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Introduction : la ratification de la CDPH et ses conséquences

Grâce à la Convention des Nations-Unies relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), l'articulation entre migration et handicap a été de plus en plus mise de l’avant ces dernières années (Westphal et Wansing, 2018), ce qui conduit à une « ouverture interculturelle de l'aide aux personnes handicapées ». Il s’avère aujourd’hui nécessaire de lutter contre les exclusions survenant dans le contexte de la migration et du handicap par une coordination et une mise en réseau des actions de l’État fédéral, des Länder et des communes. Les soutiens en matière de migration et de handicap doivent être conçus de manière coordonnée afin de mieux atteindre les familles qui reçoivent peu de soutien de la part de l’aide aux personnes handicapées. Les associations de parents, en particulier, sont considérées comme des actrices clés dans ce processus, en tant que médiatrices et partenaires de l’aide aux personnes handicapées.

Avec la ratification de la CDPH, cependant, la « critique de l'inclusion [...] est aussi devenue à la mode », écrit Hans Wocken dans la Süddeutsche Zeitung (Wocken, 2018). Cette critique porte en particulier sur la mise en oeuvre de l'éducation inclusive et de la pédagogie du vivre-ensemble [gemeisam Unterricht]. Ce projet est généralement considéré comme un échec. Selon l'Institut allemand des droits de l'Homme, le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie a beaucoup de retard à rattraper en matière d'éducation inclusive : « Le soutien aux élèves qui ont besoin d'aide se fait presqu’exclusivement dans des établissements spécialisés. Ainsi, à cet égard, aucun progrès n'a été réalisé dans la mise en oeuvre de la CDPH » (DIfM, 2019). En même temps, le « taux d'intégration » a augmenté. On peut en conclure que de plus en plus d'enfants sont diagnostiqués comme ayant des besoins éducatifs particuliers dans les écoles ordinaires. D’après Linda Supik, il s'agit non seulement d'un problème d'étiquetage des capacités des élèves, mais aussi d'un effet de cet étiquetage (Supik, 2018). L'école spécialisée se voit toujours attribuer le rôle de « soupape de sécurité » permettant de faciliter les procédures et d'accueillir les enfants considérés comme « non intégrables » en raison de leur appartenance sociale (Supik, 2018).

Diverses études empiriques montrent que la perception d'un ou une enfant en tant qu’issu·e de l'immigration [« migrantisé·e »] augmente la probabilité qu’il ou elle soit considéré·e comme ayant un besoin éducatif particulier (Powell et Wagner, 2014). Ces besoins peuvent être relatifs aux objectifs d'apprentissage, de maîtrise de la langue ainsi qu’au développement émotionnel et social, et ils concernent plus particulièrement certaines nationalités (supposées) (Supik, 2018). Les enquêtes de la Conférence des ministres de l'Éducation des Länder [Kultusminister Konferenz, ou KMK dans la suite du texte] révèlent en outre que les enfants migrantisés fréquentent beaucoup plus souvent des écoles spécialisées que les autres enfants (pour plus de détails, voir BMAS, 2016). Ces enfants ont donc beaucoup moins de chances de bénéficier d’une éducation inclusive.

Avec la mise en oeuvre de la CDPH, les familles migrantisées reçoivent davantage de soutien de la part de l’aide aux personnes handicapées et du travail social en matière de migration, notamment pour certaines prestations. L’accès à ces dernières est également facilité pour ces familles. Cependant, bien que l'accès au dispositif semble devenu plus facile pour de nombreuses familles grâce à ces efforts d’« ouverture interculturelle », la situation des (futur·e·s) élèves migrantisé·e·s s'est péjorée avec cette timide « mise en oeuvre » de la CDPH.

Étayant cette thèse, cette contribution présente les premiers résultats d'une recherche [de l'axe de recherche « Espaces éducatifs dans l'enfance et la famille » de l'Université technique de Cologne et de la Haute École de Niederrhein] qui indique que les familles migrantisées sont prises en charge par une multitude d’institutions différentes. Ces dernières tendent à orienter les enfants de ces familles vers des écoles spécialisées. Il apparaît que le discours sur l'école spécialisée influence les institutions qui sont en contact étroit avec les familles concernées. À partir de l'histoire d’une mère, Leila, cette contribution retrace un parcours d’orientation d’un enfant vers l’enseignement spécialisé en réponse à des besoins éducatifs particuliers et la recherche de possibilités de participation de l’enfant au sein de ce parcours scolaire singulier. Ces différents processus sont abordés dans une perspective relationnelle.

Ce texte traite donc du discours contemporain sur la famille, la migration et le handicap, ainsi que de ses conséquences. Ces dernières sont présentées à partir d’un cadre de référence permettant d’analyser l'interface entre migration et handicap. Ce cadre est appliqué ensuite à l’analyse des données résultant du collage ethnographique [méthode ethnographique d’inspiration pragmatique utilisée dans les recherches en éducation en Allemagne dont la démarche repose sur l’analyse conjointe entre chercheur et acteur des données collectées] de l’histoire de Leila.

