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Introduction

Cet article[1] s’appuie sur une partie des matériaux obtenus au cours d’une recherche doctorale sur la prise en charge du handicap en prison, menée dans quatre établissements pénitentiaires français pour hommes majeurs[2].

La question du handicap en prison est très peu traitée par les sciences sociales, notamment dans son acception de désavantage social produit dans les interactions. Du côté de la prison, les recherches se sont plutôt concentrées sur les questions relatives à la santé (Bessin, Lechien, 2000), à la maladie mentale (Lancelevée, 2017), aux addictions (Fernandez, 2010) ou au vieillissement (Touraut, 2017). Du côté des recherches sur le handicap, elles portent souvent sur les droits, la participation sociale et l’inclusion en étudiant les dispositifs spécifiques des politiques sociales et éducatives (Ebersold, 2002; Fougeyrollas et al., 2004).

Pour étudier le handicap en prison, une approche écologique du handicap a été nécessaire. Celle-ci se caractérise par la non-essentialisation d’une déficience, maladie ou trouble; elle s’appuie sur une vision sociale de la construction du handicap en tant que processus dépendant de son environnement (Fougeyrollas et Roy, 1996). Ce dernier peut être législatif, physique et culturel, les personnes étant en permanence en interaction avec ces contextes. Le handicap comme produit des processus d’interaction avec différents environnements constitue l’assise conceptuelle de cette recherche.

Ce cadre conceptuel a nécessité la mise en place d’une approche inductive, pour deux raisons principalement. Tout d’abord, dans les prisons françaises, il n’y a pas d’établissements, ni de programmes spécifiques[3] relatifs au handicap. Un prévenu[4] présentant une pathologie psychiatrique ou neurologique grave peut être considéré comme irresponsable pénalement. Dans ce cas, il ne relève plus de l’économie de la peine mais de l’hôpital psychiatrique. Aujourd’hui en France, l’irresponsabilité pénale est de moins en moins prononcée (Protais, 2017).

Sur le plan législatif, les autres déficiences ne sont pas considérées comme pouvant exclure les personnes en situation de handicap du monde de la peine sauf dans le cas de maladies très graves engageant le pronostic vital ou rendant les conditions de détention incompatibles avec l’état de santé des personnes. En pratique, la suspension de peine semble être mise en oeuvre principalement lorsque le pronostic vital est engagé à court terme. Nous pouvons donc trouver en prison des personnes ayant des handicaps[5]. Elles ne sont pas obligatoirement identifiées comme telles par les autorités carcérales mais des aménagements peuvent leur être destinés[6].

Le choix de l’approche inductive s’est donc imposé face à cette non-institutionnalisation de la question du handicap en prison : la législation qui l’entoure est peu connue et sa définition tend à emprunter à la sémantique pénitentiaire.

En second lieu, l’approche inductive a été mise en place afin d’éviter la dimension normative de la recherche. En effet, l’architecture carcérale est une architecture coercitive et d’empêchement car elle constitue la base de la peine de prison (Mbanzoulou, 2013). À la suite des premiers contacts, nous avons réalisé que cette architecture et les philosophies qui la sous-tendent correspondaient très peu aux pratiques d’accessibilité et de compensation prônées par les législations française et internationale. Une approche normative aurait uniquement confirmé ce fait alors que l’approche inductive a permis de comprendre les manières très particulières dont le handicap est rendu visible et signifiant en prison, ainsi que les tensions qu’il suscite.

Dans un premier temps, nous présentons les différents choix méthodologiques de la recherche. Dans un second temps, il s’agira de montrer que la question du handicap en prison constitue une épreuve pour les acteurs - professionnels intervenant en prison et personnes détenues-, pris dans un dilemme entre deux principes de justice : la dignité et l’égalité. La prise en charge du handicap en prison met au jour l’articulation de plusieurs niveaux de valeurs : le niveau macrosociologique avec les politiques publiques notamment pénales et sociales, leurs doctrines propres, les valeurs sur lesquelles elles se basent; le niveau méso avec la traduction de ces valeurs dans les institutions, ici les établissements pénitentiaires; et le niveau micro se concrétisant dans les interactions en face à face.

Enfin, nous décrirons, en nous servant de matériaux ethnographiques, deux dispositifs pour personnes handicapées dans lesquels cette tension se règle par leur mise à l’écart. Ces deux dispositifs ont été choisis, parmi beaucoup d’autres, car ils rendent particulièrement visible la tension égalité vs. dignité.

1. Choix méthodologiques

1.1 Le choix des établissements

Le choix des établissements a été fait en fonction de deux critères : nous cherchions des prisons ordinaires mais possédant des aménagements de prise en charge du handicap. Le parc pénitentiaire français possède quelques prisons spécifiques[7], les autres étant plutôt ordinaires. Ainsi, le choix s’est arrêté sur une maison d’arrêt avec plusieurs cellules aménagées pour des personnes ayant des déficiences physiques; un centre de détention avec un atelier de type médico-social de travail aménagé pour des personnes ayant une déficience psychique et/ou mentale[8]; une maison centrale disposant d’une aile hébergeant des personnes considérées comme ayant un handicap quel qu’il soit; enfin, un centre pénitentiaire, assez récent, connu pour être entièrement accessible tout en disposant de quelques cellules aménagées. L’approche inductive a permis, par ailleurs, de découvrir une fois sur le terrain, plusieurs aménagements non formels ou non formalisés.

1.2 Recrutement des enquêtés : personnes détenues et professionnels

Lors du travail de terrain, qui a duré deux ans, nous avons mené des entretiens semi-directifs avec des professionnels exerçant en prison (n=57) : personnels de l’administration pénitentiaire, directeurs d’établissements, surveillants d’encadrement, conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation, médecins, psychologues et infirmières, assistantes sociales. Nous avons également mené des entretiens approfondis et répétés (entre une et trois fois) avec des prisonniers se déclarant ou déclarés handicapés (n=52), le plus souvent ceux qui bénéficiaient des dispositifs d’aménagement déjà mentionnés. Ils avaient entre 18 et 75 ans et une variété de problèmes fonctionnels. Nous avons rencontré, en outre, quelques personnes (n=8) militantes ou bénévoles dans des associations de personnes handicapées ou de défense des droits des prisonniers.

