Résumés
Résumé
Alors que des formes variées de participation sportive se développent, les personnes ayant des déficiences peuvent être limitées dans leurs activités physiques et sportives. Néanmoins, dans certaines conditions, la compétition sportive permet le développement d’une participation qui n’a pas à être adossée à une logique de réadaptation et qui rend possible des processus de déstigmatisation dont on aurait bien du mal à trouver des équivalents dans d’autres espaces sociaux. On peut alors s’interroger sur la conception et les conditions de mise en oeuvre de ces compétitions sportives. Dans cette contribution, nous étudions les évolutions des compétitions sportives à la Fédération française de sport pour handicapés physiques entre 1968 (Jeux de Tel Aviv) et 1976 (Jeux de Toronto). À partir de données documentaires et notamment des numéros du bulletin fédéral, nous analysons comment les compétitions sportives évoluent en France à partir des litiges et critiques des épreuves passées. Grâce à cette approche pragmatique, nous mettons en évidence le développement en actes d’une approche particulièrement innovante (interactive et contextuelle) du handicap qui précède les évolutions conceptuelles de la fin du XXe siècle.
Mots-clés :
- Sport,
- paralympisme,
- handicapé physique,
- compétition,
- catégories sportives,
- sociologie pragmatique
Abstract
While various forms of sporting participation are developing, people with disability may be limited in their physical and sporting activities. Nevertheless, under certain conditions, sporting competition enables the development of a form of participation that doesn’t have to be backed by a logic of rehabilitation and makes possible processes of destigmatization whose equivalents would be hard to find in other social spaces. This raises the question of how these sporting competitions are conceived and staged. In this contribution, we study the evolution of sports competitions at the French Federation of Sports for the physically handicapped between 1968 (Tel Aviv Games) and 1976 (Toronto Games). Using documentary data, in particular issues of the federal newsletter, we analyze how sporting competitions are evolving in France, based on disputes and criticisms of past event. Thanks to this pragmatic approach, we are able to highlight the development in action of a particularly innovative (interactive and contextual) approach to disability, which predates the conceptual developments of the late 20th century.
Keywords:
- Sports,
- paralympism,
- physically handicapped,
- competition,
- sport categories,
- pragmatic sociology
Corps de l’article
Introduction
À l’heure où des formes variées de participation sportive semblent émerger et se développer (activité physique adaptée, sport partagé, collaboratif, etc.), les personnes ayant des déficiences[1] peuvent être fortement limitées dans leurs activités physiques et sportives (Héas, 2012). Dans ce cadre, le sport de compétition est singulier. Car cette pratique compétitive concerne finalement bien peu de personnes au regard de ce que représente la population des individus ayant des déficiences qui déclarent pratiquer une activité physique (Banens, 2014). Ce mouvement sportif, s’il a été mis en place d'abord dans une perspective rééducative avec la création de l’Association sportive des mutilés de France (ASMF) en 1954, s’est ensuite développé, en France, à partir des Jeux de Tel Aviv (1968), à travers une dimension compétitive (Ruffié et Ferez, 2013). Si la diversité corporelle des athlètes gêne parfois la comparaison des performances et constitue ainsi une difficulté centrale de l’adoption d’une logique compétitive, le spectacle sportif est néanmoins signifiant, comme en atteste le succès médiatique croissant des Jeux Paralympiques (JP) (Léséleuc et al, 2014).
Dans cet espace social spécifique, les personnes développent une participation sportive en tant que telle, c’est-à-dire qui n’a pas à être adossée à une logique de réadaptation (Legg et Steadward, 2011) et qui rend possible des processus de déstigmatisation (Marcellini, 2007) dont on aurait bien du mal à trouver des équivalents dans d’autres espaces sociaux. Cette participation offre finalement, selon Marcellini et Lantz (2014, p. 74), « un autre spectacle : celui de la "diversité" en mouvement ». Face aux difficultés persistantes que rencontrent les personnes ayant des déficiences pour participer à la vie sociale d’une façon qui les satisfasse pleinement, on peut s’interroger sur la conception et les conditions de mise en oeuvre de ces compétitions sportives. Dans cette contribution, nous étudions leurs évolutions à partir des réflexions et travaux impulsés par la Fédération française de sport pour handicapés physiques (FFSHP) dans une période qui s’étend des JP de Tel Aviv (1968) à ceux de Toronto (1976).
Malgré les vides historiographiques de la période (Le Noé, 2014), qui justifieraient l’intérêt d’une analyse historique, l’article est centré sur des enjeux sociologiques. En effet, l’évolution des compétitions, au tournant des années 1970, semble en grande partie liée à une reconfiguration du rôle des professionnels de la rééducation motrice (médecins et kinésithérapeutes) impliqués à la FFSHP. Or, cette transformation ne correspond pas à la remise en cause du modèle médical du handicap par un modèle social porté par des collectifs autoorganisés de personnes ayant des déficiences, qui a lieu un peu plus tard et dans d’autres espaces sociaux que le sport (Stiker, 2013). En effet, compte tenu de la difficulté à mettre en place une comparaison équitable des performances d’athlètes aux corps et aux capacités très différents, l’expertise « médico-technique » est incontournable : c’est à partir d’elle que se développe, en quelques années seulement, un modèle très avant-gardiste (interactif et contextuel) d’évaluation du handicap et des capacités dans la tâche sportive.
Nous souhaitons montrer que ce modèle est le résultat d’une construction en actes face aux contraintes pragmatiques du jugement sportif et qu’il précède ainsi les évolutions conceptuelles de la fin du XXe siècle (Fougeyrollas, 2002). Ainsi, nous voudrions insister ici sur la façon dont le développement du sport compétitif pour les personnes ayant des déficiences transforme la question du handicap.