Le discours sur la famille dans le contexte de la migration et du handicap

Les familles en contexte de migration et de handicap sont considérées comme un « groupe cible » difficile à atteindre par l’aide aux personnes handicapées. Dans cet article, j'utilise l’adjectif verbal  « migrantisé » ou « handicapé » pour attirer l'attention sur le processus de construction sociale qui sous-tend l'homogénéisation et l'essentialisation. Toutefois, cette stratégie ne peut être appliquée de manière cohérente dans la présentation d’enquêtes statistiques, car ces dernières appliquent des définitions spécifiques. Les termes mis entre guillements (« origine migratoire », « handicap » et « déficience ») sont ainsi repris des statistiques. Sur les 16,6 millions de personnes « issues de l'immigration », 1 580 120 personnes présenteraient une déficience, ce qui correspond à une proportion de 9,5 %. Elle est inférieure à la proportion de personnes handicapées dans la population « sans antécédents migratoires » (16,7 %). Parmi les personnes « handicapées et issues de l'immigration », 1,4 million de personnes ont immigré elles-mêmes (ont vécu directement l'immigration) et environ 180 000 personnes sont nées en Allemagne (n’ont pas vécu directement l'immigration) (pour plus de détails, voir BMAS, 2016). Étant donné que l’octroi de prestations pour l’aide aux personnes handicapées dépend toujours de la définition juridique du handicap ou de l'attestation de l’existence d'une déficience, cet écart semble être dû à des problèmes d'accès à l’aide pour les personnes handicapées.

Dans la recherche des causes du faible taux de prise en charge et dans les travaux portant sur l'absence de détection du handicap, les schémas d'interprétation culturalistes dominent généralement. Ces derniers présupposent par exemple l’existence de manières différentes de gérer ou de réagir au handicap, qui seraient déterminées par la culture ou la religion. Ces conceptions « culturalistes » présument qu’il existe une différence culturelle entre familles « immigrées » et « autochtones » (Amirpur, 2015 et 2016). Cette différence est considérée comme une cause possible de l’absence de recours à l’aide par les personnes handicapées (Amirpur, 2016; Beyer, 2003; Van Dillen, 2008). Les auteur·e·s de ces conceptions culturalistes s'intéressent en particulier aux familles d'origine turque ou de confession musulmane, pratiquantes ou non, en Allemagne. Ils et elles tentent de déterminer l'influence des concepts de handicap et de maladie considérés comme « culturellement influencés » sur la gestion du handicap au sein de la famille. Les obstacles à la participation se situent principalement du côté des familles, en référence à une supposée origine culturelle. Inversement, une lecture intersectionnelle de la situation de vie des familles vivant à l'interface de la migration et du handicap (Amirpur, 2016) met en évidence la pertinence et l'interdépendance d'autres rapports de force dans la recherche des causes des difficultés d'accès à l’aide aux personnes handicapées. L'imbrication des rapports de classe et de genre, du capacitisme et du racisme affectent notamment les opportunités et le champ d'action des familles. D’une part, les structures linguistiques de pouvoir, présentes dans l’aide aux personnes handicapées, les désavantagent dans les demandes ; d’autre part, les expériences de discrimination raciale font que les familles n'ont pas accès au système.

La recherche présentée ici montre que l'accès des familles à une éducation inclusive dans le contexte de la migration et du handicap est rendu plus difficile et que ce processus de ségrégation commence dès la garderie. Il faut souligner que la résistance des parents est souvent interprétée comme un refus d'accepter le handicap. Cette altérisation a de graves conséquences pour l'enfant et la famille et est étroitement liée aux processus de normalisation et d'intégration (Riegel, 2016).

Dans ce qui suit, nous montrerons les formes d'altérisation auxquelles les familles sont confrontées dans leur recherche d'une éducation inclusive pour leurs enfants et comment l’aide aux personnes handicapées, ainsi que le système éducatif, utilisent les institutions – qui devraient en principe représenter les familles et leurs intérêts – pour augmenter la pression sur ces dernières. Avant de débuter, nous allons présenter notre cadre analytique.

Cadre de référence pour l'analyse des processus d’altérisation

L'approche de l'intersectionnalité, qui traite du chevauchement de différentes formes de discrimination (Amirpur, 2016), s'avère particulièrement adaptée pour traiter de l'interface entre migration et handicap. Le concept d'altérisation, en tant que notion centrale de la théorie postcoloniale constructiviste (Riegel, 2016; Said, 1978; Spivak, 1985), doit également être pris en considération. L'altérisation est ainsi conçue comme un processus de « construction de la différence » (Attia, 2014 ; Castro Varela et Dhawan, 2005). Sur la base de différences supposées ou réelles, les personnes considérées comme Autres sont assignées à des groupes possédant une « essence » spéciale spécifique, culturelle, religieuse ou biologiquement déterminée. Cette attribution crée une normalité construite qui n'est pas explicitement nommée, mais qui agit comme « point de référence évident et extrêmement puissant » (Riegel, 2016, p. 53) dans les domaines de l’éducation et du travail social.

Selon Christine Riegel, le concept d'altérisation est multidimensionnel, il implique une perspective intersectionnelle qui intègre différentes frontières et uniformisations. Le modèle de l'altérisation convient donc également pour analyser la reconstruction des exclusions à l'interface de la migration et du handicap dans les systèmes d'éducation et de travail social.

Concernant l'analyse intersectionnelle, deux concepts sont utilisés ici. Premièrement, celui de « capacitation » [ableism] issu des disability studies (voir Campbell, 2009), il s’agit d’une perspective critique des normes sociales de capacité, de classification des individus selon leur constitution, leur capacité et leur performance et, si celles-ci ne sont pas reconnues comme « utiles » et « normales », de leur dévaluation et leur exclusion (Buchner, Pfahl et Traue, 2015). Deuxièmement, en lien avec le domaine de la migration, le concept de racisme est mobilisé en tant que forme de marquage arbitraire des « différences » telles que la couleur de peau, la religion ou la nationalité par exemple (Hall, 1989).

