Résumés
Résumé
J’analyse dans cet article la manière dont le travail d'accompagnement médico-social influe sur les pratiques de mobilité quotidienne de personnes vivant avec des troubles psychiques. Je présente des données issues d'une enquête composée d'une observation directe et d'entretiens réalisés, d'une part, avec des professionnel.le.s intervenant dans des Services d'accompagnement médico-social pour adultes handicapés (SAMSAH) et dans des Services d'accompagnement à la vie sociale (SAVS) situés dans une métropole française et, d'autre part, avec des personnes accompagnées par ces services. À partir du récit de certaines d’entre elles, je montrerai comment des comportements de retrait social conduisent à l'isolement à domicile et, par conséquent, à des pratiques de mobilité quotidienne limitées. Chargées de maintenir ces personnes à domicile tout en favorisant leur insertion dans la ville, les équipes étudiées proposent des interventions médicales, paramédicales et socio-éducatives diverses qui visent à promouvoir l'apprentissage de certaines aptitudes spatiales dans la vie courante, notamment en ce qui concerne les déplacements réguliers. Je montre que les SAMSAH et les SAVS produisent et façonnent à la fois les pratiques professionnelles des équipes et les pratiques de mobilité quotidienne des personnes accompagnées. Les premières sont amenées à se déplacer à domicile et à adapter leur intervention à l’espace-temps domestique tandis que les personnes accompagnées développent des habitudes et des rapports à leur environnement ordinaire plus favorables à leur participation sociale.
Mots-clés :
- mobilité quotidienne,
- troubles psychiques,
- accompagnement à domicile,
- aptitudes spatiales,
- milieu ordinaire
Abstract
I analyse in this article how health and social home-based care shapes daily mobility practices of people living with mental health disorders. I present data from a fieldwork and from interviews conducted, on the one hand, with professionals working in two different structures: Services d'accompagnement médico-social pour adultes handicapés (SAMSAH) and Services d'accompagnement à la vie sociale (SAVS) located in a French metropolis and, on the other hand, with users of these two kinds of home-based service. Based on the life stories of some of them, I will show how social withdrawal behaviours lead to isolation at home and therefore to limited daily mobility practices. Aiming to keep users at home while promoting their inclusion in the city, those teams propose a series of medical, paramedical and socio-educational interventions. By so doing, SAMSAH and SAVS teams try to improve users’ spatial skills in everyday life, particularly with regard to daily mobility. The article shows that medical and social support programmes produce and shape, on the one hand, the professional practices while they have to be adapted to domestic space-time, and on the other hand, users’ daily mobility practices. They thus develop habits and interactions with their ordinary environment which enable their social inclusion.
Keywords:
- daily mobility,
- mental health disorders,
- home-based care,
- spatial skills,
- ordinary environment
Corps de l’article
Introduction
Cet article a un double objectif : apporter un regard sociologique sur les pratiques de mobilité quotidienne des personnes handicapées psychiques[1] – des pratiques directement liées aux restrictions ou, à l'inverse, à la participation effective à la vie en société – et proposer une analyse des effets de l'accompagnement médico-social sur ces pratiques. Partant de données recueillies à travers une enquête de terrain[2], deux types de service d'accompagnement[3] existant en France seront pris comme objets d'étude : les Services d'accompagnement médico-social pour adultes handicapés (SAMSAH) et les Services d'accompagnement à la vie sociale (SAVS)[4].
Les pratiques de mobilité quotidienne peuvent être définies comme « l'ensemble des déplacements réguliers de l'individu dans l'agglomération » (Oppenchaim, 2011, p. 16) et se fondent sur « des habitudes transmises par un certain nombre d'instances de socialisation » (Oppenchaim, 2011, p. 29). Par ce terme, je renvoie ici principalement aux déplacements variés effectués depuis le domicile – pour effectuer des courses, pour se rendre à des locaux destinés à la scolarisation, au travail, au loisir, aux soins, au tissage ou à l’entretien de liens sociaux en général – par des personnes atteintes de troubles psychiques. Les services étudiés seront ainsi considérés comme des instances, parmi d’autres, qui façonnent les habitudes de déplacement de ces personnes. Il s’agit, dans ces cas, d’une socialisation aux pratiques de mobilité quotidienne qui se réalise à la fois par l’espace et à l’espace (Cayouette-Remblière, Lion et Rivière, 2019).