I. De la réadaptation à la compétition : saisir les enjeux de sportivisation à travers le concept d’épreuve
A. L’importance des professionnels de centre de rééducation motrice aux débuts du mouvement
Contrairement à d’autres pays comme le Royaume-Uni où les médecins sont à l’origine des premières mobilisations sportives pour les personnes ayant une déficience, en France, elles sont initiées par des rassemblements autoorganisés de blessés de guerre. Pourtant, si l’Association sportive des mutilés de France (ASMF), première association sportive pour les personnes ayant une déficience physique créée en France (en 1954), doit ses premiers développements aux réseaux de sociabilité d’anciens combattants, elle se constitue néanmoins autour d’un objectif de rééducation fonctionnelle et de réinsertion sociale par la pratique d’activités physiques et sportives qui rend les médecins et le discours médical omniprésents (Ferez, Ruffié et Bancel, 2016).
Ainsi, les premières sections de l’ASMF se forment au sein des grands centres de rééducation de région parisienne (Institution nationale des invalides, Fontainebleau, Garches). À la fin des années 1950, face au besoin pressant de consolider l’édifice associatif, ces centres sont un lieu de recrutement privilégié. Ils représentent également, dans le contexte de militantisme syndical et politique au travers duquel se développe la notion de réadaptation après-guerre (Stiker, 2013), un appui institutionnel majeur. Afin de légitimer auprès des pouvoirs publics le bien-fondé de la pratique sportive des blessés de guerre, l’ASMF puis la FSHPF[2] recourent alors fréquemment à l’expertise médicale. Comme le président de cette fédération le rappelle en 1967 dans le bulletin fédéral « Second Souffle » (SS), le rôle des médecins est de « Donner constamment plus de "sérieux" au but que nous recherchons : l’adaptation physique et morale de nos amis handicapés à leur vie présente et à venir. »[3] Quelques mois après, le Dr Maury communique aux Assises nationales de médecine sportive sur « l’importance du sport dans la rééducation et la réadaptation des diminués physiques »[4].
Se constitue ainsi très rapidement un champ de savoirs plus ou moins spécifique, celui des bienfaits thérapeutiques – physiques mais aussi moraux et psychologiques – de la pratique sportive, permettant aux dirigeants de légitimer leur action.
L’expertise médicale est par ailleurs requise pour peser au sein des instances internationales du mouvement sportif pour les personnes handicapées – fortement dominées par les médecins et notamment par le neurochirurgien Ludwig Guttmann, fondateur des Jeux de Stoke Mandeville et qui deviendra rapidement président des deux organisations principales que sont l’International Sports Organization for Disabled (ISOD) et l’International Stoke Mandeville Games Committee (ISMGC) (Goodman, 1986). Enfin, les médecins des centres de rééducation deviennent vite incontournables dans la mesure où ils peuvent faire bénéficier les associations d’installations sportives aménagées. En 1969, le bulletin fédéral écrit à propos du centre de Kerpape qu’il « est en train de devenir le complexe sportif le mieux adapté aux différents handicaps que regroupe notre Fédération »[5]. En fait, jusqu’à la fin des années 1960, les médecins de l’ASMF puis de la FSHPF détiennent le monopole de la définition des « bonnes » et des « mauvaises » pratiques du sport pour les « handicapés physiques » (Ferez et al, 2018). Dans les années 1960, cette désignation est la plus courante parmi les sportifs de ce mouvement et s’appuie sur la référence médicale de l’atteinte du corps. A l’articulation des années 1960-70, des usages plus variés du terme handicap vont émerger, précédant les évolutions conceptuelles de la fin du XXe siècle (CIDIH et MDH-PPH). Ceux-ci renvoient aux incapacités fonctionnelles et au désavantage apprécié en situation.
B. Décentralisation et massification de la pratique sportive
Le développement de ce mouvement sportif s’inscrit également dans le cadre d’une politique nationale de rationalisation sportive menée d’abord par Maurice Herzog (1958-1966). Dans ce contexte national de mise en place de politiques sportives d’État (Defrance, 1995), le primat est accordé d’une part, à la compétition et d’autre part, à une augmentation globale des effectifs sportifs. Le Noé repère ainsi « un complet renversement de l’échelle des valeurs : la gestion de l’éducation physique, jadis première sous-direction, ne requiert désormais plus qu’un bureau d’une sous-direction tandis que les sports sont devenus la première et l’unique direction du secrétariat d’État. » (2014, p. 23).
Une forte volonté de se conformer aux attentes de la tutelle ministérielle anime les présidences de Pierre Volait et de Marcel Avronsart. Elle explique en partie la logique décentralisatrice mise en place. « Notre Ministère de tutelle souhaite, tout comme chez les valides où les crédits internationaux ont été diminués, que notre politique soit principalement axée sur le développement du sport dans la masse des handicapés. Nous avons donc décidé [...] de consacrer cette saison une grosse partie de notre budget à promouvoir le sport dans les régions »[6].
La reconnaissance ministérielle s’incarne par la nomination, fin 1967, de M. Gaudefroy comme « délégué du Ministre de la Jeunesse et des Sports » auprès de la fédération. Cette période ouvre ainsi, pour les dirigeants de la FSHPF, une voie de légitimation spécifiquement sportive auprès du ministère de tutelle. « La création de la Fédération a eu pour but de faire reconnaître, par les Ministères d’abord, par tout le monde ensuite l’existence et la valeur – autre que rééducative – du sport chez les handicapés. »[7]. Pour soutenir la multiplication d’associations en province (qui ne peuvent pas toutes être affiliées à un centre de rééducation), les travaux du Comité médical de la FSHPF visent à rendre la pratique accessible et sécurisée pour l’ensemble des athlètes de la fédération. À cette fin, il est restructuré en cinq sous-commissions par types de déficiences (amputés, aveugles, cardio-respiratoires, paralysés en fauteuil roulant et « handicapés divers ») chargées chacune d’identifier d’éventuelles contre-indications à la pratique selon les déficiences corporelles ainsi que d’élaborer des critères simples pour examiner médicalement les athlètes.