Pour l'analyse intersectionnelle, différents domaines d'analyse et leurs interactions peuvent être pris en considération (Riegel, 2016) : d’une part le domaine des conditions sociales, des discours et des pratiques sociales et d’autre part celui du sujet et de l'action subjective.

Processus d’altérisation dans le contexte de la migration et du handicap : un collage ethnographique

Cette partie mobilise la méthode du collage ethnographique (Richter, 2019) pour illustrer les mécanismes d'altérisation. Le focus est mis sur une association active à l'interface de la migration et du handicap dans différents domaines et institutions. L'association se présente sur son site internet comme une alliée et une partenaire des familles concernées. Elle vise à aider les personnes à « construire leur vie de manière indépendante et responsable ». Parmi les établissements ou structures gérés par l'association, certains sont concernés par l’articulation de la migration et du handicap. Il s’agit notamment de garderies et de services sociaux qui sont en coopération étroite. En outre, l’association propose un groupe d'entraide par les pairs pour les parents, composé de mères d'origine turque ayant un ou une enfant handicapé·e. Pour le collage ethnographique, nous utiliserons différents matériaux empiriques qui ont été recueillis dans le cadre d'une ethnographie intersectionnelle de l'articulation de la migration et du handicap. Nous postulons qu'il existe un lien de pertinence entre les différents formats de données. Le collage recueille et interprète les données en lien avec l’objet de l’enquête : ici, il s’agit du processus d’altérisation dans le contexte de la migration et du handicap. Il vise à répondre aux questions de recherche suivantes :

  • Quels sont les processus d’altérisation mis en oeuvre par les acteurs et actrices des institutions socio-éducatives en contact avec les familles ? Quels sont les processus de catégorisation, de délimitation, d’uniformisation et de normalisation des discours et des pratiques mobilisés par les acteurs et actrices qui accompagnent les familles ?

  • Quelles sont les réalités produites par la nécessité de définir un diagnostic, un besoin de soutien ou une formation spécialisée ? Quelles sont les représentations des besoins de soutien qui en découlent ? Quelle est l’importance des constructions de la différence ?

Nous postulons que l'altérisation, dans le contexte étudié, est étroitement liée à la rhétorique du « soutien » et du « besoin de soutien ».

Dans le cadre de l’étude par collage, des entretiens ont été réalisés avec le personnel des garderies sur l’évolution des processus d’inclusion en leur sein. Les autres éléments pris en compte dans le collage sont un récit biographique de Leila, mère d’un enfant handicapé et membre de l'association, un verbatim d’entretien avec une conseillère de la permanence migration [Migrationsberatung, littéralement conseil de migration, qui est service mis en place par l’association pour accompagner les familles migrantes et répondre à leurs questions] sur la situation de la famille en général et enfin un extrait d'une discussion de groupe avec les mères du groupe d'entraide dans lequel il est fait référence à la situation actuelle de Leila et de son fils.

Petite enfance

Au début de l’enquête ethnographique, 14 entretiens ont été menés avec des éducateurs et éducatrices sur leurs représentations de l'éducation inclusive. L’analyse des entretiens montre que l'intégration des enfants ayant des besoins éducatifs dits particuliers est considérée comme faisant naturellement partie du travail éducatif dans de nombreuses garderies : « ça fait partie, oui, toujours, depuis, oh, aussi loin que je m’en souvienne, quelqu'un vient toujours, euh, oui » (INT6). Les garderies, bien qu’en principe orientées vers l'inclusion, ne manquent pas de recommander une école spécialisée. En effet, les éducateurs et éducatrices sont aux prises avec les approches préventives et diagnostiques qui sont apparues suite à la mise en oeuvre de PISA et de la CDPH, ce qui influence désormais leur vie quotidienne et l'orientation de leur pédagogie. Il est maintenant important de soutenir les enfants de la meilleure façon possible :

...puis il y a toute cette documentation, qui a été ajoutée au fil des ans et des demandes sont faites... J'ai le sentiment que souvent je ne suis pas avec l'enfant.

INT6

Par ailleurs, on peut également constater que les spécialistes de l'éducation et de l'inclusion sont d'accord avec les principes de cette politique éducative. Malgré les difficultés, il y a peu de résistance vis-à-vis de ces tendances à la normalisation. Ces intervenants et intervenantes subissent beaucoup de pression : « Nous avons vraiment mis le paquet pour qu'il puisse aller à l'école » (INT1). Ceux qui sont surnommés les « forces-I » [équipes d’intégration, sur le modèle des équipes d’intervention dans d’autres métiers] décrivent ainsi leurs efforts pour promouvoir le développement des enfants, les rendre aptes à l'école et les aider à « progresser » (voir INT5). Ils et elles se conforment aux attentes du système éducatif en proposant une « éducation de qualité » afin de réduire les désavantages sociaux, comme le suggère le discours sur l'éducation précoce. Lorsque les enfants ne répondent pas aux exigences ou ne correspondent pas aux « normes » de développement malgré les interventions éducatives, les considérer comme « ayant besoin d'un soutien éducatif particulier » permet aux intervenantes et intervenants de se décharger. Par ailleurs, l’affirmation « Votre enfant est maintenant un (ou une) élève d'âge préscolaire » conduit finalement les parents à céder alors qu’ils avaient refusé des mesures de soutien : « [ç]a débloque la situation » (INT1). Dans ce processus, les enfants migrantisé·e·s et handicapé·e·s considéré·e·s comme multilingues sont particulièrement visé·e·s, car «  ils doivent gérer tellement de langues en même temps » (INT5). Dans l'interview, cette éducatrice plaide pour réduire au maximum la diversité linguistique, car les enfants handicapé·e·s ne sont pas considéré·e·s comme à la hauteur de ce défi. Ils sont orientés vers une école spécialisée, parce que ce serait « vraiment [...] mieux » (INT5) pour eux, en tenant compte de leurs parcours dans les classes plus petites. Une frontière est ici tracée sur la base des catégories « enfants monolingues » et « enfants multilingues ». Cette représentation du multilinguisme comme problématique va de pair avec la perception selon laquelle le besoin particulier de soutien doit être traité par l'école spécialisée. Le monolinguisme des enfants est considéré comme la norme à atteindre et fixe alors le standard de leur capacité à fréquenter l'école ordinaire. Soit les pédagogues parviennent à normaliser les élèves, soit ces enfants sont orienté·e·s vers l'école spécialisée, comme les autres élèves ayant besoin de soutien. Le diagnostic de « retard de développement du langage » sert de « diagnostic auxiliaire » (Amirpur et Schulz, 2021).