Je traiterai, dans la première partie de ce texte, des limitations des pratiques de mobilité quotidienne qui sont associées aux troubles psychiques. Il est amplement admis que l’apparition de ces troubles est, dans la majorité des cas, suivie de processus de stigmatisation et de discrimination et que le désavantage social qui en découle se traduit par une fragilisation voire une rupture des liens sociaux. Le cumul de ces facteurs produit des formes diverses d'isolement et de désinsertion sociale (Ministère des affaires sociales et de la santé, 2016; OMS, 2013). Comment alors ces ruptures sociales affectent les rapports à l'espace de ces personnes? Quelles pratiques de mobilité ou, à l'opposé, d'immobilité, ces ruptures engendrent-elles?
Dans la seconde partie de ce texte, il s’agira de mettre en évidence la manière dont des équipes médico-sociales ciblent ces problèmes, évaluent leur portée et interviennent pour y pallier. Alors que s'orienter dans son quartier, prendre les transports en commun, faire ses courses, donner suite à des activités quotidiennes… sont des actions qui peuvent devenir difficiles à entreprendre en raison du retentissement de la maladie et du traitement social qui va avec, les équipes d’accompagnement médico-social proposent, incitent ou contraignent les personnes accompagnées à ‘faire quelque chose de leurs journées’[5]. En ce sens, la fréquence et l'étendue des déplacements de ces personnes constituent, d'une part, des éléments pour l’évaluation de leur état psychique; et d'autre part, des éléments pour la transformation de leurs habitudes de déplacement.
Par conséquent, en prenant en compte ces deux axes et à l’aune du modèle de développement humain et du processus de production du handicap (MDH-PPH) en vigueur au Québec, mais aussi en France, en Suisse et en Belgique (Fougeyrollas et al., 2018), j’analyserai dans un troisième temps les liens entre les pratiques de mobilité quotidienne et la participation sociale. Je montrerai que les interventions médico-sociales visent à produire des habitudes de vie extra-résidentielles (honorer ses rendez-vous, s'engager dans des activités culturelles, sportives, de travail, éducatives, rencontrer d'autres personnes...) qui sont supposées favoriser la participation à la vie en société des personnes accompagnées. Ce faisant, ces équipes oeuvrent pour réduire les barrières sociales qui affectent la mobilité des personnes vivant avec des troubles psychiques. Alors que les capacités physiques de déplacement de ces dernières sont préservées, les équipes opèrent à travers une adaptation des rapports que les personnes accompagnées entretiennent avec leur milieu de vie ordinaire. Les récits de ces personnes mettent en évidence tant les facteurs qui participent à la production de pratiques de mobilité réduite que la manière dont l’intervention des équipes médico-sociales peut accroître la régularité et l’amplitude des déplacements quotidiens. Si ce travail contribue à l’insertion dans la ville des personnes accompagnées, il importe de s’interroger sur son potentiel de régulation de leurs habitudes de vie.
Méthodologie
Les résultats présentés dans cet article proviennent d’une étude doctorale composée de plusieurs opérations de recherche. Premièrement, de l'observation directe du travail d'un SAVS et d'un SAMSAH localisés dans une métropole française, spécialisés dans l’accompagnement de personnes atteintes de troubles psychiques. Les périodes d'observation au sein du SAMSAH se sont déroulées entre juillet 2017 et mai 2018 à raison d'au moins quatre heures par semaine, pouvant aller jusqu'à seize heures[6], et entre novembre 2018 et février 2019 au sein du SAVS, de façon plus soutenue avec au moins dix heures de présence sur ce site par semaine. J’ai participé, dans un premier temps, aux réunions hebdomadaires de chaque équipe avant de suivre les salarié.e.s lors des divers rendez-vous, entretiens, activités socio-éducatives et visites à domicile (VAD) réalisées.