Le 20 octobre 1968, est produit « le contrôle médical du handicapé sportif ». Ce document de cinq pages est publié in extenso dans le numéro 19 de la revue fédérale. Il présente tout d’abord les principes généraux des tests d’aptitude à l’effort, communs à l’ensemble des sportifs de la FFSHP. Puis une partie est consacrée aux tests complémentaires jugés nécessaires par la spécificité des atteintes. Chacune de ces parties, propres à un type de déficience, est conclue par une section « orientation sportive » qui présente les disciplines sportives les plus indiquées pour les athlètes concernés.
En juin 1972, la première Journée médicale nationale d’étude sur le sport pour les handicapés physiques (JMNESHP) est consacrée presque entièrement à cette question[8]. Il s’agit de contribuer à la massification de la pratique sportive des handicapés physiques : « L’essentiel est que le plus grand nombre de handicapés bénéficient de la natation. »[9] La mise en place de cette journée d’étude (reconduite deux fois en 1973 et 1974) vise aussi au repérage des structures médicales existantes en province. Les archives contiennent ainsi une « liste des centres médico-sportifs et de surexpertise » datée de mai 1968 produite par le Bureau médical de la Jeunesse et des Sports et donc probablement transmise par M. Gaudefroy à la FFSHP.
C. L’intérêt croissant pour les compétitions sportives
À l’approche des 3e Jeux paralympiques (Tel-Aviv), Pierre Volait, alors à la tête de la FSHPF, écrit dans l’éditorial de la revue fédérale : « je vous demande d’accomplir dès à présent, ou de poursuivre pour ceux qui l’auraient déjà compris, une préparation intensive individuelle et en équipe »[10]. Berthe, fondateur de l’ASMF, premier président de la fédération et entraîneur national en athlétisme et en ski, déclare quant à lui : « En raison même du niveau élevé des compétitions et de la valeur des performances réalisées, il n’est plus souhaitable et guère possible de s’inscrire à plusieurs championnats de France dans des disciplines différentes. »[11]. La fin des années 1960 correspond à une poussée d’autonomisation sportive (Defrance, 1995) de la FFSHP, qui est marquée également par le fait que la compétition acquiert une signification en soi. Elle n’a désormais plus à être systématiquement référée à un projet de rééducation fonctionnelle et de réinsertion sociale et professionnelle.
Le thème de l’emploi et les articles à coloration médicale rédigés par les médecins fédéraux, très présents au début des années 1960 dans les premiers numéros de « Second Souffle », disparaissent presque complètement du bulletin fédéral. Dans le même temps, les comptes rendus d’événements sportifs rédigés par les entraîneurs nationaux de la FFSHP se multiplient. Le style des récits devient lui-même progressivement plus technique et sportif. Philippe Berthe publie par exemple, en 1968, une série d’articles sur la technique du ski de fond. De façon plus récurrente, on s’inquiète ou on se félicite du niveau des athlètes français par rapport aux rivaux des autres pays. C’est le cas de Pierre Clerc, entraîneur national, qui commente le championnat d’Île‑de‑France d’haltérophilie : « Avec un entraînement raisonné et plus intense, elles [les performances réalisées durant ce championnat] pourraient tenir en bonne place dans les confrontations internationales futures. »[12] Le ton est d’autant plus sportif que les jeux paralympiques approchent.
D. Une approche pragmatique via le concept d’épreuve
Pour analyser l’impact de cet enjeu sportif croissant sur l’évolution des compétitions sportives à la FFSHP, nous conceptualisons ces dernières comme des épreuves de grandeur, au sens de Boltanski et Thévenot (2022[13]), c’est-à-dire des situations organisées et instrumentées pour produire un jugement commun et signifiant à propos de la distribution des athlètes selon leur efficacité. Pour permettre cela, l’épreuve doit être lourdement instrumentée, c’est-à-dire prendre appui sur des médiateurs (chronomètres, règlements, standardisation du matériel, etc.) dont la fin est d’objectiver le mérite respectif des athlètes, notamment en permettant de contrôler les forces qui sont mobilisées par les concurrents et qui contribuent à différencier leurs performances. Dans ces conditions, la compétition sportive permet la production d’un jugement dont la signification est à la fois partagée et évidente.
Par leur répétition régulière, les compétitions sportives sont fréquemment soumises à des critiques qui peuvent aboutir à la modification du système de médiations qui cadrent leur déroulement.