Au cours de notre présence en prison, nous avons également observé les aménagements pour les prisonniers handicapés, ainsi que des réunions entre les professionnels lors desquelles pouvaient se prendre des décisions concernant des situations liées aux prisonniers présentant des déficiences[9].

Plusieurs professionnels n’ont pas souhaité répondre à nos sollicitations et nous pouvons émettre l’hypothèse que nous avons rencontré uniquement ceux pour qui la question du handicap faisait partie d’un questionnement professionnel. De même, les personnes détenues qui se sont présentées spontanément pour des entretiens semblaient être celles qui déclaraient rencontrer des difficultés pour assumer la double identité que le handicap leur conférait en prison. Nous avons rencontré celles qui bénéficiaient des aménagements liés au handicap pour ensuite élargir l’échantillon à celles qui ont répondu à un courrier adressé à tous les détenus de l’établissement et à celles[10] qui nous ont été recommandées par des professionnels pénitentiaires ou par les équipes médicales.

D’autres personnes, tout en ayant une limitation d’activité – se déplaçant en fauteuil roulant ou avec des cannes, ayant fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, bénéficiant d’une allocation pour adulte handicapé – ont refusé l’entretien. Elles avançaient qu’elles ne se sentaient pas concernées par le sujet, ne se voyant pas comme personnes handicapées au sein de la prison.

Notre échantillon est donc d’abord composé de personnes catégorisées par l’institution carcérale[11] et/ou qui se sentaient concernées par l’épreuve que représente le handicap en prison. Les personnes rencontrées présentaient des limitations d’activité très variées : des personnes se déplaçant en fauteuil roulant, allant de celles qui avaient besoin d’un accompagnement pour tous les actes de la vie quotidienne à celles qui utilisaient le fauteuil ponctuellement; des personnes malvoyantes ou sourdes; des personnes qui présentaient des pathologies psychiatriques et d’autres qui avaient été prises en charge dans leur parcours scolaire par des établissements spécialisés pour déficience intellectuelle, mais aussi des détenus ayant des maladies invalidantes.

Nombreuses étaient les personnes détenues qui éprouvaient des difficultés à la fois physiques et mentales, notamment chez les plus âgées ou parmi celles qui avaient passé de longues années en prison. Notre échantillon n’est ni exhaustif ni représentatif de toutes les situations de handicap que l’on peut rencontrer en prison[12].

Nous avons rencontré toutes les personnes, sans la présence d’un surveillant ou d’autres professionnels, dans leurs cellules quand elles ne pouvaient pas se déplacer, dans un bureau au sein de la détention, dans un parloir, au sein de l’atelier de travail ou dans l’aile aménagée qui leur était destinée.

2. Le handicap, une épreuve pour l’univers pénitentiaire?

Dès les premiers entretiens en prison, que ce soit avec des professionnels ou des prisonniers, parler de handicap a donné lieu à l’évocation des notions telles que l’égalité et la dignité. Elles pouvaient être mises en avant explicitement ou se trouver implicitement dans les discours. Or, ces aspects ne faisaient pas partie de nos hypothèses, ni de nos questions initiales.

2.1. Une épreuve révélée par l’incertitude

Lorsqu’on parle du handicap, du côté des professionnels on nous dit :

« On ne peut [pas] faire avec le handicap en prison, parce que nous, on est attaché à l’égalité. En prison, c’est la base, il faut traiter les détenus à égalité. Et le handicap demande de donner des choses en plus, ça demande des privilèges. Pour nous, il y a une contradiction. »

Cadre de la Direction de l’Administration Pénitentiaire

Ou bien :

« Pour les détenus qui peuvent être handicapés, c’est clair qu’avec eux, il faut toujours faire attention. On ne peut pas faire comme pour les autres. Parce qu’on a là une question de dignité de la personne. On se la pose avec tout le monde cette question, mais avec les détenus, surtout ceux qui ont un handicap physique mais même pour les autres handicaps on va dire, la dignité c’est la première chose. Comment faire une fouille, est-ce qu’il faut sanctionner et comment sanctionner, comment faire pour les sortir de la cellule, comment faire pour les faire entrer. Tout en prison fait que, la dignité, il faut faire attention. »

Cheffe de bâtiment Maison d’Arrêt

De leur côté, les prisonniers évoquent les deux :

« On nous a mis ici [il s’agit d’une aile séparée du reste de la détention, se trouvant tout au fond d’un étage, décrite plus loin dans la prison A], et c’est vrai que c’est mieux. Parce qu’être avec tout le monde, ça peut être compliqué. Oui, on est infirmes quand même, on ne veut pas être la victime ou [ne continue pas sa phrase]. Ou, qu’ils disent qu’on sent mauvais, ou nous voir quand on a un problème. On est infirme, on peut tomber… mais on a quand même notre dignité. Mais quand on nous a mis là, on nous a permis d’avoir les portes ouvertes, parce que sinon, vous imaginez, rester toute la journée, pendant 20 ans, dans une cellule sans même sortir une heure? On nous a donné ça, mais on dit que c’est un privilège. Parce que les autres, qui ne sont pas infirmes, ils ont les portes fermées. Mais eux, ils peuvent sortir, aller au sport, aller à l’école, travailler, il y a une salle d’activité, il y a une cour. Nous, on n’a pas ça. Même si on arrive à sortir dans la cour. Est-ce qu’on peut faire du sport? Non. Moi je veux bien faire du sport… mais non, on ne peut pas entrer dans la salle. Est-ce qu’on peut aller jouer aux cartes? Non, c’est des toilettes turques [la salle d’activité est difficilement accessible et les toilettes ne sont pas adaptées pour certaines limitations physiques]. Mais nous on est infirmes. Où est l’égalité à votre avis? Et c’est nous avec les privilèges. »

Homme de 65 ans, se déplace en fauteuil et déclare avoir perdu l’usage de ses jambes à la suite d’une grève de la faim et de la soif, au milieu d’une peine de 25 ans

Au fil des entretiens nous nous sommes demandés pourquoi les acteurs, professionnels et personnes détenues, mobilisaient continuellement ces deux notions. Nous avons émis l’hypothèse que le handicap plonge le monde pénitentiaire dans une incertitude qui se matérialise dans le questionnement des notions qui paraissent, par ailleurs, évidentes. Il s’agit d’une épreuve dans le sens de la sociologie pragmatique : « Est épreuve, en somme, toute situation au cours de laquelle des acteurs font l’expérience de la vulnérabilité de l’ordre social, du fait même qu’ils éprouvent un doute au sujet de ce qu’est la réalité. » (Lemieux, 2018, p.37). Le concept d’épreuve peut avoir plusieurs définitions ; la forme utilisée ici est empruntée à Boltanski et Thévenot et leur sociologie des conventions (Boltanski et Thévenot, 1991). Elle est en lien avec la remise en cause des principes de justice qui régissent un monde, lorsque les catégorisations et les règles en cours perdent de leur évidence. En effet, le handicap est plus souvent cité dans des textes pénitentiaires comme un moyen de simulation et de mise en danger de la sécurité des prisons que comme une dimension à prendre en compte dans la vie pénitentiaire. La rencontre de la vulnérabilité et la protection qu’elle implique s’oppose à cette vision sécuritaire et remet donc en question les représentations et les pratiques courantes et devient une épreuve pour le monde carcéral.