Ces visites ont été non seulement des situations privilégiées d'observation de l'activité d'accompagnement, mais aussi un moyen de constituer l'échantillon de personnes accompagnées interviewées (n= 35 dont 20 hommes et 15 femmes, âgé.e.s de 16 à 61 ans). La majorité de ces personnes avaient reçu un diagnostic de schizophrénie, de troubles de l’humeur (troubles bipolaires ou troubles dépressifs) ou de troubles obsessionnels-compulsifs. Elles ont ainsi été recrutées, pour la plupart, après une première rencontre en présence d’un membre d’une équipe médico-sociale. Ultérieurement, sans la présence d’un.e intervenant.e, ces personnes ont été interviewées et ont livré des récits sur leurs histoires de vie et de soins, leurs pratiques d’habiter (au domicile et en dehors de celui-ci) et, enfin, sur leur accompagnement. Des questions concernant les activités et les déplacements habituels ou réalisés à la veille de l'entretien ont été posées systématiquement.
Les deux équipes étaient constituées de la façon suivante : huit travailleuses sociales en ce qui concerne le SAVS et une vingtaine d’intervenant.e.s issu.e.s tant des filières sanitaires que socio-éducatives (infirmier.ères, éducateur.ices spécialisé.e.s, psychologues, aides-soignantes...), au sein du SAMSAH. Ces professionnel.le.s ont été également interviewé.e.s à la fin de la période d'observation et ont pu engager, lors d'entretiens collectifs, une réflexion sur leur activité, les difficultés rencontrées sur le terrain et les solutions élaborées pour mener à terme leur mandat. Enfin, parallèlement, des entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de chef.fes et de membres d'autres services homologues : appartements associatifs, équipes mobiles d’intervention en parc locatif social (44 professionnel.le.s interviewé.e.s lors de 24 entretiens, dont 11 individuels et 13 réalisés dans le cadre d'entretiens collectifs).
Ces entretiens ont rendu possible une caractérisation de l’ensemble des actions réalisées par les différentes équipes, d’une part, et la qualification des particularités de chaque service, d’autre part. Suivant une démarche inductive de théorisation à partir des données collectées sur le terrain, les retranscriptions d'entretiens et les comptes rendus d'observation ont été stockés, codés et analysés avec le logiciel NVivo® tout au long de l’enquête. Les catégories analytiques mobilisées dans cet article se fondent sur le lexique employé par les participant.e.s à notre enquête et les opérations de recherche décrites ci-dessus ont été adaptées au fur et à mesure de l’étude, en fonction des pistes d’analyses qui ont émergé après les codages successifs des données, suivant l’approche de la théorisation ancrée (Strauss et Corbin, 1994). Pour l’analyse des pratiques de mobilité quotidienne, j’associerai cette perspective interactionniste au MDH-PPH afin de souligner le rôle de facteurs environnementaux, ou bien des représentations que les personnes font de leur environnement, dans la production de situations de handicap ou, à l’inverse, de participation sociale.
Les troubles psychiques : des mobilités quotidiennes bouleversées
Les personnes souffrant de troubles psychiques sont exposées à des désavantages sociaux importants : « isolement et rupture du lien social dans la vie relationnelle, difficultés dans la vie quotidienne et courante, dans le maintien ou l’accès à l’emploi et à l’habitat... » (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux [ANESM], 2014, p. 9). Les résultats de mon enquête permettent d'affirmer que l'intersection de ces phénomènes produit très fréquemment des pratiques d'immobilité ou de mobilité réduite[7]. D'après les personnes accompagnées rencontrées, ces perturbations de la mobilité quotidienne résultent de l'interaction de divers éléments : des symptômes de la maladie, d’effets secondaires de la médication et, enfin, de la stigmatisation ressentie lors des rencontres en face à face avec autrui.