C’est pourquoi les épreuves sportives sont particulièrement efficaces dans l’établissement de jugements considérés comme justes. Il faut entendre ce terme au double sens de la justice et de la justesse. En effet, l’instrumentation de l’épreuve et les jugements qu’elle permet de produire n’ont pas pour seul horizon l’équité sportive mais permettent aussi, plus globalement, une reconnaissance sociale des investissements sportifs et des performances réalisées (de la grandeur des personnes dans le vocabulaire de Boltanski et Thévenot). Berthe écrit en 1973 : « tous les échos entendus sont unanimes pour dire l’étonnement devant la valeur des résultats obtenus par nos skieurs handicapés »[14]. Les critiques à propos des épreuves passées permettent de « tendre les épreuves » (Boltanski et Thévenot, 2022) en les faisant reposer sur des systèmes de médiateurs plus efficaces pour désactiver les forces illégitimes mobilisées (une différence de poids dans les sports de combat par exemple) et pour objectiver les différences de mérite des compétiteurs (la photo-finish, le faux départ, etc.) en assurant l’égalité des chances au départ (Bruant, 1986). En 1973, le bulletin fédéral de la FFSHP rapporte :
Une innovation qui a été appréciée de tous, le chronométrage électronique. C’est une grande satisfaction pour les nageurs de voir inscrire leur temps sur un grand tableau lumineux dès qu’ils ont touché la ligne d’arrivée et c’est excellent au niveau de l’ambiance.[15]
La compétition sportive perd toute sa signification si le résultat n’est pas considéré comme le produit de l’épreuve et de la différence des mérites des sportifs. C’est pourquoi, lorsqu’elle est perçue comme tirant à conséquence sur le résultat de l’épreuve, la diversité biologique des compétiteurs est annulée par la séparation (Liotard, 2004) et le développement de compétitions séparées : « Dans cette classe, le problème des troubles fonctionnels pouvant se rajouter à certains troubles multiples (corporel, structuration) de grandes différences entre hémiplégiques sont à constater : aucun hémiplégique n’est identique. Il serait raisonnable de faire 2 classes au moins. »[16]. L’évolution des compétitions sportives (règlements, catégories, etc.) se construit ainsi progressivement dans la relation dialectique entre des épreuves et les critiques qu’elles suscitent.
L’épreuve sportive est particulièrement soumise à la critique en raison de la difficulté à objectiver les forces corporelles que les sportifs mobilisent dans la compétition. Cela apparaît nettement dans les controverses sans cesse renouvelées à propos de la participation de sportifs présentant des corps différents, athlètes intersexes, appareillés, etc. (Issanchou, Ferez et Léséleuc, 2018). Or, le mouvement paralympique est caractérisé par la confrontation de sportifs aux corps différents dont la séparation systématique dans des épreuves distinctes s’est révélée bien vite intenable.
Dans ce cadre, on peut comprendre le recours au système de classifications et de coefficients, et les débats permanents à son propos (Howe, 2008). En fonction d’un examen médical, chaque athlète se voit attribuer une classe, et parfois un coefficient qui va pondérer la performance réalisée. Nous sommes ici très proches de l’usage originel du terme Hand in cap (Stiker, 2013). En 1969, les entraîneurs nationaux de la FFSHP parlent d’une « jungle de classifications » nuisant à la valeur sportive de la compétition :
Trop d’épreuves avec deux ou trois concurrents font penser que les médailles sont plus une récompense de participation qu’un mérite sportif. Sans être parfait, notre système de coefficients attribués à chaque compétiteur permet d’équilibrer les séries, donc de rendre plus attractives les courses.[17]
La perspective théorique adoptée implique in fine de centrer l’analyse sur la façon dont les personnes décrivent ce qui doit importer dans les situations de compétition :
C’est en effet dans les situations d’épreuve, ou dans les situations préparées pour l’épreuve, que les personnes mettent en oeuvre leur faculté de jugement parce que ces situations doivent être cohérentes pour qu’un accord puisse se faire sur le résultat de l’épreuve.
Boltanski et Thévenot, 2022, p. 421
II. L’évolution des classifications de la FFSHP au début des années 1970
Pour produire cette analyse, nous nous appuierons essentiellement sur les bulletins fédéraux « Second souffle » (SS) publiés entre 1967 et 1976 (soit 34 numéros, du 13 au 46). Cette source est particulièrement utile pour repérer les épreuves et les systèmes de médiation qui les composent, du fait de la dimension publique du discours. Comme l’ont montré Boltanski et al. (1984), la dénonciation publique doit remplir certaines conditions pour être perçue comme recevable. Ainsi, le discours public est soumis à un « impératif de justification » (Boltanski et Thévenot, 2022) au travers duquel les critiques doivent être instrumentées.
Afin d’objectiver les formes concrètes d’évolution des compétitions sportives et leurs justifications, nous nous appuierons également sur un corpus d’archives de l’administration de la Jeunesse et des Sports conservées aux Archives nationales, consacrées aux travaux de la « Commission médicale » de la FFSHP[18]. Ce dernier contient notamment des comptes rendus des réunions du comité médical et de différents colloques qu’il a organisés, la présentation de plusieurs systèmes de classification et des correspondances entre les médecins.
Le système de classification des Jeux européens de Saint-Étienne (1970) s’appuie sur une première distinction entre handicapés « en fauteuil roulant » (I) et « handicapés debout » (II). Cette division renvoie à l’existence de deux fédérations internationales : l’ISMGC concernant exclusivement les sportifs en fauteuil lors des Jeux de Stoke Mandeville, et l’ISOD regroupant les amputés et les sportifs classés dans la catégorie « Autres ».
Le groupe I comprend quatre catégories établies sur la base de deux critères de déficience : le niveau supérieur de la lésion médullaire et son caractère complet ou non. Lorsque la déficience est associée à un niveau homogène d’incapacité, le critère de l’atteinte suffit à caractériser la catégorie. La classe A comprend par exemple les « lésions médullaires complètes, sensitives et motrices, jusqu'à D11 ». Les classes ainsi construites correspondent à des catégories médicales. Lorsque ce n’est pas le cas, des critères d’incapacité viennent en complément. La classe D comprend par exemple les « lésions de la queue de cheval et séquelles neurologiques motrices assimilables, ne pouvant pratiquer l’athlétisme autrement qu’en fauteuil ». Enfin, lorsqu’une déficience renvoie à des niveaux très hétérogènes d’incapacité, comme pour la poliomyélite, elle ne fait pas l’objet d’une catégorie spécifique et les athlètes sont « assimilés » aux catégories existantes grâce au testing : « Pour les poliomyélitiques, aucun classement logique n’est possible, on procède par assimilation, mais assimilation qui devrait être assez sévère étant donné l’absence de troubles sensitifs. »[19].