Comme l’explique un conseiller d’insertion et de probation en Centre de détention : « Comment on détecte le handicap? En fait le handicap des détenus, c’est ce qui nous handicape dans notre travail, sans mauvais jeu de mot ». Des surveillants nous répètent :

« On ne sait pas faire, on ne sait pas comment faire, on n’est pas formés ».

D’autres disent encore :

« Oui, une personne même handicapée doit être jugée si elle a commis des actes graves mais…il y a des situations où l’état des gens est tel que ça déshumanise, ça déshumanise d’être en prison ».

Chef de détention, Maison Centrale

Ces situations obligent les acteurs à un regard réflexif sur leurs pratiques mais aussi sur leurs identités professionnelles. Ils critiquent, se justifient et cherchent à inventer de nouvelles formes d’action pour résoudre l’épreuve que le handicap fait passer à l’institution pénitentiaire. Le handicap constitue également une épreuve de soi pour les personnes (Ville, 2008). D’une épreuve de vie, il devient en prison l’épreuve du passage d’un état à un autre. Les prévenus et les condamnés qui ont une particularité physique ou mentale doivent, plus que les autres, se positionner, donner des gages d’être de « vrais détenus », établir des stratégies leur permettant une intégration à l’univers carcéral. Seront reconnues comme personnes en situation de handicap celles qui ne correspondent pas au stéréotype du « vrai détenu ». Cette reconnaissance conduit assez automatiquement à une exclusion de l’économie relationnelle carcérale (Goffman, 1963).

Les concepts d’égalité et de dignité sont donc devenus les révélateurs de l’épreuve à laquelle font face professionnels et détenus dans ce cadre. Si l’on suit Boltanski et Thévenot (1991), l’épreuve est constituée des opérations de qualification des valeurs en cours, de catégorisation des personnes, ainsi que des négociations entre les personnes. L’égalité et la dignité constituent donc les révélateurs de l’incertitude carcérale.

Dans la théorie de Boltanski et Thévenot, la philosophie politique tient une place importante. Elle permet de comprendre la manière dont est pensé le lien entre les personnes. La dignité et l’égalité ont été évoquées par les professionnels du terrain, à la fois comme des valeurs en lien avec une morale partagée socialement : « On ne peut pas laisser une personne vulnérable, même si elle a fait les pires choses, sans protection. C’est de la dignité dont il s’agit ». (Directeur des services pénitentiaires, Maison d’arrêt).

Mais elles sont perçues aussi comme des normes contraignantes :

« Bien sûr, il faut faire les aménagements, ça permet par exemple à certains détenus d’accéder comme tout le monde à différents espaces. Mais il faut le faire aussi parce que si on ne le fait pas, il y aura des contrôles, il y aura des rapports. Nous, on préfère anticiper. »

Responsable de la santé, Direction interrégionale des services pénitentiaires

Par ailleurs, égalité et dignité renvoient à des règles de conduite :

« Dans le travail de tous les jours, oui c’est compliqué. Il faut penser à chaque fois, dès qu’il y a une sanction, une fouille au corps. Avec une personne à mobilité réduite par exemple, on ne peut pas faire comme avec tout le monde, il faut penser dignité. Mais même, quelqu’un qui a un âge mental pas très élevé, il faut faire attention, il faut le protéger. »

Cheffe de bâtiment, Centre pénitentiaire

Mais ces préoccupations quotidiennes, rendues visibles par les prisonniers considérés comme handicapés ne sont pas propres au milieu carcéral. Elles sont inhérentes aux évolutions des politiques sociales et pénales, comme nous allons l’évoquer.

2.2. Dignité et égalité comme concepts politiques

Les sociétés occidentales considèrent l’égalité et la dignité des personnes comme des valeurs essentielles. Ce sont des sociétés « à idéal égalitaire » (Dumont, 1966), basées sur la reconnaissance des droits de la personne. La Déclaration universelle des droits de l’homme érige égalité et dignité en droits fondamentaux, toujours mentionnées ensemble :

«Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits »[13].

Selon Marta Nussbaum (2000, p. 5), « l’idée de dignité humaine implique habituellement l’idée d’un monde égal ». Les valeurs d’égalité et de dignité sont pensées comme se réalisant en communiquant l’une avec l’autre, chacune étant la condition de l’autre.

Or, la définition de la dignité est très complexe et dépendante des évolutions historiques et législatives ainsi que des espaces où elle s’applique (Pech, 2001). La définition de l’égalité, d’apparence plus claire, n’est pas moins complexe. Une littérature abondante existe autour de ces questionnements, en lien notamment avec les théories de la justice.

Ces théories interrogent les processus qui produisent les inégalités existantes : entre hommes et femmes, riches et pauvres, pays du Sud et pays du Nord, etc. La connaissance des processus menant à l’inégalité est vue comme un gage de la production des lois et des institutions garantissant l’émancipation des personnes concernées. L’inclusion et la participation sociale, dans tous les domaines et pour tous, sont devenues l’objectif de nombreuses politiques publiques. Permettre le développement des personnes, dans une interaction avec un environnement favorable, est l’un des objectifs affichés des politiques liées au handicap.