D’abord, des signes caractéristiques des troubles psychiques comme l'entente de voix, la vision perturbée de la réalité (« délires », selon la sémiologie psychiatrique), la perte d'intérêt pour le monde social et la désorientation dans l'espace-temps sont présentés par ces personnes comme des facteurs à l'origine de leur retrait social, notamment sous la forme de l'isolement à domicile. De même, la fatigue engendrée par la prise de médicaments et par des altérations du cycle veille-sommeil ébranlent considérablement leur quotidien déjà fortement marqué par l'inactivité (physique, professionnelle) et par des hospitalisations psychiatriques longues ou répétées (Blum, 2017). Enfin, les interactions sociales qui se déroulent dans l’espace extra-résidentiel sont des sources potentielles ou avérées de discrimination et d'inconfort, ce qui contribue également à leur évitement. Cela peut se matérialiser sous forme d’une immobilité (isolement à domicile) ou d’une mobilité réduite (déplacements restreints au périmètre extra-résidentiel immédiat ou qui se font exclusivement à l’intérieur des réseaux de soins en psychiatrie, par exemple). Ces pratiques de mobilité quotidienne peuvent être entendues tant comme la cause de leur isolement social que comme le résultat de l’évitement des interactions en société.
« Ne rien faire » : immobilité et mobilité réduite
Deux tiers des personnes interrogées affirment se sentir gênées de se déplacer dans l'espace public ou avoir expérimenté cette sensation les jours précédant notre entretien. Des journées ou des nuits entières passées ‘devant la télé’ ou dédiées à des activités solitaires à leur domicile (Internet, pratiques musicales, lecture, écriture, jeux vidéo, notamment pour les plus jeunes) sont décrites comme fréquentes. Bien qu'occupées par des activités individuelles, elles associent ces moments à l'improductivité et les assemblent sous l'expression ‘ne rien faire’. Celle-ci a été utilisée à plusieurs reprises, à la fois par les personnes interviewées (‘Je n’ai rien fait ces derniers jours’), par leurs proches ainsi que par les professionnel.le.s qui les accompagnent (‘Elle/il n’a rien fait ces derniers jours’) et représente, dans le cadre de cette étude, une catégorie d'analyse des représentations de l'« inactivité ».
À ce titre, la manière dont M. Duchamp présente les problèmes qui motivent sa demande d’accompagnement exemplifie la façon dont ce rétrécissement de la mobilité spatiale quotidienne peut se manifester : ‘Je me suis coupé de la société, je vis comme en autarcie... ça fait quatre ans que je me suis isolé, je reste à la maison vingt-quatre heures par jour, sept jours sur sept, c'est terrible’, affirme ce sexagénaire lors d'un entretien d’accueil avec les intervenantes d’un SAVS. Les propos de M. Duchamp font écho à des récits produits par d'autres personnes accompagnées rencontrées durant l'enquête de terrain, à des âges différents et vivant dans des situations socio-économiques diverses. Ces personnes relatent des difficultés importantes pour donner suite aux activités qui sont attendues de la part du citoyen « socialement inséré » : se doucher, faire le ménage et ranger son chez-soi, faire ses propres courses et cuisiner, quitter son domicile pour se rendre à des lieux ouverts au public ou, plus amplement, transiter par différents espaces de la ville. Une partie d'entre elles affirment avoir des difficultés à se déplacer au-delà de leur périmètre résidentiel immédiat (quartier ou arrondissement par exemple), en raison des multiples facteurs cités, mais aussi à cause de certaines réticences à l'usage des transports en commun. Par ‘peur de la foule’ ou ‘d'être regardées ou jugées’ par autrui, certaines personnes affirment effectuer la majorité de leurs trajets à pied, suivant des parcours fixes ou des trajets qui permettent d'éviter les sites les plus peuplés. Tout cela contribue à la réduction des contacts avec d’autres individus ainsi que de leur périmètre de déplacement au quotidien.