Bien que moins précises[20], les catégories du groupe II recourent aux mêmes principes pour séparer « aveugles », « amputés supérieurs », « amputés inférieurs » et « handicaps divers »[21]. Si le terme handicap renvoie le plus souvent à la déficience attestée médicalement, des usages diversifiés apparaissent autour de l’exigence d’assurer l’égalité des chances au départ entre les concurrents : « Pour les Handicapés jouant debout, dans la catégorie handicap des membres inférieurs il est évident que certains compétiteurs sont très avantagés par rapport à d’autres. Je pense notamment à l’équilibre et à la facilité de déplacement. »[22]. Dans ce cadre sportif, le handicap est aussi appréhendé comme un désavantage provenant d’incapacités diverses. Ainsi, une décennie avant la publication par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de la Classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps (CIDIH) issue des travaux de Wood, les dirigeants de ce mouvement sportif mettent en oeuvre une approche complexe du handicap qui ne se réduit pas à un modèle médical.
Dès 1972, le comité médical de la FFSHP propose des modifications des classifications pour la plupart des disciplines sportives qu’elle développe. Celles-ci visent un affinement des critères d’incapacité avec une meilleure prise en compte du geste sportif à accomplir. Elles ajoutent quatre nouveaux critères de différenciation des atteintes neurologiques : la spasticité/flaccidité des muscles, les « possibilités fonctionnelles » (niveau d’autonomie en fauteuil notamment), la mobilité articulaire passive et les articulations non fonctionnelles. Le groupe I passe ainsi de quatre à six catégories. Parallèlement, l’année 1972 voit poindre des mises en question du testing musculaire. Certains le trouvent inapte à déterminer les « possibilités motrices réelles » dans la mesure où, à cotation équivalente, la capacité dans la tâche est variable. Le handicap est donc appréhendé en actes à travers un modèle très avant-gardiste et non encore conceptualisé, puisqu’il est évalué dans l’interaction entre des facteurs personnels (déficiences, incapacités, etc.) et des facteurs situationnels (caractéristiques de la tâche sportive notamment).
On notera malgré tout que les individus difficiles à catégoriser, c’est-à-dire dont le testing ne permet pas d’objectiver les forces qu’ils peuvent ou non mobiliser durant l’épreuve, sont exclus.
III. Des épreuves et des critiques
A. La multiplication des critiques
Dès 1967, on note l’accroissement des critiques des coefficients de handicap et des découpages catégoriels dans les chroniques sur les compétitions publiées dans la revue fédérale, au motif qu’ils aboutiraient à des classements injustes. Les Jeux paralympiques de Tel-Aviv (1968) et d’Heidelberg (1972) engendrent un changement très net de ton de la part des entraîneurs nationaux sur les compétitions et les athlètes. Ils s’autorisent désormais à évoquer la faiblesse du niveau de leur équipe nationale et le manque d’entraînement par rapport aux autres pays. À l’été 1969, les Jeux de Stoke Mandeville font pâle figure ; on ironise et on s’agace de l’organisation et du manque de compétiteurs :
L’aventure Stoke est terminée, elle se solde par 22 médailles : 11 or, 6 argent, 5 bronze. L’aventure : c’est l’hébergement, la gastronomie, les classifications, les règlements, les programmes qui changent à chaque instant et les résultats officiels que nous n’avons toujours pas.[23]
L’organisation des compétitions est l’objet de critiques lorsqu’elle a des conséquences sur les résultats sportifs : « Un seul regret, les changements impromptus dans les horaires, imposés par les responsables administratifs, apportant quelques difficultés d’ordre sportif. »[24] Le cadre des épreuves sportives devient ainsi plus serré et contraignant. Les compétitions qui donnent satisfaction sont celles qui permettent la juste reconnaissance des compétences, c’est-à-dire celles qui correspondent aux investissements :
Si la formule des poules demande plus de temps que l’élimination directe, il est certain, par contre, qu’elle présente plus d’intérêt. D’une part, le joueur de force moyenne, susceptible d’être éliminé au premier tour et qui ne se serait déplacé que pour un seul match, trouve ainsi l’occasion de faire plusieurs rencontres. D’autre part, les résultats qui en découlent représentent de façon plus logique la valeur des joueurs.[25]
En cette fin des années 1960, la faillite des instruments de la grandeur sportive prend plusieurs formes, certaines plus classiques et ponctuelles, d’autres plus spécifiques et récurrentes. Le bulletin fédéral multiplie ainsi les commentaires sur les erreurs d’arbitrage.