Le champ du handicap, constitué des relations complexes et inextricables entre les mobilisations collectives, les politiques publiques et les recherches scientifiques, s’est structuré en partie autour des discussions relatives aux théories de la justice (Rawls, 1987) et notamment autour de la notion de capabilité (Sen, 2010; Nussbaum, 2011). Les capabilités se définissent par le lien entre les capacités personnelles et l’environnement, et sont l’expression de l’exercice de la liberté et de la dignité humaines. Certains auteurs proposent de remplacer l’égalitarisme rawlsien, libéral et aveugle aux différences, par une approche par les capabilités, qui prend en compte la faiblesse et la difficulté de certaines personnes d’atteindre l’idéal de l’individu rationnel et autonome (Nussbaum, 2007).

De son côté, la prison est en changement constant ou comme le mentionne Foucault, « la réforme de la prison est contemporaine de sa création » (1974, p. 236). Ce mouvement s’accélère notamment depuis les révoltes des prisonniers en France dans les années 1970, et la prise de conscience des conditions de vie en prison et des revendications qui s’en sont suivies. C’est à cette époque que les droits des prisonniers ont commencé à être pensés (De Galembert et Rostaing, 2014).

Les années 2000 voient en France la parution de plusieurs rapports qui donnent l’alarme sur l’état des prisons et accélèrent de la judiciarisation du système pénitentiaire. La Cour Européenne des droits de l’homme (CEDH), avec sa jurisprudence, influence les instances nationales : en 2008, est créé le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), en 2009, la Loi pénitentiaire consacre le prisonnier comme usager d’un service public (De Galembert et Rostaing, 2014).

Les questionnements liés à la dignité et l’égalité sont devenus très présents en prison, dans « ce nouveau contexte inhérent à l’essor du régime international des droits de l’homme » (De Galembert et Rostaing, 2014, paragr.1). L’objectif étant le rapprochement entre le droit pénitentiaire et le droit commun. Si certains auteurs peuvent douter que les nouvelles pénologies soient influencées en profondeur par l’arrivée des droits en prison (Chantraine et Kaminski, 2008), cela a néanmoins contribué aux changements des pratiques et la multiplication des contrôles. Ils sont pratiqués en interne, par des magistrats ou des parlementaires, par des mécanismes de contrôle nationaux tels que le CGLPL ou le Défenseur des droits (DDD), des représentants de la société civile comme l’Observatoire international des prisons (OIP) ou des mécanismes internationaux comme le Comité européen de prévention de la torture et des traitements inhumains et dégradants (CPT).

Ces multiples contrôles sont le signe que toute institution d’enfermement porte en soi le risque du non-respect des droits. Les acteurs de terrain doivent rester attentifs à ne pas dépasser une ligne fine et mouvante relative à la dignité. Dans la littérature sociologique, assurer la sécurité apparait toujours comme l’objectif premier et immédiat de la prison. Des études montrent d’ailleurs que le dispositif sécuritaire se renforce d’autant plus que de nouveaux droits sont accordés aux personnes incarcérées (Sallé et Chantraine, 2009).

À l’intérieur des établissements, le discours sur l’égalité entre les personnes détenues est très prégnant. Professionnels et prisonniers nous parlent de la nécessité d’une égalité de traitement, en s’accordant finalement à considérer que le « système de privilèges »[14] (Goffman, 1968, p. 92-98) constitue un des piliers de la gestion d’un établissement pénitentiaire. Ce système implique une vision très particulière de l’égalité : chaque droit doit être mérité et il devient alors un privilège. Néanmoins, cela contribuerait à humaniser le détenu par le fait de lui permettre d’entrer en relation et de négocier (Vacheret et Lemire, 2007), mais laisse de côté ceux qui ne peuvent pas participer à cette économie relationnelle.

Quand on parle de prison, il est souvent question d’indignité (Rostaing, 2021), qu’il s’agisse du sentiment d’indignité que ressentent les prisonniers à la suite de rituels de mortification (Goffman, 1968, p. 90) et de dégradation de statut (Garfinkel, 1956), ou de l’indignité relative aux conditions d’enfermement.

La prison peut donc difficilement se saisir des questions centrales du champ du handicap, relevant de l’autonomie, de l’empowerment, de l’inclusion et de la participation sociale des personnes qui la peuplent. La dignité et l’égalité apparaissent en prison d’abord comme des outils pour l’action quotidienne plutôt que comme des valeurs vers lesquelles tendre.

Parce qu’elles sont catégorisées ainsi par les politiques publiques, personnes handicapées et personnes détenues entretiennent des rapports différenciés à la société. À l’instar de Simmel (1907), pour qui la pauvreté n’est ni un état intrinsèque, ni calculable dans la possession d’une somme d’argent mais un rapport à l’assistance qui conditionne les relations futures, nous considérons que la peine de prison et les politiques du handicap conditionnent des rapports différenciés. La peine de prison se caractérise par des rapports faits de défiance et d’opposition – le prisonnier étant considéré à la fois comme un « ennemi de l’intérieur » et quelqu’un à réintégrer dans la société (Chauvenet, 2010), selon un modèle « guerrier défensif » (Chauvenet, 1998). Les personnes handicapées, au contraire, sont sommées de se placer dans un rapport « d’adhésion » et de solidarité aux valeurs fondamentales régissant les sociétés occidentales, telles que l’autonomie et la participation sociale.

Que se passe-t-il lorsqu’une personne handicapée se retrouve en prison? Lui faudrait-il contracter les deux types de rapports, d’opposition et d’adhésion? Le rapport à la société et aux valeurs qui la fondent se trouve interrogé et remis en question non seulement pour les prisonniers mais aussi pour les professionnels pénitentiaires. Comment à la fois protéger et punir les prisonniers handicapés? Doit-on favoriser le développement des compétences relationnelles ou favoriser l’accès aux droits? Ces actions ne semblent pas contradictoires sur le papier mais apparaissent comme telles en prison, comme nous l’avons déjà mentionné.

Comme nous allons le voir dans la troisième et dernière partie, dans les situations les plus complexes, concilier égalité et dignité se solde par la mise à l’écart de ceux qui mettent à l’épreuve la prison.

3. La mise à l’écart comme solution. Deux dispositifs de prise en charge des personnes handicapées en prison

Nous décrirons ici deux quartiers[15] spécifiques, étudiés au cours de la recherche de terrain. Le premier, une aile spécifique[16] d’une Maison Centrale que nous appellerons dans ce texte la Prison A et le second, une unité spécifique, dans un Centre de Détention, nommé la Prison B. Nous avons choisi de présenter ces dispositifs, parmi une multiplicité d’autres, car ici les tensions entre dignité et égalité sont les plus visibles. De plus, ces deux phénomènes toujours en tension, semblent ne pas entretenir les mêmes rapports : en opposition dans la prison A, ils convergent dans la prison B.