Dans le cadre d'une enquête sur les rapports entre la ville et la souffrance psychique, le géographe Marc Winz (2019) argue que les capacités de déplacement des personnes vivant avec des troubles psychiques sont liées à leur façon de faire avec « l’expérience urbaine », ce qui comprend des moments « de transition et de basculement », de « ruptures spatio-temporelles » qui ont lieu lorsque quelqu’un quitte son domicile pour se déplacer dans l’espace urbain (ou rural). Des propositions similaires ont été avancées par des chercheur.e.s en Allemagne[8], en Angleterre[9] ou encore en Suisse[10] et qui mettent en évidence les rapports existant entre troubles psychiques, espaces urbains et mobilité spatiale. Dans le MDH-PPH, aussi, des éléments comme le bruit, le temps, l’aménagement du territoire sont des éléments à considérer dans ce processus. De façon convergente, ces différentes grilles de lecture insistent sur la nécessité de prendre en compte l’environnement (naturel, architectural, sonore, sensible en somme) dans les réflexions sur l'insertion sociale des personnes en souffrance psychique. Dans le prolongement de ces analyses, je considère que les transitions entre l’espace privé et l’espace public sont des objets particulièrement féconds pour mieux comprendre les difficultés de mobilité des personnes vivant avec des troubles psychiques ainsi que les possibilités de résolution de ces difficultés.
C'est le cas de Hugo, un jeune de 21 ans qui, dans le cadre d’un entretien, affirme avoir cessé presque entièrement ses déplacements en dehors du domicile après l'apparition des premiers symptômes de troubles psychiques. Il a interrompu ses études universitaires et sa mère doit le conduire en voiture à ses rendez-vous médicaux, un des seuls déplacements réguliers qu'il effectue, outre ses sorties pour ‘aller à l'épicerie en bas de l'immeuble’ ou pour se ‘balader dans le parc près de la maison’, affirme-t-il. Au cours de sa troisième année de licence, Hugo affirme avoir commencé à ‘se sentir jugé, à avoir l'impression de sentir mauvais et que les gens s'en apercevaient'. Son désinvestissement progressif des activités sociales met en évidence l'imbrication de ces phénomènes psychiques avec des comportements d'isolement et une réduction accentuée des déplacements en dehors du domicile :
« En fait, le problème, c'est que j'ai commencé à douter de moi. Avant, j'avais beaucoup de confiance en moi et du jour au lendemain j'ai commencé à douter de moi, alors je suis parti dans un délire au sens où je sentais mauvais en public. Enfin, j'avais l'impression de sentir mauvais en public et du coup, bah, ça me gênait pour prendre la parole en public, pour prendre les transports, pour être avec la famille, des choses comme ça. Et c'est comme ça que je me suis isolé progressivement et, dans mon isolement, comme je n'avais rien à faire, je me suis mis à jouer aux jeux vidéo et après, du coup, ça a renforcé mon isolement... C'est devenu un cercle un peu vicieux[11]. »
Le cercle vicieux auquel Hugo fait référence, en écho aux propos de M. Duchamp et à ceux d’autres interviewé.e.s[12], met en évidence quelques éléments constitutifs du processus de production du handicap. En l’occurrence, des facteurs personnels (comme l’âge, par exemple, ici associé à la poursuite d’études supérieures ou à la retraite, l’installation d’un trouble psychique, l’isolement social et la conséquente réduction des déplacements quotidiens) et des facteurs environnementaux (la distance géographique, le système de transports en commun) ou bien les interactions sociales se conjuguent et produisent des habitudes de vie ou, plus précisément, des habitudes de déplacement altérées négativement selon les personnes interviewées.
