proposent de s’appuyer sur une perspective critique de l’interculturel distincte ou complémentaire à celles mentionnées plus haut (Halualani et Nakayama, 2013; Lathoud, 2021; Rachédi, Le Moing et Brunet, 2020). Montgomery et Agbobli (2017) précisent que « les approches critiques mettent l’accent principalement sur les dimensions macro, soit la façon dont les contextes historiques, sociaux, politiques et organisationnels influent sur cette relation [interculturelle] » (p. 21). Halualani et Nakayama (2013) considèrent également que : « A critical perspective is defined as one that addresses issues of macro contexts (historical, social, and political levels), power, relevance, and the hidden and destabilizing aspects of culture. » (p. 2). Différentes approches interculturelles critiques rejoignent ce projet de prendre en compte les rapports de pouvoir pouvant invisibiliser des dimensions épistémiques, sociales et existentielles. Ces dernières s’appuient notamment sur les apports des travaux en études féministes, post-coloniales et plus récemment sur le développement des approches intersectionnelles (Castro-Zavala, 2020; Doré, Vatz Laaroussi, Martineau et Kremer, 2019; Lathoud, 2021; Rachédi et Taïbi, 2019; Vatz Laaroussi, 2007).

Des courants tels que celui de la décolonialité (Hurtado Lopez, 2009; Mignolo, 2015) mettent quant à eux en lumière la persistance d’une hiérarchisation « occidentalocentrée » des savoirs, créant ainsi une « hégémonie des savoirs scientifiques » et une « invisibilité d’autres formes de connaissances » (Coenga-Oliveira, 2019, p. 1). Le projet des approches décoloniales vise ainsi à rendre possible l’accès « aux savoirs des groupes minoritaires historiquement déligitimés et rendus invisibles » (Coenga-Oliveira, 2019, p. 2). Dans la même perspective, Piron (2017) traite de l’écologie des savoirs qui « exige la reconnaissance des savoirs non seulement comme méthodes, mais aussi comme modes de vie. La connaissance est considérée comme ancrée dans une écologie des savoirs où chaque savoir a sa place, sa prétention à une cosmologie, son sens comme forme de vie » (Visvanathan 2016, cité dans Piron, 2018, p. 2). Autrement dit, il s’agirait d’interroger la place des savoirs, de reconnaître la pluralité des formes de connaissances ainsi que de créer des espaces dialogiques entre ces savoirs, la prise en compte de l’interculturalité participant à la création d’« une intelligibilité mutuelle entre les différentes expériences du monde » (De Sousa Santos, 2011, p. 40).

Nécessité d’une créativité méthodologique?

Cette diversité de posture épistémologique et de positionnements théoriques entraîne avec elle continuité, renouvellement et émergence de méthodologies visant à opérationnaliser ces différentes conceptions du monde afin d’appréhender et comprendre les enjeux de l’interculturel de notre époque. En ce sens, Rachédi, Le Moing et Brunet (2020) avancent que « la recherche interculturelle doit se déployer au coeur des contextes socio-politiques actuels ». Cela nécessite « d’accorder une place réelle à la créativité comme incubatrice de protocoles de recherches originaux, qui mobilisent des espaces, des acteurs, des médiums atypiques, qui donnent lieu à des productions de connaissances pertinentes et légitimes » (p. 9).