3.1 La Prison A ou l’opposition entre dignité et égalité dans une aile spécifique

Le premier lieu, qui se trouve dans la Prison A, a été envisagé comme un lieu de prise en charge du handicap moteur. Le but des établissements comme la Prison A est essentiellement sécuritaire et moins tourné vers la réinsertion : les personnes enfermées ont écopé de longues peines et sont considérées comme dangereuses par le système pénitentiaire. La longueur des peines dans ces lieux peut concourir à l’apparition des déficiences, soit par le vieillissement qui amène son lot de maladies chroniques soit par la vie en prison, considérée comme responsable du développement de nombreuses pathologies (Touraut, 2017). Comme le dit cette assistante sociale : « Parce que c'est vrai qu'en détention, tous les maux se réveillent, entre guillemets ».

Le temps long passé « derrière les barreaux » est vu comme renforçant les processus de vieillissement sur un versant pathologique. La longueur des peines est le signe d’une infraction considérée comme grave par le système judiciaire, qui signale une certaine dangerosité, et une suspension ou un aménagement de peine se révèlent d’autant moins envisageables.

« Parce que le handicap, si c’est dans une maison d’arrêt ou dans un centre de détention, on peut l’inscrire dans un projet. Alors que voilà pour des longues peines c'est toujours beaucoup plus compliqué, les gens [juges et experts] sont toujours beaucoup plus pointilleux. On demande aux personnes de prouver dix fois plus que quelqu'un d'autre qu’il va être capable de s'insérer, et qu’il ne va pas récidiver, qu’il va faire tout ce qu'il dit comme il faut, alors que nous-mêmes, on ne peut pas toujours. »

Assistante sociale, Prison A

Dans la Prison A, les détenus considérés comme handicapés sont séparés du reste de la détention. L’aile dans laquelle ils vivent se trouve à l’étage de l’infirmerie. On y accède par l’entrée principale, on monte une volée de marches, on passe une porte assez lourde, des portiques de détection de métaux, on monte ensuite un escalier pour se trouver devant le point de sécurité, avec les surveillants d’étage devant leurs écrans de vidéosurveillance.

Des barreaux nous séparent d’une aile composée de plusieurs cellules. Cette aile donne une image typique, récurrente dans les reportages sur la prison – lumière artificielle, crue et sombre à la fois, couleurs pastel délavées, un sol lisse sans aucun objet ni fenêtre et une enfilade de portes fermées. Dans cette prison, le régime est dit de « portes fermées » : les portes des cellules sont constamment fermées, les surveillants les ouvrent à des horaires précis pour laisser sortir ou entrer les personnes incarcérées.

Le mur du fond de la coursive est couvert par une peinture murale de couleurs gaies. Au milieu de cette peinture, une porte, invisible pour l’oeil non averti, s’ouvre sur l’aile qui héberge les prisonniers handicapés, appelée « aile spécifique ». Une fois cette porte ouverte, nous nous trouvons dans un autre univers.

L’aile spécifique est éclairée par une lumière naturelle, venant de quelques fenêtres. Les portes des cellules sont ouvertes. Des prisonniers, en fauteuil ou pas, y circulent. Dans une cellule non occupée, on voit entreposés plusieurs fauteuils roulants, plus loin une cabine téléphonique. Les cellules de cette prison sont individuelles, mais à l’instar de la grande majorité des prisons françaises, elles ne disposent pas de douches, celles-ci étant souvent dans une autre coursive. Dans l’aile spécifique il y a un espace douches, avec une douche aménagée. Cette aile dispose également d’une machine à laver, alors qu’un service buanderie est proposé par la prison, car les autres prisonniers refusent que leur linge soit lavé avec celui venant des personnes de l’aile spécifique. Sur le sol, en face des cellules, on peut voir plusieurs grandes plantes vertes et du matériel médical, notamment un lève-personne[17] et une bande de guidage pour des personnes malvoyantes. Aussi, on trouve une grande cellule qui a été transformée en cuisine où les prisonniers peuvent passer du temps. Tout comme les douches, les plantes, le lave-linge et la cabine téléphonique, la présence d’une salle commune dans une aile d’hébergement est exceptionnelle dans cette prison.

Les détenus qui ne vivent pas dans l’aile spécifique bénéficient d’une douche selon le règlement. Les cabines téléphoniques sont mises à leur disposition seulement dans les lieux communs. Ils n’ont pas de salle d’activité à l’intérieur du bâtiment d’habitation. Pendant les horaires d’ouverture, ils peuvent se rendre dans la cour de promenade, en salle d’activité, au travail, au centre scolaire, en salle de culte. Ils peuvent, par exemple, sortir de leur cellule le matin et passer leur temps en salle d’activité jusqu’à midi pour ensuite passer leur après-midi au centre scolaire.

Les personnes vivant dans l’aile spécifique ont tout à fait le droit de participer à ces activités mais pour rejoindre ces divers lieux, il faut sortir du bâtiment d’hébergement. La sortie n’est possible que par un escalier. Les prisonniers handicapés, s’ils veulent participer à la vie sociale[18] de la détention, sont obligés d’emprunter un monte-charge pour descendre. La fonction de cet engin est le déplacement de charges lourdes et un écriteau mentionne qu’il est interdit aux personnes d’y monter. Les seules « autorisées » à l’utiliser sont les personnes se déplaçant en fauteuil roulant. Une fois descendu, avoir passé une rampe abrupte, nécessitant l’aide d’au moins une personne, plus souvent deux et plus, les lieux accessibles ne sont pas nombreux. Dans la cour de promenade, de nombreux obstacles se présentent : d’autres marches, un terrain inégal et caillouteux, des margelles : « Donc, les détenus handicapés, il y en a beaucoup qui perdent patience et qui laissent tomber avant même d'avoir pu descendre en cour de promenade. » (Chef de bâtiment, Prison A).

Les prisonniers qui ont des problèmes physiques peuvent rester dans cette cour de promenade et éventuellement accéder à la salle d’activité. Les ateliers de travail et le centre scolaire restent inaccessibles, nécessitant la montée d’escaliers pentus en fer. Accéder au parloir en fauteuil roulant pose de nombreuses difficultés et se révèle impossible sans l’aide d’une personne.