L'accompagnement médico-social : un travail de proximité, un travail sur la quotidienneté
Dans cette deuxième partie de l'article, je centre mon analyse sur les actions entreprises par les SAMSAH et SAVS qui façonnent la mobilité quotidienne des personnes accompagnées. Ces services ont pour vocation de « contribuer à la réalisation du projet de vie de personnes adultes handicapées par un accompagnement adapté favorisant le maintien ou la restauration de leurs liens familiaux, sociaux, scolaires, universitaires ou professionnels et facilitant leur accès à l'ensemble des services offerts par la collectivité »[13] et, par conséquent, sont ouvertement axés sur le maintien à domicile et sur l’accès à la ville. Au-delà de la diversité des prestations qu'ils proposent, ils structurent leur offre d'accompagnement à partir de quelques axes principaux que je cite de manière non-exhaustive : l'articulation et la coordination des diverses structures et intervenant.e.s engagé.e.s dans l’accompagnement et dans le suivi d'une personne donnée; la proposition de rendez-vous individuels pour assurer une veille sanitaire et sociale ‘globale’; des activités à caractère culturel et de loisir; l'encadrement d’ateliers (culinaire, esthétique, hygiène corporelle, par exemple) qui visent à favoriser l'apprentissage ou le perfectionnement de gestes et d’aptitudes jugées nécessaires à la vie en logement dit autonome… Le cadre hybride dans lequel se déroule l’accompagnement, à la charnière du chez-soi, des lieux de soins et des espaces de la ville, nous invite à considérer les propriétés matérielles de ces lieux, les possibilités de rencontre, d'interaction et d'intervention qu'ils rendent possibles, limitent ou interdisent.
Selon les professionnel.le.s interviewé.e.s, le travail d’accompagnement est, avant tout, un travail de ‘proximité’. Des discussions sur le sens de ce « rapprochement » et sur les transformations récentes de la relation de l'État avec les populations assistées ont été engagées dans la recherche en sciences sociales (Breviglieri, 2005). Je m’attache, dans cet article, à deux dimensions de la proximité : géographique puis relationnelle. Premièrement, les professionnel.le.s affirment que les personnes admises en accompagnement doivent, de préférence – mais pas exclusivement – habiter dans une aire géographique accessible via les transports en commun : puisque leurs déplacements sont fréquents, les distances doivent être prises en compte afin d'éviter que les accompagnant.e.s passent beaucoup de temps à se déplacer ou, à l’inverse, que la distance soit un facteur qui empêche les personnes accompagnées de se rendre aux activités assurées par les équipes dans leurs locaux. Au sein du SAMSAH, par exemple, où l’enquête par observation s’est réalisée, où chaque intervenant.e réalise environ une dizaine de rendez-vous à l'extérieur ou à domicile par semaine, la proximité vis-à-vis du lieu de résidence des personnes accompagnées est décisive. Ce sont ainsi des équipes à forte mobilité spatiale, une caractéristique en expansion dans les pratiques de travail en santé mentale (Henckes, 2019), qui inscrivent leur intervention dans la vie ordinaire des personnes accompagnées, comme l’explique un infirmier exerçant en SAMSAH :
« [O]n travaille avec les partenaires [des services de soins ambulatoires en psychiatrie, notamment]. Les partenaires, ça leur donne aussi un appui cette proximité qu'on a dans la relation avec les personnes et leur quotidien pour se dire « ah, d'accord, il fait comme ça avec son traitement? D'accord, je savais pas... il le prend à quatre heures de l'après-midi? Bah, oui, je comprends mieux pourquoi il ne dort plus à partir de trois heures du matin ». On a accès à leur quotidienneté, quand même. »
Pierre, infirmier en SAMSAH
Suivant le récit de cet infirmier, la proximité peut aussi faire référence au ‘lien’ qui doit exister entre les membres des équipes médico-sociales et les personnes accompagnées, une « éthique du proche » (Astier, 2007) basée sur l'engagement réciproque entre les deux parties de la relation d'accompagnement. Pour les accompagnant.e.s, ce rapprochement est une condition indispensable à l’exécution du travail, ce qui sous-entend la collecte d'informations intimes jugées nécessaires pour l'amorce de l’intervention. Géographique et affective, cette proximité donne ainsi lieu à des pratiques d’accompagnement qui visent tant à évaluer qu’à transformer l’état psychique, les comportements et, plus largement, les habitudes de vie des personnes accompagnées.