L'exemple suivant montre que les familles ne réussissent qu'avec une extrême difficulté ou avec beaucoup d'efforts à s’opposer à ces mesures de séparation.

Les parents

Dans son interview biographique, Leila (M1) parle de son fils Can, qui a maintenant huit ans. Bien que le récit concerne sa vie depuis la naissance de l'enfant, la mère ne mentionne guère les quatre premières années de vie de l'enfant, qui ont été très stressantes pour lui et pour ses parents. Elle débute son récit par la scolarité de son fils ; celle-ci encadre également le reste de son récit. Elle décrit sa recherche d'une école adaptée :

Le corps enseignant [le conseil d'administration de l'école] m'a envoyé des lettres deux ou trois fois, et j'ai dû me battre. J'ai dit : « Non, mon enfant n'ira pas là-bas. Il doit y avoir des écoles inclusives, je veux qu'il aille dans une école décente. » Cela a bien fonctionné au début.

La mère veut que son fils aille dans une école ordinaire. Elle critique le système d'éducation spécialisée et les mesures de séparation. Son véritable « combat » commence avec le passage de la garderie à l'école et lorsqu'elle doit se défendre contre la commission scolaire. Elle réussit, car la commission scolaire semble remarquer que la mère « ne lâche pas ». Après deux ans et demi dans une école ordinaire, « les problèmes ont commencé ». Un diagnostic d’épilepsie est posé suite à des changements de comportement :

Et à l'école, ils l'ont immédiatement étiqueté, oui, parce que « dans la cour de récréation, il ne pouvait pas suivre les autres enfants ». À mon avis, il aurait pu y rester.

Le corps enseignant commence à considérer la présence de l'enfant à l'école comme problématique. Il essaie d'influencer la mère pour qu'elle retire son fils de l'école et l'envoie dans une école spécialisée : « Je me suis battue pour ça, je me suis battue pendant longtemps. »

L'expérience de Leila à l'école est marquée par des injonctions et des pratiques abusives. Le corps enseignant considère qu’il est là pour les « enfants normaux ». Un soutien individualisé pour répondre aux exigences de l'école est considéré comme inutile ; l’obtention d’une signature qui aurait rendu possible un soutien financier de la part de l’État est refusée. La mère reproche à l'école de ne pas avoir intégré Can dans la communauté scolaire, de ne lui apporter aucun soutien et de saper ses efforts de travail extrascolaire. Même le « passage à l'enseignement spécialisé au sein de l'école ordinaire » (Hinz, 2002), souvent critiqué, ne semble pas avoir eu lieu ici puisque l’élève n’a pas bénéficié d’un soutien pédagogique adapté au sein de sa classe. Can ne correspond pas à la norme imaginée et ne remplit donc pas les conditions (imaginées) de participation à l'école ordinaire. Bien qu’ayant un besoin éducatif particulier reconnu, Can est donc tributaire de la bonne volonté des enseignants.

L'école fait plusieurs tentatives pour convaincre la mère qu'elle doit retirer son fils de l'école. Le corps enseignant prend des rendez-vous avec les services d’aide aux familles. « Ils ont juste... pris les rendez-vous sans ma permission. » Elle se rend aux rendez-vous avec son mari et son fils de peur que le service de protection de l’enfance ne les sanctionne :

Ils ont dû dire, d'une manière ou d'une autre, que nous n'étions pas à la hauteur comme parents. Ils nous ont aussi donné ce sentiment [...]. Finalement, nous nous sommes aussi sentis un peu bizarres, si inutiles, contre notre enfant. Nous ne l'avons pas assez préparé… à l’école de la vie.

Leila perçoit l'attitude des professionnels comme paternaliste et la vit comme une tentative d'ingérence excessive, mais elle est blessée par le fait d'être traitée comme une mère déficiente et que sa famille soit considérée comme telle. À plusieurs reprises au cours de l'entretien, elle affirme avoir été trop préoccupée par la maladie de son fils et d’avoir ainsi accordé trop peu d'attention à son « éducation ». Ce faisant, elle renvoie au discours sur la critique institutionnelle de la compétence éducative des parents, qui repose sur l'hypothèse fondamentale selon laquelle, dans de nombreuses familles, « le potentiel de soutien des processus éducatifs formels des enfants fait défaut » (Otyakmaz et Karakaşoğlu, 2015). Cette préoccupation touche particulièrement les familles migrantisées (Amirpur, 2019), qui sont régulièrement décrites dans les institutions et les discours politiques comme étant déficientes en termes de compétence éducative et de volonté de coopérer avec les institutions éducatives. Si on s’entend généralement sur leur orientation en matière de formation, leurs efforts pour permettre à leurs enfants de participer à la société ne font guère l'objet d'un discours public.