En écho à ces critiques, les dirigeants tentent de « tendre les épreuves » d’escrime et d’haltérophilie :
Nous avions demandé au président des Jeux de Stoke Mandeville la suppression des entraîneurs à la présidence des assauts : il a bien voulu accéder à notre désir et l’avenir nous donnera raison. […] Les règlements pour handicapés doivent être respectés avec la même rigueur que pour les valides afin de donner aux performances une valeur athlétique réelle et pouvoir établir des records dignes de ce nom.[26]
Les règlements sont aussi l’objet de critiques lors des compétitions en France. En basket fauteuil, les nouvelles règles de composition des équipes suscitent par exemple de vives critiques :
En cette nouvelle saison, notre entraîneur national nous a en effet annoncé que, moi qui vous parle, par exemple, je n’étais plus moi : j’étais un 3 points, que cet adversaire, c’était un 2 points, que tel autre, c’était encore un 2 points… Bref, on s’était mis aux points, comme d’autres se mettent au pas ! Et, comble d’allégresse, toute loi ayant ses interdictions, une équipe ne pouvait présenter plus de 12 points sur le terrain de jeu. C’est dans ce contexte que l’ASMF Paris, composée de joueurs valant 3 points (ne parlons pas des deux malheureux 1 point et 2 points qui, dépités de leur infériorité, n’apparurent pas) entama enthousiasmée cet hallali d’un nouveau genre ! Vous rendez-vous compte ? Seulement neuf joueurs sur le terrain ; autant être sur les grands boulevards : plus personne sur votre chemin lors des contre-attaques foudroyantes (et foudroyées, parfois !) au point qu’on ne pensait presque plus à tirer ![27]
Les critiques les plus récurrentes concernent l’injustice de la comparaison des performances d’athlètes aux possibilités motrices très différentes engagés dans la même épreuve :
Puis vint le temps des combats et, pour moi, … le chant du cygne. Ne cherchez pas de parallèle car le seul signe que je pouvais faire était celui de la croix et ce salut à mon dernier matin n’était que la preuve d’une classe inférieure… au moins.[28]
La critique peut porter directement sur les systèmes de classification qui ne prennent pas en compte certaines différences jugées pourtant importantes. Elle peut aussi concerner les coefficients de handicap appliqués :
Mais hélas, il y a toujours un point noir, les coefficients ! Il s’avère qu’il est très difficile de pouvoir classer nos nageurs équitablement. Je regrette que certains nageurs ne comprennent pas que leur handicap leur fait atteindre des coefficients trop élevés, ce qui enlève tout intérêt au classement, car de bons nageurs, s’entraînant toute l’année, mais avec de petits coefficients, ne peuvent plus lutter à armes égales, ce qui risque de provoquer un certain découragement. C’est la raison pour laquelle, dès octobre, nous allons étudier très sérieusement l’éventualité de réduire ces handicaps qui, pour quelques nageurs de bonne qualité, sont actuellement insurmontables ; j’espère que tous le comprendront.[29]
B. Tensions entre modèle médical et modèle sportif ?
Les débats concernant la limite inférieure de la lésion médullaire pour participer aux compétitions de basket-ball en fauteuil sont exemplaires de la reconfiguration des relations entre la figure du technicien, celle du médecin et des usages diversifiés du terme handicap. Les sources utilisées permettent aisément de les retracer, et de montrer comment, tout en gardant une position incontournable, le comité médical voit peu à peu son pouvoir diminué par un encadrement du champ d’application de sa compétence au sein de la FFSHP.
Lors de la réunion du Comité médical du 11 octobre 1971, le Dr Piera affirme qu’« il n’est pas souhaitable de voir des sujets peu handicapés, marchant correctement, se placer dans un fauteuil pour jouer au basket-ball ». L’entraîneur national de basket (Perri) rétorque que « cette façon de voir risque d’éliminer les séquelles de polio et les amputés ». Quelques mois plus tard, la passe d’armes entre les médecins et les techniciens continuent. Dans son discours d’accueil à la 1re JMNESHP, Avronsart signale : « Nous avons demandé à un certain nombre de nos entraîneurs nationaux de participer à cette journée pour éventuellement pouvoir répondre à vos questions. » Le Dr Busnel, responsable du basket-ball pour le comité médical, conclut sa présentation en ces termes : « Enfin, dernier problème relatif au basket, celui des entraîneurs. » Il leur reproche d’exclure certaines formes de déficiences en vue d’augmenter les chances de succès sportif. Berthe répond aux médecins en pointant que « tout repose sur l’expérience de l’entraîneur et du moniteur qui doivent tenir compte aussi bien des différents types de handicap, que de la forme physique générale et de la psychologie du sujet ». Il est soutenu par le président en exercice, Avronsart : « Je voudrais simplement préciser que M. Berthe a une grande expérience, d’une part parce qu’il est lui-même amputé fémoral, d’autre part parce qu’il est entraîneur national de la fédération. ». La mise en exergue de la double expertise d’handicapé et d’entraîneur, à laquelle on pourrait rajouter celle d’athlète, fonctionne ici comme un révélateur de la concurrence entre la commission sportive et le comité médical.
Les résultats des Jeux paralympiques d’Heidelberg (1972) ravivent en outre les débats et le désaccord entre l’entraîneur national et le médecin responsable du basket-ball en fauteuil :
Depuis quatre ans que je suis responsable du basket en fauteuils roulants, je me perds totalement en conjectures sur la façon dont sont testés les joueurs, tant sur le plan national qu’international. Ce qu’il y a de certain, c’est que j’ai pu constater que nos joueurs étaient trop sévèrement classés par rapport à la majorité des joueurs des autres nations. […] Après la finale, nous avons vu des joueurs de classe 4, et par conséquent, 2 points en basket, se déplacer sans fauteuil, sans canne et même danser ! […] Ces faits ont été constatés par le Dr Busnel, médecin responsable de la délégation française. […] j’espère qu’il s’est tout de même rendu compte que nous étions vraiment trop sévères sur le testing des joueurs.[30]
L’autonomisation de la logique de la compétition sportive réduit progressivement la capacité des médecins à imposer leurs vues. Lors de sa réunion du 24 février 1973, le comité médical met d’ailleurs à l’ordre du jour le « Rapport [...] avec les comités sportifs ». Un nouveau savoir s’intercale donc entre les connaissances des médecins et les pratiques des athlètes, porté par des techniciens sportifs (Ferez et al, 2018). Les médecins doivent désormais travailler de concert avec les entraîneurs pour produire, dans un lien oscillant entre collaboration et concurrence, une définition légitime des bonnes pratiques. Ce partage et cette articulation des compétences se construisent progressivement autour des aspects « médico-techniques », aspects dont la responsabilité est confiée par le président Avronsart à Alain Bossion et Michel Boubée, tous deux kinésithérapeutes au centre de rééducation motrice installé (depuis 1946) à l’hôpital militaire de Fontainebleau. Ainsi, les évolutions issues de la dialectique épreuve / critique ont conduit à dépouiller la pratique sportive de ses enjeux rééducatifs, et à faire de l’entraîneur le garant et le dépositaire des bonnes pratiques sportives des handicapés physiques.