Une grande variété de méthodes voit le jour depuis des décennies, inspirées de courants émergeant de différents contextes sociaux et scientifiques à travers le monde, de plus en plus mobilisés en recherche interculturelle. Nous pensons ici, sans exhaustivité, aux méthodes participatives de type recherche-action (Anadòn, 2007; Castonguay, 2019; Das, Fortin et Lalande, 2012; Das, Grégoire et Galarneau, 2009; Doré, Vatz Laaroussi, Martineau et Kremer, 2019) ou encore aux recherches collaboratives (Guilbert, 2007; Morrissette, 2013; Prévost, 2010), qui visent notamment à « mettre les acteurs en dialogue autour du sens qu’ils donnent à leur réalité […] l’appropriation du sens et la transformation de la réalité pour les divers acteurs concernés » (Vatz Laaroussi, 2007, p. 4). D’autres approches, dont les approches biographiques et réflexives en interculturel (Alaoui, 2018; Oulahal et Malbert, 2021; Piron, 2018), se centrent plutôt sur un travail de réflexivité, voire de positionnalité du chercheur ou de la chercheuse et des autres personnes à l’intérieur de l’écologie des savoirs. Bien qu’il ne s’agisse que d’une esquisse de la grande diversité des approches existantes aujourd’hui, cela laisse entrevoir la richesse méthodologique susecptibles d’être articulée pour tenter d’ancrer nos démarches de recherche interculturelle dans les réalités auxquelles nous faisons face aujourd’hui comme chercheurs et chercheuses.

Un numéro par et pour les jeunes chercheuses et chercheurs en recherche interculturelle

Les articles de ce numéro offrent l’occasion d’explorer différentes pistes de postures épistémologiques, de méthodes et de concepts qui sont mobilisés pour faire « face au caractère auto-poïétique du réel » (Fumeaux, 2024, p. 15). Ce numéro spécial est de plus constitué par des propositions qui émergent du travail de jeunes chercheuses et chercheurs qui, au moment d’écrire leurs textes, étaient au coeur de leur propre processus d’apprentissage de recherche doctorale.

Ce numéro d’Alterstice est donc en filigrane un espace par et pour les jeunes chercheurs et chercheuses. L’axe JCCARIC a aussi été créé pour contribuer à les soutenir par rapport aux défis de s’engager dans la production de connaissances tout en apprenant à développer les compétences nécessaires à la recherche (Becker, 2004; Le Boucher, 2020). Par ailleurs, cet apprentissage progressif a parfois lieu au croisement de défis d’inscriptions institutionnelles et disciplinaires, dans un contexte de recherche interculturelle où l’interdisciplinarité est de plus en plus favorisée (Bühlera, Cavaillé et Gambino, 2006; Fresneau et Gautier, 2020). Nous avons ainsi pensé ce numéro comme une occasion d’encourager les jeunes chercheurs et chercheuses non seulement à partager leurs travaux et leurs réflexions en recherche interculturelle, mais aussi à profiter d’un espace pour se familiariser avec l’exercice de l’écriture d’articles scientifiques.

Présentation des articles

Ce numéro s’est construit progressivement non pas sur un objet spécifique, mais plutôt à partir d’une invitation plus large à partager des réflexions d’ordres conceptuel, épistémologique et méthodologique, à partir des enjeux rencontrés dans l’élaboration d’un projet de recherche, qu’il soit doctoral ou non. La somme des articles ne prétend donc pas faire le tour d’un sujet particulier, mais constitue plutôt une « fenêtre » sur des questions rencontrées par de jeunes chercheurs et chercheuses dans des contextes de diversité culturelle.

Le premier article, de Carole Fumeaux, déploie une réflexion autour d’une épistémologie du lien, en revisitant la vision de la diversité, dans une perspective d’écarts féconds pour la relation et en chemin vers une nécessaire hospitalité. Appuyée sur cette épistémologie, elle se questionne également sur le lien entre scientificité et engagement social, dans une perspective solidaire, engagée, qui renonce à la neutralisation de l’expérience personnelle pour prendre consistance « à travers un aller-retour entre plongée dans le réel et réflexivité » (Fumeaux, 2024, p. 18).

Le texte de Rahel Banholzer nous invite quant à lui à porter notre regard sur la question de la décentration en tant que chercheuse en contexte de diversité culturelle, par le prisme du journal de bord comme méthode et appui. Elle y aborde d’emblée l’enjeu de la positionnalité de la chercheuse qu’elle est, au coeur de son terrain et au sein de son équipe de recherche. La positionnalité est abordée ici comme une question plus large que purement méthodologique, osant plonger dans l’épineuse réflexion sur les enjeux de pouvoir, les rapports implicites, normatifs et moraux qui se construisent dès lors que nous entrons dans le projet de faire une recherche (Banholzer, 2024).