Bien que Leila ne soit pas intimidée par l'intervention de l'école, elle finit par céder lorsque l’enseignante titulaire de la classe de Can lui propose d'observer les moments de récréation. Leila observe son fils pendant deux jours d'affilée :

De loin et de près. Les enfants ne l'ont pas vraiment inclus, mais je pense que les enseignants auraient pu faire quelque chose de mieux, qu'ils auraient pu aussi régler une petite querelle avec les enfants, qu'ils auraient pu rassembler les enfants. C'est une école intégrative, hé, il y a aussi d'autres enfants. Pourquoi ne m'aide-t-on pas, pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Peut-être que mon fils aurait pu rester là-bas. C'est-à-dire que c'est toujours mon opinion, car en fait c'est un garçon intelligent.

Leila résiste fortement aux recommandations concernant le traitement de son fils. Can obtient finalement une place dans l'enseignement inclusif, mais cela ne met pas fin au débat sur la scolarité « appropriée » pour lui. Les enseignant·e·s créent de lui une image d’« incapable » et « ayant besoin de soutien », ce qui implique d'autres acteurs et actrices et différentes stratégies. Des institutions « externes » sont mobilisées en tant que « soutien familial » et l’instance supposée soutenir les parents tente de les convaincre d’adhérer à cette représentation déficiente de Can. En plus de l’évaluation de ses performances en classe et de la documentation de son écart à la norme par le corps enseignant, ses interactions avec ses pairs sont considérées comme un élément central de leur analyse. Elles participent ainsi de la légitimation de son statut de membre de la communauté scolaire.

Leila se demande aujourd'hui si la ségrégation de Can constitue une réaction vis-à-vis d’elle et de l'origine ethnique de Can. Elle fait remarquer que ce sont surtout les « étrangers » qui passent de l'école ordinaire à l'école spécialisée : « C’est ce que ça montre, hein ? » Elle soupçonne un racisme caché derrière des « discours de soutien ». Ainsi, il apparaît, dans le contexte des pratiques de normalisation et de la rhétorique du soutien, que la perspective dominante du corps enseignant correspond à cette façon problématisante de parler d'un élève. La mission pédagogique consiste alors à mettre Can sur la bonne voie, qui se situe ici en dehors de l'école ordinaire.

La permanence migration

Le programme de la permanence migration stipule que les migrants et migrantes doivent être « soutenus dans leur processus d'intégration ». Selon leurs propres déclarations, les intervenants et intervenantes travaillent depuis de nombreuses années avec des migrants et migrantes ayant des proches handicapé·e·s. La permanence migration est particulièrement fréquentée par les personnes d'origine turque. Cela ne semble pas surprenant, car les personnes qui demandent conseil sont principalement des migrants et migrantes de première génération, qui rencontrent notamment des intervenants et intervenantes turcophones.

À la suite à une augmentation des demandes provenant de mères d'enfants handicapés, qui ont exprimé le besoin d'un soutien dans la vie quotidienne, la permanence migration a créé un groupe d’entraide destiné aux mères turques. Étant donné que ce sont principalement les familles immigrées de Turquie en Allemagne qui demandent des conseils et que ce sont presque exclusivement les mères qui sont concernées, les intervenantes et intervenants des services liés au handicap et à la migration estiment que les femmes de cette origine ont aussi des problèmes pour « gérer » le handicap de leur enfant. Le groupe se réunit régulièrement dans les locaux de l'association. Leila en fait partie. Une conseillère accompagne le groupe, elle est à sa disposition concernant les questions juridiques, les demandes etc. Après une discussion de groupe avec les mères, j'ai l'occasion de parler à la conseillère M.B. qui les suit. L’extrait suivant est tiré de cet entretien :

Extrait d’entretien avec la conseillère :

Nous avons ici de nombreuses mères qui ont besoin d'un soutien psychosocial. Le problème est que les gens ici essaient encore de faire semblant. Vis-à-vis des autres. « Que vont penser les autres ? » Même les parents. « Tout va bien pour nous. Nous devons montrer au monde que tout va bien pour nous ». Les familles turques ont beaucoup de choses en commun. C'est une question de culture. Je les connais bien. Et elles ne s'occupent pas de ça, du handicap. Elles ne veulent pas accepter que leur enfant aille dans une école spécialisée. Et cela les met sous pression. Je voudrais que toutes les mères bénéficient d'un soutien psychosocial intensif, qui leur permette de se laisser aller et d'apprendre à vivre avec le handicap. L'accepter.