C. Repérer les différences fonctionnelles pour égaliser les forces mobilisées dans l’épreuve
Le début des années 1970 est donc caractérisé par une intense activité de modification des règlements et des classifications. Les compétitions organisées par la FFSHP sont appréhendées comme des moments de tests et d’expérimentation. En 1970, l’entraîneur national d’escrime souligne par exemple :
L’expérience de ce barème nous donnera une idée de sa valeur et, malgré les détracteurs qui ne manqueront certainement pas de se manifester, nous aurons tout de même eu l’heureuse initiative, MM. Bossion, Frache et moi-même de présenter une seule catégorie d’athlètes haltérophiles parmi toutes les formes de handicapés physiques.[31]
Quelques mois plus tôt, l’entraîneur national de natation adoptait une posture similaire :
Cette rencontre nous a permis de "rôder" notre table de coefficients et, si elle doit être à nouveau modifiée, nous pensons être sur la bonne voie, puisque les équipes étrangères ne se sont pas opposées à son application et que les quelques remarques qui nous ont été faites vont dans le sens de nos projets.[32]
Il devient de plus en plus intolérable que les classements sportifs ne soient pas le strict reflet des mérites respectifs des concurrents. Dans ce cadre, il apparait urgent de modifier les critères de catégorisation. C’est la tâche assignée à la commission médicale au début des années 1970.
Le 11 octobre 1971, le comité médical de la FFSHP est l’objet d’une nouvelle restructuration et un médecin responsable est nommé pour chaque discipline sportive, marquant ainsi institutionnellement le passage d’une perspective médicale à une perspective fonctionnelle et contextuelle. En juin 1972, les propositions de ce comité médical pour les classifications nationales en athlétisme, en basket-ball, en natation et en tennis de table sont adoptées. L’objectif de ces nouvelles classifications apparaît dès les premières lignes des documents produits : « Dans le but de donner des chances comparables aux participants [...] suivant la nature et l’importance de leur handicap. »[33] Au même moment, le comité médical édite une brochure à l’usage des classificateurs qui « a pour but de dépister d’éventuelles contre‑indications à la pratique sportive et de déterminer la classification du handicapé en vue de la compétition. »[34] Un an plus tard, son importance apparaît très clairement dans les comptes rendus de la 2e JMNESHP (23 juin 1973) qui se focalise sur les problèmes de catégorisation pour la compétition. La compétence médicale est à présent mobilisée pour établir des catégories réglementaires susceptibles de donner sens à la comparaison des performances sportives en assurant l’équité entre les athlètes paralysés. Le principal outil de catégorisation est alors le « testing musculaire fonctionnel des membres inférieurs et du tronc ». Il mesure la force de l’ensemble des muscles dédiés à une même fonction. La cotation 2 renvoie par exemple à des « contractions musculaires suffisantes pour produire un mouvement se faisant sans lutte contre la pesanteur et dans l'amplitude totale du mouvement passif ». Son utilisation fait l’objet d’une communication lors de la 2e JMNESHP. L’enjeu est d’harmoniser les pratiques classificatrices, garantes de l’équité de la compétition pour les paralysés.
Conclusion
Les effets structurants de la pragmatique du jugement sportif
La multiplication des commentaires critiques sur l’équité dans les compétitions et les modifications catégorielles et règlementaires qu’elles semblent appeler ne doivent pas être lues comme produisant une dynamique d’adoption rapide d’un modèle compétitif en lieu et place d’un modèle réadaptatif. Cette évolution, qui n’a rien d’évident ni de mécanique, s’étale en fait sur une période beaucoup plus longue. Elle produit des résistances. On déplore ainsi parfois la concurrence trop forte que se livrent les clubs et certains athlètes, et on enjoint tout le monde à « laisser l’amitié reprendre le dessus »[35]. En fait, au début des années 1970, malgré les évolutions mises en exergue, la compétition sportive n’apparait pas encore valable en tant que telle et pour elle-même, mais doit être adossée à quelques fins utilitaires (pas seulement rééducatives). Ainsi, en réaction à l’émulation suscitée par les Jeux paralympiques d’Heidelberg de 1972, le président Avronsart déclare en guise de bilan :
L’esprit qui animait les Jeux de Stoke Mandeville lorsque le président Guttmann les a créés il y a vingt-deux ans, est dépassé… […] On y vient pour gagner des médailles. On s’y prépare pendant quatre ans. Je sens là un grave danger se dessiner à l’horizon, dans la mesure où l’essentiel, le développement du sport de masse, passe au second plan. On risque, si l’on n’y prend pas garde, que ces Jeux à l’image des Jeux Olympiques, du baron de Coubertin, sombrent dans le gigantisme et deviennent l’objectif n°1 des pays qui font pratiquer le sport aux handicapés physiques – c’est un peu ce que j’ai ressenti à Heidelberg. […] La compétition doit être un moyen, un stimulant et non pas un but en soi.[36]
Ce qui est au coeur des transformations que nous avons analysées dans cette contribution ne se réduit donc pas à l’adoption d’un modèle sportif compétitif, mais relève des effets et contraintes propres de l’exigence de se mettre d’accord sur les façons de juger le mérite sportif des athlètes, de façon globale mais aussi les uns par rapport aux autres. Cette dynamique de développement en actes est le processus qui permet progressivement de rendre possible (car signifiante) l’intégration d’athlètes aux corps et aux déficiences variés dans les compétitions sportives. C’est ainsi qu’en 1976, les athlètes amputés qui pratiquent debout peuvent finalement participer aux Jeux de Toronto.