Les prisonniers handicapés sont, de fait, coupés du reste de la détention. Ils vivent regroupés dans l’aile qui leur est réservée et le seul service auquel ils peuvent accéder sans difficulté est le service médical.

Ils sont, d’une part, dans une situation inégalitaire quant à l’accès aux diverses activités et services, mais ont cependant un certain nombre de dérogations, vues comme des privilèges par les autres. Ils ont, par exemple, les portes de leurs cellules ouvertes tout au long de la journée; peuvent circuler librement entre les cellules et se réunir dans la petite cuisine au sein de leur quartier; disposent de douches accessibles et d’une machine à laver dont ils gèrent l’utilisation entre eux. Pour toutes les autres personnes, ces activités sont régies par le règlement intérieur. Puisqu’ils ne peuvent pas accéder au centre scolaire, ni aux parloirs, différentes activités leur sont proposées dans cette aile spécifique : rencontres avec des visiteurs de prison, visites d’une association caritative qui propose parfois des repas en commun, des cours ou des activités adaptées proposés par le centre scolaire, de la médiation canine et même du travail en cellule selon les époques. Cependant, avocats, familles et proches n’ont pas accès à ce lieu et les rencontres avec eux sont réservées aux parloirs, contribuant au délitement de relations déjà difficiles.

Au moment de l’enquête, huit personnes vivent dans cette aile : trois se déplaçant en fauteuil roulant, un détenu gravement malade qui ne sort pas de son lit, un qui est sous forte dose de psychotropes et un qui déclare avoir eu des déficiences physiques dans le temps mais dont le handicap aujourd’hui semble être de « ne pas pouvoir survivre une minute à la vie carcérale normale » (Chef de détention, Prison A), puis un jeune détenu qui, après avoir passé plusieurs années dans une cellule d’isolement pour éviter les problèmes de la détention, a aujourd’hui la reconnaissance de personne handicapée et un suivi psychiatrique lourd. Le dernier détenu qui vit dans cette aile a une fonction d’aide-soignant auprès des autres. Il aide les personnes dans leur vie quotidienne : lever, toilette, hygiène et parfois même repas. On appelle cette personne un « auxi », d’auxiliaire de service général, le nom donné à ces incarcérés qui aident à l’entretien de la prison, ils s’occupent du nettoyage des coursives, de la distribution des repas en échange d’un salaire. Chaque étage dispose d’un ou deux « auxi ». « L’auxi médical »[19] est une fonction dérivée de celle de l’auxiliaire de service général et du « codétenu de soutien » des programmes de prévention du suicide en prison. « L’auxi médical », ou plus souvent appelé détenu-aidant, est une fonction très répandue aujourd’hui dans les prisons françaises, bien qu’elle suscite énormément de réticences.

À la question « Comment a été adoptée la solution d’un détenu-aidant? », la directrice adjointe répond : « Le détenu-aidant, on ne peut pas parler d’un vrai choix. C’est comme de choisir entre la peste et le choléra ». En effet, l’administration pénitentiaire préconise de privilégier l’intervention d’aides-soignants formés, venant de l’extérieur. Mais cela apparait relativement compliqué : l’état de santé des personnes peut demander plusieurs petites interventions quotidiennes alors que ces aides-soignants sont présents pendant un temps limité et pour un nombre limité d’interventions. La complexité de la mise en place de telles interventions est combinée souvent à l’opposition vive de nombreux détenus face aux personnes extérieures, et plus encore, s’il s’agit de femmes.

Dans l’aile spécifique, un seul prisonnier, parmi les cinq qui déclarent avoir besoin d’une aide quotidienne, a accepté ce type de prise en charge. Mais même lui, ne peut se passer de l’aide de l’auxi médical[20].

Les cellules dans cette aile, même si elle est spécifique pour les personnes handicapées, ne sont pas vraiment aménagées. Ce sont des cellules typiques, de neuf mètres carrés, construites en longueur avec une fenêtre barrée dans le fond, flanquées d’un côté par le lit et de l’autre par une table et une étagère, cloués aux murs. La cuvette des toilettes et un petit lavabo se trouvent à l’entrée de la cellule. L’aménagement des cellules consiste en l’agrandissement des portes et l’abattement de la petite cloison qui séparait les sanitaires du lit. Malgré cela, la petitesse des cellules et leur encombrement, dû à l’accumulation des objets pendant de longues années de peine, qui ne peuvent pas être « sortis » puisque les détenus n’ont plus aucun contact avec l’extérieur, ne permettent pas un déplacement avec un fauteuil roulant à l’intérieur.

Professionnels et détenus affirment leur « malaise » face à ce dispositif. Les détenus expliquent que de vivre dans cette aile leur donne le sentiment de ne pas exister :

« Nous n’existons pas, Madame, ici, tout ce que vous voyez, ça n’a aucune existence. On nous a mis ici, mais ça n’a aucune existence réelle, pas de papier qui dit que c’est médical, ici, pas de papier qui dit que c’est pénitentiaire. On est là parce qu’on gêne, personne ne sait quoi faire de nous ».

Homme de 70 ans, se déplace en fauteuil roulant à la suite d’une maladie invalidante, se prépare à sortir d’une peine de 30 ans

Ce même détenu même mécontent de ces conditions, ne retournerait en aucun cas « en détention normale », son état de santé le rendant beaucoup trop vulnérable.

Les professionnels, quant à eux, parlent de choc, de malaise lorsqu’ils ont découvert cette aile spécifique :

« C’est impressionnant, la première fois, c’est impressionnant. En apparence, c’est vraiment très, on n’arrive pas à le dire. Non, c'est compliqué. C’est un bien et un mal en même temps. Ce sont souvent des personnes quand ils ont un handicap physique, qui se sentent diminués physiquement et donc plus vulnérables auprès des autres et qui ont tendance quand même en général à se mettre en retrait. Après, c'est bien parce qu'ils sont quand même entre guillemets protégés de par leur isolement du reste de la détention. On a essayé de recréer une petite vie sociale entre eux, mais c'est compliqué. Ils sont cinq ou six. Donc voilà. Ce n'est pas simple. Il y en a beaucoup qui se renferment sur eux-mêmes, donc ça les isole encore plus ».