Dans l'interview, la conseillère fait référence à des différences supposées entre les familles qui vont dans le sens de l'appartenance à une « culture » et à une « nation ». Il existerait des divergences entre les normes et les valeurs des parents « turcs » et celles des parents considérés comme allemands. Elle s'inscrit ainsi dans les interprétations et les pratiques actuelles selon lesquelles les familles seraient sous pression en raison de « leur culture » (voir partie 3 ci-dessous). Le fardeau des familles résulterait de leur incapacité à faire face à une situation qui n'est pas « normale », de leur manque d'acceptation du handicap de leurs enfants et de la nécessité de « sauver les apparences ». La conseillère se réfère à des cas tels que celui décrit plus bas dans lequel l’acceptation de la scolarisation de l’enfant en école spécialisée devient la preuve d’une bonne gestion et d’une acceptation du handicap. La ségrégation dans le système spécialisé n'est pas remise en question. La conseillère, qui considère qu’elle défend les familles, mobilise en même temps une représentation des familles et de leurs enfants comme étant différents, ayant besoin de soutien et s'écartant de la « culture allemande ». En outre, elle fait référence aux relations entre les sexes et justifie ainsi la création d’un « groupe de mères » : ce sont les mères qui ont besoin de conseils psychosociaux, car les pères jouent un rôle subalterne dans les questions d'éducation, de formation et de participation. Cette vision s'inscrit ainsi probablement dans une rhétorique des structures familiales patriarcales. Dans la littérature culturaliste sur la migration et le handicap, les femmes et les mères se voient souvent attribuer le rôle de victimes passives. L'image culturalisée implique une certaine répartition des rôles en fonction du genre. Par exemple, le rôle du père est souvent attribué au soutien de la famille car son travail est le mieux rémunéré. Les mères ont donc tendance à abandonner leurs activités professionnelles pour s'occuper de l'enfant (voir plus loin). En même temps que la conseillère brosse un tableau unilatéral et essentialisant des familles issues de contextes turcophones, elle affirme son expertise en indiquant qu’elle s’y connaît avec ces familles.

Au travers de pratiques d'ethnicisation et de culturalisation entremêlées de constructions de la différence liées au genre et de représentations discriminatoires, la professionnelle établit des stratégies de normalisation dans son travail avec les familles. Il apparaît donc que la permanence migration s’intéresse à la question de l' « intégration » des familles selon la perspective de la société dominante, qui fixe aussi les règles et la norme pour « gérer le handicap ».

Le groupe d'entraide de l’association

Sous forme de cycles de discussion, le groupe d'entraide se voit attribuer un rôle clé dans la prestation « d’aide pour faire face » au handicap. Il repose sur le principe de « similitude de destin » (Matzat, 2004, p. 29). L’aide aux personnes handicapées mise de plus en plus sur cette forme de participation familiale impliquant une « ouverture interculturelle » du soutien : les membres du groupe doivent devenir des partenaires incontournables et servir de médiateurs et médiatrices entre le dispositif de soutien et les familles concernées.

Lors d’une discussion de groupe, Leila aborde la question de la scolarisation spécialisée de son fils. Elle cherche une explication aux pratiques de l'école ordinaire. D’abord, les autres participantes l'écoutent puis lui expliquent les raisons du comportement des enseignants et enseignantes. La conseillère (M.B.) est également présente, elle ouvre la discussion qui se déroule en allemand et en turc.

La discussion de groupe est dominée par la production de discours disparates. La conseillère introduit le critère de « rapidité » que l'école est obligée de respecter. Le rythme est considéré comme une norme et un standard dont Can s'écarte. À cause de cet écart, il ne peut pas rester dans la classe ordinaire. Enfin, la conseillère émet l’hypothèse que l’enfant a une faible confiance en soi et un sentiment d'être dépassé, une caractéristique typique des constructions discriminatoires (Boger et Textor, 2016). Le manque de capacité à suivre devient un indicateur légitime de l'exclusion de Can de l'école ordinaire. Il est intéressant de noter que le principe d'obligation de passer à un enseignement inclusif n'est pas abordé au cours de la discussion. Le fait que Can soit déjà passé par l’ensemble du processus de différenciation « normal / non-normal » n’aboutit pas à sa participation légitime à l'enseignement inclusif. C’est l’école spécialisée, et non l’école ordinaire, qui joue ici le rôle de soutien normalisateur, l’enseignement spécialisé assumant le rôle d’expert. Après que Leila a décrit ses problèmes avec l'école spécialisée, la conseillère (MB) prend la parole.

MB : Puis-je dire quelque chose à ce sujet ?
Leila : Oui.
MB : Vous en avez également discuté au sein du groupe. Oui, et ce groupe a ...
Leila : [Interrompt] Oui, je me suis beaucoup battue pour cela.
MB : ... vous a également donné beaucoup de recommandations et de conseils.
M2 [une autre mère] : Vous avez aussi beaucoup pleuré.
MB : Vous avez déjà le soutien nécessaire ici. Et aussi émotionnel. Ce qu’une mère veut. C'est cette école ordinaire. Mon enfant devrait toujours bénéficier d'une participation égale, d'une éducation et ainsi de suite. Mais en même temps, vous mettez l'enfant sous pression dans cette forme d'école, parce que le personnel, les intervenants, l'école ...
Leila : Il avait aussi des aides à l'intégration. Mais je me suis aussi toujours sentie critiquée. C'était vraiment le cas. Ils m'appelaient toujours. Les petites choses...
M2 : [Interrompt] Leila, c'est ton enfant. Je comprends cela. C'est stressant pour les autres enfants aussi. Je comprends cela. Mais pour les autres enfants, c'est aussi stressant. J'avais ce problème avec le grand type en classe. Gentil, gentil garçon. Il a pris toute la place. Il devait marcher partout, manger, non, il n'avait pas sa place en classe. Et cela a toujours provoqué des maux de tête. Tous les enfants sont rentrés à la maison avec des maux de tête. C'est épuisant pour les autres enfants aussi.