L’apport spécifique de la sociologie pragmatique (Lemieux, 2018 ; Barthe et al, 2013) réside dans ce souci théorique de faire reposer l’action des individus sur les contraintes de l’accord et non sur des modèles généraux et abstraits.
Cette analyse nous permet de comprendre comment des médecins et kinésithérapeutes de centres de rééducation ont été en première ligne de transformations particulièrement innovantes à cette époque et notamment d’une approche interactive et contextualisée du handicap très proche, comme le notent Marcellini et Lantz (2014), du modèle conçu quelques années plus tard par le Réseau international sur le processus de production du handicap (RIPPH). Dans la première moitié des années 1970, un nouveau rapport au handicap s’élabore ainsi dans le cadre de la résolution de problèmes pratiques liés à l’organisation des épreuves sportives pour les « handicapés physiques », résolution qui mobilise une ingénierie spécifique articulée sur des savoirs d’expérience.
Il conviendrait sans doute d’approfondir l’étude du rôle joué par certains acteurs dans la mise en oeuvre de ce génie pragmatique, et notamment par le Dr Marc Maury, qui préside le comité médical de la FFSHP dans cette période charnière de la sportivisation du mouvement. Chef de service du centre de rééducation de Fontainebleau, ce dernier vit en fauteuil roulant à la suite d’un accident domestique au début de sa vie d’adulte. En 1967, après avoir présenté le projet de définition du contrôle médical du sportif handicapé, il écrit :
Pour l’heure, n’allons pas plus loin. Le difficile, chacun le sait, n’est pas de faire des projets, mais de les réaliser, et prévoyons notre prochain bilan dans un an. Qu’il me soit seulement permis de mentionner ici un signe qui m’a paru favorable. Lorsque la Fédération Sportive des Handicapés Physiques de France a été créée pour prolonger – et élargir en même temps – l’Amicale Sportive des Mutilés de France, le terme de "mutilés" a été remplacé par celui de "handicapé". Même si les puristes trouvent à ce dernier un air trop franglais, il nous semble moins restrictif, plus élégant et, par son étymologie, tout à fait prédisposé à qualifier une catégorie de sportifs. Car la règle du handicap n’est-elle pas de donner au départ sa chance à chacun ?[37]
Parties annexes
Notes
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[1]
Sauf conservation des termes émiques, nous utiliserons cette formule générique qui renvoie à la caractéristique personnelle des individus par rapport à laquelle ils sont désignés comme relevant de ce mouvement sportif distinct.
-
[2]
La Fédération sportive pour handicapés physiques de France (FSHPF) est rebaptisée Fédération française de sport pour handicapés physique (FFSHP) le 23 mars 1968. Elle accueille alors essentiellement des personnes paralytiques (paraplégique, tétraplégique, poliomyélitique et hémiplégique), des personnes amputées et des personnes ayant une déficiences visuelles. Les personnes avec des infirmités motrices cérébrales (IMC) seront intégrées au début des années 1970.
-
[3]
Volait, 1967, SS, n° 13, p. 2.
-
[4]
1967, SS, n° 16, p. 3.
-
[5]
Tanguy, 1969, SS, n° 21, p. 15.
-
[6]
Belin, 1970, SS, n° 25, p. 8.
-
[7]
Genin, 1970, SS, n° 24, p. 3.
-
[8]
1re JMNESHP, Archives Nationales (AN), F44bis 6073.
-
[9]
1re JMNESHP, AN, F44bis 6073, p. 42.
-
[10]
Volait, 1968, SS, n° 18, p. 2.
-
[11]
Berthe, 1968, SS, n° 20, p. 19.
-
[12]
Clerc, 1968, SS, n° 17, p. 15.
-
[13]
Nous utilisons cette version du travail des auteurs qui contient une longue préface analysant les réceptions et évolutions du modèle depuis les années 1990.
-
[14]
Berthe, 1973, SS, n° 33, p. 14.
-
[15]
1973, SS, n° 32, p. 14.
-
[16]
1972, SS, n° 28, p. 18.
-
[17]
Fouju, 1969, SS, n° 23, p. 11.
-
[18]
AN Pierrefitte, boite F44bis 6073.
-
[19]
1969, SS, n° 19, p. 9.
-
[20]
On notera ici que les principales compétitions internationales ne sont ouvertes qu’aux athlètes en fauteuil, et ce jusqu’en 1976 pour les JP, qui voient la première participation d’athlètes debout à Toronto avec l’intégration des amputés.
-
[21]
Ce dernier groupe comprend les « hémiplégiques ayant une atteinte cérébrale laissant des séquelles motrices au niveau d’un membre supérieur et inférieur d’un même côté » et les « poliomyélitiques des membres inférieurs susceptibles de pratiquer les disciplines définies à l’article 3 ».
-
[22]
Belin, 1971, SS, n° 26, p. 31.
-
[23]
Fouju, 1969, SS, n° 23, p. 11.
-
[24]
Belin, 1969, SS, n° 23, p. 20.
-
[25]
Hennaert, 1968, SS, n° 17, p. 17.
-
[26]
Clerc, 1967, SS, n° 15, p. 4-5.
-
[27]
1967, SS, n° 16, p. 15.
-
[28]
Bocle, 1969, SS, n° 23, p. 20.
-
[29]
Gerber, 1967, SS, n° 14, p. 21.
-
[30]
Perri, 1972, SS, n° 31, p. 11.
-
[31]
Clerc, 1970, SS, n° 24, p. 14.
-
[32]
Fouju, 1969, SS, n° 23, p. 18.
-
[33]
AN, F44bis 6073.
-
[34]
AN, F44bis 6073.
-
[35]
Genin, 1970, SS, n° 24, p. 3.
-
[36]
Avronsart, 1972, SS, n° 31, p. 5.
-
[37]
Maury, 1967, SS, n° 14, p. 13.
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