Assistante sociale, Prison A

La question de la dignité semble l’emporter ici, la protection étant un impératif supérieur afin d’éviter toute mise en danger. La question de l’égalité est posée dans un sens pénitentiaire, repérable dans cet extrait d’entretien :

« On ne peut pas dire qu’ils ont des privilèges, c’est vraiment l’égalité de traitement. S’ils veulent participer à une activité ou travailler, ils doivent faire comme tous les autres, faire une demande écrite, mais ils ne le font pas.

Question : Et s’ils veulent travailler?
Normalement, s’ils sont reconnus handicapés, et si on ne peut pas aménager un poste de travail, on les met plutôt de côté. On essaie plutôt de proposer des activités ».

Assistante sociale, Prison A

Dans cette prison, les deux notions, égalité et dignité, semblent entrer d’une manière très concrète en opposition. La visée sécuritaire de l’établissement, ne permet pas aux professionnels de les penser ensemble. Ils se voient obligés de privilégier l’une ou l’autre.

3.2 La prison B ou la convergence entre dignité et égalité dans une unité spécifique

Dans la prison B, on parle d’unité spécifique. Elle est consacrée aux prisonniers vivant avec des pathologies psychiques et mentales. Cette unité se trouve au sein d’un centre de détention, destiné aux détenus condamnés « qui présentent des meilleures chances de réinsertion » selon l’administration pénitentiaire. Les centres de détention ont mis en place des régimes dits progressifs ou différenciés. Selon son comportement et le stade de sa peine, un détenu peut se retrouver dans un quartier « fermé », « semi-autonome » ou bien dans un quartier « autonome »[21]. Ces différents régimes se retrouvent au sein du même établissement.

Dans les centres de détention, les régimes de vie « fermés » se trouvent souvent en rez-de-chaussée, lieu où sont affectées aussi les personnes à mobilité réduite ou ayant une autre fragilité, puisque dans ces lieux la présence de surveillants est plus importante. Ces quartiers sont donc les plus contrôlés et surveillés, à la fois pour empêcher les conflits et pour protéger les plus fragiles. Les difficultés physiques, psychiques ou mentales empêchent l’affectation dans des quartiers en hauteur et donc de fait l’évolution dans des régimes « d’autonomie ». Ainsi, pour les prisonniers considérés comme vulnérables, la nécessité de protection contribue à leur classement dans la catégorie pénitentiaire « non autonomes ». Cette catégorie signifie surtout l’impossibilité de correspondre aux normes carcérales : agir d’une manière stratégique, se protéger seul, participer par sa réputation à la gestion de la détention.

« C’est nécessaire de les mettre à un endroit où on peut les protéger. Parce qu’ils ne peuvent pas se protéger seuls et ça, dans une détention, c’est le principal. La première chose qu’on a à faire c’est déjà de protéger l’intégrité physique. Mais aussi psychique, quand ils se font manipuler, il faut faire attention. Et ça on peut le dire, dès que le détenu a un problème, les autres le détectent, même avant nous. Il ne faut pas oublier que dans ce milieu, ce qu’on appelle les prédateurs, ce n’est pas ça qui manque ».

Chef de bâtiment, Prison B

Dans la Prison B, une architecture particulièrement complexe facilite la séparation des personnes ayant des pathologies psychiatriques. Cette architecture est composée de divisions, de quartiers, d’unités et d’étages qui s’emboîtent les uns aux autres à travers de longs couloirs composés de niveaux et demi-niveaux, accessibles par de multiples marches et portes.

L’unité qui nous intéresse a été constituée avant la mise en place des régimes progressifs. Le fait que cette prison dispose d’une antenne SMPR[22] a contribué à l’affectation de nombreux condamnés ayant des problématiques psychiatriques. La recrudescence de situations difficiles - agressions, suicides, tentatives de suicide et automutilations - impliquant ces prisonniers présentant de multiples fragilités, a contraint les cadres de la détention à envisager des changements de gestion. La solution trouvée a été le regroupement de ces prisonniers, en leur proposant notamment du travail en atelier pour personnes reconnues handicapées, des formations spécifiques, des activités thérapeutiques, artistiques et sportives.

« Si on a fait cette séparation au début, c’était pour eux, pour leur donner plus, parce qu’ils avaient besoin. Et on voulait proposer des activités dans l’unité même[23], pour qu’ils puissent s’habituer. Au départ, tout ça c’était pensé comme un parcours assez complet, avec le travail, les activités ».

Ancien chef d’établissement qui a suivi la création de ces aménagements, Prison B

Le travail protégé a donné lieu à un dispositif expérimental. Les personnes qui en bénéficient ont une reconnaissance officielle de leur handicap. Pour autant, les détenus recrutés ne sont pas toujours ceux qui sont hébergés dans l’unité spécifique. En effet, la mise au travail a nécessité le recrutement de personnes ayant un « minimum d’autonomie » :

« On se rend compte et tout le monde le dit, même les gens de l’association[24], qu’en prison les pathologies sont beaucoup plus lourdes, les gens qu’on arrive à mettre ici, beaucoup d’entre eux ne pourraient pas être dans un tel dispositif dehors. Et encore, on ne met pas tout le monde, il faut qu’il y ait un minimum d’autonomie. Des gens qui n’arrivent pas à sortir de leur cellule, on ne peut pas les mettre dans cet atelier. Il faut comprendre qu’en prison, il est impossible de suivre la doctrine du milieu médico-social, celle de l’autonomie. C’est à l’opposé de la prison, ici la première chose c’est la sécurité, on est dépendants du juge. C’est vraiment le point d’achoppement entre nos doctrines ».

Cheffe d’établissement, Prison B

L’unité spécifique destinée aux personnes détenues présentant des difficultés psychiques et mentales, architecturalement identique à toutes les autres, est constituée d’une vingtaine de cellules réparties sur deux étages et accessibles par un escalier mécanique, une minuscule cabine vitrée pour les surveillants, un local de douches, une salle d’activité et une cuisine commune. Le régime de vie y est « fermé ».

Dans une unité au sein du même établissement ayant un régime « autonome », les portes des cellules sont ouvertes, on perçoit des intérieurs personnalisés et décorés. Des prisonniers s’affairent dans le nettoyage de leur cellule tout en discutant avec d’autres assis devant la porte de leur cellule, certains sont installés dans la salle d’activité alors que d’autres encore cuisinent. On entend des bribes de musique. Des surveillants passent à proximité et discutent avec des détenus.