Les articles suivants nous proposent une réflexion à partir d’enjeux rencontrés sur des terrains de recherche variés.

Le texte de Maude Arseneault, Anthony Grégoire et Isabelle Comtois met de l’avant la question de l’humilité comme concept et comme posture opératoire au coeur de situations de terrains de recherches anthropologiques. Celles qui nous sont présentées illustrent différentes étapes d’une recherche, de sa conception à la réalisation et aux négociations avec les personnes rencontrées. Les auteur·e·s évoquent ainsi que : « ces réflexions contribuent à mettre en lumière la négociation entre une chercheuse ou un chercheur et sa posture de recherche, son terrain, puis ses collaborateurs et collaboratrices, où l’humilité permet non seulement de dépasser le choc, mais aussi de dénouer certaines tensions interculturelles et de favoriser la création d’un savoir partagé » (Arsenault, Grégoire et Comtois, 2024, p. 44).

Le texte d’Émilie Pigeon-Gagné aborde quant à lui des dimensions implicites, non dites, liées à des formes de violences vécues et observées et à l’intégration des ressentis comme sources de données privilégiées pour mieux comprendre ce que l’explicite n’éclaire pas. Elle traite de ces questions, qui semblent rester bien souvent dans le secret d’un journal personnel ou de discussions en « off », avec une perspective éclairant la dimension coloniale des savoirs et du rapport à la santé de même qu’avec un éclairage de la dimension psychique transférentielle et contre-transférentielle vécue et observée sur son terrain. Ce texte soulève ainsi des enjeux éthiques majeurs autour du silence, vécu sur des terrains de recherche, dans les choix faits par l’ethnographe de raconter – ou non – et il met en lumière les dimensions institutionnelles, sociales et politiques que cela implique (Pigeon-Gagné, 2024).

Le dernier texte de ce numéro thématique propose la narration de « l’arrière-scène » d’un projet : « Dialogue sur la Discrimination » qui s’est développé au sein d’un laboratoire de recherche. En effet, Maude Arsenault partage d’entrée de jeu que « l’approfondissement de ma rencontre avec les mouvements antiracistes, notamment au travers des réseaux sociaux, a fait émerger des questions de fond sur la pertinence et le bon fondement de mon approche interculturelle » (Arsenault, 2024, p. 64). Ce texte nous donne ainsi accès au cheminement personnel de la chercheuse ainsi qu’à celui de son équipe rechercne, permettant la mise en place d’un dispositif de mise en dialogue entre personnes portant des approches antiracistes et interculturalistes face à la discrimination systémique.

Conclusion et gratitude

Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, ce numéro ne tente pas de cerner un objet spécifique, mais plutôt de proposer un espace à voix multiples, portées par de jeunes chercheuses et chercheurs, permettant de partager des chemins, des découvertes, des postures et des écueils. Gratitude pour toutes les personnes qui ont rêvé ce numéro et ont prêté main forte à un moment ou un autre. Merci à Florie Bonvin, Élise Argouarc’h, Ingrid Lathoud et Laure Guillot-Farneti. Il nous semble important, au nom de l’équipe qui a travaillé sur ce projet de numéro, d’exprimer également notre gratitude à toutes les personnes qui ont osé soumettre des textes impliqués, impliquants, en s’autorisant à écrire au Je, en se situant comme chercheur ou chercheuse et donc en renonçant à la neutralisation de leur expérience personnelle, voire intime. Nous tenons également à remercier Yvan Leanza pour son soutien dans ce projet, projet qui a rencontré de nombreux écueils et bifurcations et qui nous a permis aussi d’apprendre ce que cela peut vouloir dire de coordonner un numéro de revue. Nous remercions enfin le comité d’organisation du congrès international de l’ARIC 2021 (Nice) qui a financé la publication de ce numéro spécial.