Bien que la conseillère ait déjà joué un rôle majeur dans la discussion, elle redemande officiellement à Leila la permission d'intervenir. Cela donne un poids particulier à sa parole. Elle prend le « groupe » de femmes à témoin : Leila les a beaucoup consultées et a reçu un soutien émotionnel de leur part de mère à mère. Le groupe se voit ici attribuer le rôle de « bâtisseur de ponts » qui lui est dévolu (Lebenshilfe e.V., 2015). Le groupe contribue alors au processus de normalisation et cette fonction est renforcée par la conseillère. Celle-ci le rappelle en faisant remarquer que c'est maintenant à Leila d'accepter la situation après tous les efforts du groupe. Lorsque Leila refuse d’admettre l'argument de l’« incapacité éducative » de son enfant et fait remarquer qu'elle a accepté tous les soutiens proposés pour son fils, une mère (M2) intervient dans la conversation et fournit un autre argument à l’encontre de la scolarisation inclusive, le stress des pairs. Comme l'enseignante, le groupe utilise l'argument des « pairs ». M2 fait appel à la compassion de la mère pour les camarades de classe de son fils, qui se sont sentis stressés par sa présence.

Leila tente une fois de plus de convaincre le groupe que les conditions des premières années de la vie de son enfant étaient trop mauvaises pour l'élever comme un « élève capable ». Tandis que les autres participantes restent en retrait de la discussion, la conseillère reprend la parole :

MB : [interrompt] Je pense que tout est question d'acceptation quand on en parle.

Elle apporte ainsi la solution au problème : l'acceptation du handicap de l'enfant par la mère. Comme l’indique l’entretien mené avec elle, elle reproduit cette vision de l’aide aux personnes handicapées au sujet des familles d'origine turque. Aucune lecture alternative de la situation n'est proposée, comme par exemple considérer l’enfant comme un élève d'une école ordinaire avec des besoins éducatifs particuliers et recevant une aide à l'intégration. Leila est à la merci de la conseillère, qui utilise sa position de confidente et de porte-parole des familles pour briser sa résistance face à la reproduction de discours hégémoniques. Le groupe sert de point de référence à son évaluation, en la confortant dans sa tâche et en lui apportant son expertise.

Son argumentation sur la nécessité de la ségrégation de Can s’inscrit dans une perspective capacitiste. La résistance de Leila à l'école spécialisée est qualifiée de « féminine » et « maternelle » avec l’évocation d’un désir de normalisation spécifique au genre (« ce qu’une mère veut »). Sur la base de la discussion préliminaire, cette construction du genre apparait comme entrelacée avec des pratiques d’attribution ethnique.

Les mères, en revanche, ne font aucune essentialisation de « leur culture » durant toute la discussion, mais elles n'utilisent que des schémas d'argumentation capacitistes. Des différences peuvent être identifiées au sein du groupe. Celles dont les enfants sont adultes et sont passés par l’éducation spécialisée adhèrent à la différenciation basée sur les capacités et au fait que l’école ordinaire n’est pas accessible à tout le monde. Tandis que les mères ayant des enfants en âge scolaire sont plus réservées ou demandent de la compréhension pour Leila au cours de la discussion. Ainsi l'« instance de subjectivation scolaire » (Pfahl, 2011) semble déjà avoir eu du succès auprès des mères d'enfants plus âgés, qui justifient les problèmes par des déficits individuels dans les compétences d'apprentissage de Can. Les autres mères n'ont pas encore perdu leur résistance au système.

Conclusion

En 1996, Hans Wocken faisait remarquer que la « tolérance à la normalité » des enseignants diminuait de plus en plus (Wocken, 1996). En 2009, la ratification de la CDPH a suscité une véritable euphorie chez les partisans de l'éducation inclusive « pour tout le monde » et d’un changement du système éducatif. La CDPH était considéré comme un jalon et devait devenir un moteur d'inclusion. Dix ans plus tard, la désillusion prévaut. Aujourd'hui, la politique éducative s'appuie sur cette convention lorsqu'elle pratique l'altérisation, la normalisation et la ségrégation. La normalisation des performances, qui est à la base de la normalisation des élèves d’âge préscolaire et scolaire (Buchner, 2018), n'est presque jamais remise en question. Les enfants et les adolescente et adolescents sont comparé·e·s « à la norme » et catégorisé·e·s en bons, moyens ou même mauvais élèves. L'ensemble des normes (Gugutzer et Schneider, 2007) reste l'objectif des efforts éducatifs dans les établissements de la scolarité obligatoire et de plus en plus aussi dans l'éducation préscolaire. Si le « programme de normalisation » échoue, comme c'est le cas pour Can ici, les élèves sont considéré·e·s comme « non intégrables » et sont transféré·e·s dans des écoles spécialisées. Cela s'applique en particulier aux enfants migrantisés. Christine Riegel montre dans ses travaux que l'altérisation est fondamentalement associée à l'action pédagogique dans un contexte de différence et d'inégalité sociale (Riegel, 2016). Les résultats de son étude portant sur la migration et le handicap soulignent que l'altérisation fait partie de la « pratique quotidienne et évidente » des institutions qui accompagnent les familles et défendent leurs intérêts (Riegel, 2016, p. 226). Les comportements de résistance des familles doivent alors être traités dans le cadre de ce que l'on appelle les processus d'intégration. La garderie et l'école, l'aide aux familles, le soutien aux personnes handicapées, le travail social en matière de migration ou même l'entraide par les pairs font partie du processus de ségrégation. En effet, ce dernier se construit sur l'idée que ces personnes différentes « ont particulièrement besoin d'aide ».