L’arrivée dans l’unité spécifique est silencieuse; aucune présence exceptée la nôtre. Toutes les portes sont fermées, ni surveillant, ni détenu ne sont visibles. Lorsque le surveillant gradé qui nous accompagne ouvre la porte de quelques cellules, elles sont souvent vides de tout objet personnel ou bien encombrées de sacs poubelles contenant les affaires des détenus. Ces derniers sont allongés ou assis. La plupart dorment. D’autres nous saluent dans un état semi-éveillé. Un détenu se met à crier et taper à la porte de sa cellule. Le surveillant nous explique qu’il s’agit de quelqu’un qui est arrivé récemment, qui ne supporte pas d’être enfermé mais qui refuse de sortir en promenade aux heures proposées[25]. Ces propos sont confirmés plus tard par le même détenu qui raconte qu’avec les angoisses liées à sa maladie, il ne supporte pas le temps passé en cellule, mais il a tout autant de mal à se rendre en promenade – cette dernière nécessitant d’adopter une posture qu’il n’arrive pas à tenir :

« Aller en promenade, oui, mais je ne veux pas aller seul. Et ici les gens sont très malades, on ne se connait pas, on ne se parle pas, on a peur. Aller avec les autres, je ne peux pas, parce que déjà on est stigmatisés […] ce n’est pas à cause de la peine, c’est à cause de la maladie, les gens comme moi, ici, on est stigmatisés. Personne ne veut marcher avec nous, et rester seul en promenade, ce n’est pas bon ».

Homme de 34 ans, bénéficie de l’allocation d’adulte handicapé, au début d’une peine de 3 ans

Au moment de l’enquête, aucune activité n’est proposée au sein de l’unité. La vie quotidienne de l’unité est rythmée par le passage des infirmières qui distribuent les médicaments, la distribution des repas, les rendez-vous médicaux et éventuellement, des crises liées aux maladies.

Comme dans la prison A, le regroupement a d’abord une visée de protection, de préservation de l’intégrité physique des détenus vulnérables. D’ailleurs, ce sont eux qui demandent la fermeture de leur quartier. En les regroupant, les surveillants ont la possibilité d’observer au plus près et d’empêcher certains comportements. Les autres prisonniers ne présentent plus un risque, les contacts étant réduits au minimum.

Au moment où nous visitons ce quartier, il semble poser beaucoup plus de problèmes qu’il ne constitue une solution. Les prisonniers qui y sont affectés ont des pathologies et des traitements lourds qui les affectent aussi physiquement. Ils ne sortent pratiquement pas de leur cellule. Ils ne souhaitent apparemment pas se rencontrer dans la salle d’activité et n’ont pas pu investir les activités qui leur ont été proposées. Les surveillants qui travaillent dans cette unité semblent fatigués et apparaissent parfois à bout de forces :

« Je ne sais pas comment ça va se terminer mais, ce n’est pas bon. Notre travail, ce n’est plus d’être surveillant, c’est d’être des aides-soignants. Ce matin encore, on a dû lever quelqu’un, il était tombé près de la cuvette, avec les traitements, il ne tient pas sur ces jambes. »

Surveillant gradé de l’unité spécifique, Prison B

Le psychiatre parle de cette unité comme d’un « enkystement », où se trouvent en effet les personnes ayant les pathologies les plus lourdes et cherche des idées pour sortir ces prisonniers de leur état. La possibilité d’affectation de ces détenus au sein d’autres quartiers est rapidement rejetée : « Non, c’est pire, ça va polluer toute la détention. Les surveillants vont devoir s’occuper d’eux en plus. Là, au moins, c’est regroupé ». (Surveillant gradé de l’unité spécifique, Prison B).

« Ça parait difficile. Pas sûr que ce soit une bonne idée pour eux, qui ont peur et ne pourront pas être dans un endroit avec du bruit et des gens violents. Mais il faut trouver une solution, proposer des activités pour les faire sortir de leurs cellules, par exemple avec des infirmières et des éducateurs, les faire venir pour différentes activités au pôle médical. Commencer par des choses comme ça ».

Psychiatre, Prison B

Contrairement à la prison A, dans la prison B, le regroupement est pensé aussi dans un objectif d’égalisation des conditions. Les notions de dignité et d’égalité convergent et ne semblent pas poser un conflit tel que dans la prison A. Or, le résultat est le même : la mise à l’écart.

Conclusion

Notre recherche a permis de montrer que les concepts de dignité et d’égalité, lorsqu’ils ne trouvent pas de conciliation ne sont plus seulement des idéaux politiques et moraux mais deviennent avant tout des concepts opératoires. Cette utilisation à des fins gestionnaires leur confère une acception réduite et souvent instrumentale.

Le concept d’égalité semble se définir par la mesure des capacités nécessaires pour être un « vrai détenu » ou « pouvoir survivre en détention » et revient à imputer cette incapacité aux personnes ayant un ou des handicaps. Leur besoin de protection, leur manque de volonté et leur isolement, dont elles seraient les responsables, sont mis en avant. La dignité est aussi vue par le prisme d’une focale réductrice. En effet, elle consiste comme nous l’avons vu, à protéger avant tout l’intégrité physique des personnes handicapées des violences en prison.

Ces deux concepts constituent des repères et des ressources pour l’action des professionnels. Ils les mobilisent lorsqu’il faut évaluer et faire face aux situations de handicap. Le prix à payer pour leur application semble être la réduction de leur portée. Même si ces notions apparaissent comme très cohérentes, se complétant et se réalisant l’une l’autre, en prison, elles sont au contraire en tension.

Dans les prisons évoquées, de nombreuses personnes ont une déficience motrice ou mentale mais toutes ne bénéficient pas d’une prise en charge particulière. Les personnes incarcérées dans les ailes et unités spécifiques sont celles qui n’ont pas la possibilité, la force ou la volonté de respecter les codes pénitentiaires et les hiérarchies carcérales. Il faut les séparer pour les protéger des autres et pour prendre en charge les aspects matériels de leur vie quotidienne.

Les concepts d’égalité et de dignité évoquent en prison deux régimes de justice qui s’opposent. Le premier met en avant le mérite, le second la protection. Détenus et professionnels se trouvent ensemble dans cette épreuve, et une des solutions est la mise à l’écart de certaines personnes incarcérées au sein même de la détention.