L'altérisation, dans la figure de la « famille migrante qui n'accepte pas le handicap », peut offrir une issue au dilemme des intervenants et intervenantes, qui agissent en fin de compte contre leur propre compréhension de leur profession (centrée, selon eux, sur l’individu et son environnement). Ils et elles se justifient par le fait d'agir ainsi dans l'intérêt des enfants. Les efforts des familles pour se montrer progressistes et conscientes des besoins de leurs enfants restent ignorés. L'altérisation met fin à la discussion et à la résistance des parents : « Les pratiques d'altérisation peuvent [...] être un moyen de formatage, mais aussi un acte d'aliénation et de soumission (de tous les sujets concernés) à l'ordre hégémonique (non seulement scolaire, mais aussi social) » (Riegel, 2016, p. 226).

Le collage ethnographique présenté ici révèle des images d'une communauté de familles unies par la caractéristique de l'origine nationale ou ethnique, ce qui discrédite les familles dans leur souci de participation sociale de leurs enfants. Encourager les familles à accepter le handicap est une préoccupation éducative centrale. Les garderies, les services de conseil et les groupes d’entraide transfèrent également le discours professionnel de l'éducation spécialisée à leur « réseau », au sein duquel certaines caractéristiques du comportement des familles sont alors interprétées comme le fait qu’elles ont un rapport non résolu avec le handicap de leur propre enfant. L'autre thématique éducative spécifique qui apparait, concerne le diagnostic des enfants multilingues comme ayant un « retard dans le développement du langage ». Il n'a été que marginalement prise en compte dans cette contribution, il constitue l'autre grand chantier à investiguer à l'interface de la migration et du handicap.

L'analyse intersectionnelle montre qu’en contexte migratoire, le recours à l’éducation spécialisée s’impose encore davantage. L'analyse révèle un « conglomérat d’altérisation » fait de modèles d'interprétation capacitistes et racistes, d'images et de connaissances institutionnalisées qui sont difficiles à démêler et qui ne peuvent l'être qu'en considérant la situation elle-même. Parfois, la construction capacitiste des compétences prédomine, d'autres fois, ce sont les interprétations culturalisantes et ethnicisantes, souvent liées à des attributions basées sur le genre qui apparaissent. C'est souvent une argumentation mélangée qui permet de justifier une pratique hégémonique telle que la ségrégation des enfants migrantisés dans des écoles spécialisées et l’orientation des familles vers cette voie. L'accès à la famille par le biais de l’école et des mesures qui ont accompagné la ratification de la CDPH renforcent ce résultat. Ce processus semble d’autant plus pervers que la reproduction du savoir institutionnalisé agit dans l’intimité familiale. Même si le travail en réseau apporte de nombreux avantages, il s’agit peut-être de l'un des inconvénients de la mise en réseau des dispositifs d’accompagnement aux personnes handicapées, de ceux du travail social en matière de migration ainsi que des systèmes d'entraide par les pairs.

Les processus d’altérisation, qui servent à normaliser les familles migrantisées et à soutenir la ségrégation de leurs enfants dans des écoles spécialisées, sont complexes. L'analyse du collage ethnographique du domaine de la petite et de la moyenne enfance présenté ici montre qu'une lecture intersectionnelle de la situation est nécessaire pour déconstruire l’altérisation. Elle contribue à montrer à quel point les catégories de la migration et du handicap sont étroitement imbriquées quand on s’intéresse aux performances des individus.

Précisions sur la traduction

L’article présenté ici est issu de la traduction d’un chapitre d’ouvrage paru en allemand : Amirpur, D. (2020). „Vielleicht hätte mein Sohn dabei bleiben können“ – Eine ethnographische Collage zu Othering auf ‚behinderten Schulwegen‘. Dans A. Schondelmayer, C. Riegel et S. Fitz-Klausner (dir.), Familie und Normalität (p. 149-169). Budrich.

La traduction a fait l’objet d’une autorisation par l’éditeur à la demande de l’auteure. Le travail de traduction de l’allemand au français a soulevé différents enjeux qu’il convient de nommer. Tout d’abord, l’utilisation des guillemets ainsi que de la première personne du singulier dans le texte reprend celle faite par l’auteure dans le texte original. Il a été décidé de maintenir l’écriture « inclusive » utilisée par l’auteure, et ce, bien qu’elle soit moins fluide en français qu’en allemand. Il s’agit de respecter ainsi son choix épistémologique. L’option a également été prise d’utiliser le terme français d’« altérisation » pour traduire le concept utilisé en anglais de « othering » présent dans le texte original. Le néologisme « migrantisé » a été créé pour traduire le terme allemand « migrantisiert ». Ce choix renvoie à la construction du terme par Donja Amirpur. Pour elle, ce mot permet de souligner le caractère socialement construit et essentialisant d’une catégorie utilisée pour décrire un individu immigrant ou issu de la migration. Si le terme de « racisé » peut être trouvé dans des publications francophones par exemple, il se focalise sur l’apparence phénotypique. Le qualificatif « migrant » est parfois employé en se centrant, quant à lui, sur le statut migratoire, ce qui peut occulter la dimension socialement construite, avec un effet essentialisant de son utilisation en tant que catégorie, comme le précise Donja Amirpur dans son introduction. Pour cette traduction, il a donc été choisi de forger un néologisme pour rester au plus près de l’intention de l’auteure. Enfin, certaines précisions sont apportées par les traductrices entre crochets afin d’expliciter des éléments.