Ce sont d’abord des évaluations in situ des aptitudes à vivre en logement dit autonome et, par extension, dans la ville, des évaluations réalisées explicitement ou implicitement, à travers de multiples interventions. Les membres des équipes peuvent demander des descriptions des habitudes (lors des entretiens en face à face, notamment), proposer des simulations d’activités ou observer les comportements des personnes accompagnées lors de situations imprévues d’interaction dans l’espace public, par exemple. Je m’intéresse ici à la manière dont certaines « aptitudes spatiales » sont attendues, évaluées ou fabriquées dans les pratiques post-asilaires de soin et d’accompagnement des personnes vivant avec un trouble psychique. Ces enjeux spatiaux, traditionnellement assimilés aux situations de handicap rencontrées chez les personnes présentant des incapacités d’ordre moteur, méritent d’être explicités et analysés à l’égard des troubles psychiques. Grâce à l’accent qu’il met sur le rôle de l’environnement dans l’exécution des activités courantes, le MDH-PPH fournit des outils théorico-pratiques pertinents pour notre analyse. Sous le prisme de ce modèle, nous verrons comment les facteurs environnementaux peuvent être considérés à la fois comme des obstacles et des facilitateurs pour les déplacements quotidiens ou, plus amplement, pour l’accomplissement de rôles dans la société.
« Faire quelque chose » : évaluer les pratiques d’habitation, produire des pratiques de mobilité quotidienne
Lors d'une visite à domicile réalisée par une aide-soignante intervenant en SAMSAH, Hugo, le jeune adulte cité plus haut, nous décrit son emploi du temps quotidien. Il relate ses activités journalières (préparation des repas, ménage de sa chambre, écriture de poèmes, lecture, entraînement au piano électrique) avant d'entamer une discussion sur ses difficultés à quitter le domicile dans lequel il s'est ‘isolé’ depuis plus d'un an au moment de notre rencontre. L'aide-soignante, Nora, l'invite par la suite à faire une courte balade autour de sa résidence, ce qui avait été convenu précédemment. Il nous guide alors au long d'une promenade qui aura duré une quinzaine de minutes et pendant laquelle Hugo nous décrit simultanément les bâtiments qu'il entrevoit depuis la fenêtre de sa chambre, un temple religieux qui lui fait se rappeler des voyages de vacances réalisés par le passé et, enfin, les sensations (insécurité, tremblements de main et hypersudation, par exemple) déclenchées, d'après lui, par la sortie de son domicile et par le contact visuel avec les passant.e.s. Outre la présence de Nora, qui cherche à le rassurer, le garçon se sert ce jour-là d'un outil matériel pour contrer le malaise provoqué par le regard d'autrui : il porte des lunettes de soleil, seule façon, selon lui, pour pouvoir se déplacer dans l'espace extra-résidentiel. De retour à son domicile, il nous explique que les lunettes l’aident à se ‘protéger’ du regard des autres et à cacher ses yeux en cas de plafonnement du regard[14]. Nora le félicite pour la tâche accomplie et lui propose un rendez-vous dans un café dans les jours suivants auquel Hugo devrait se rendre en métro.
L'intervention de Nora peut être lue comme une invitation à l'accroissement, de façon progressive, du périmètre de mobilité quotidienne de Hugo. Sa présence et son soutien ont permis, affirme le garçon à la fin du rendez-vous, qu'il se sente moins en ‘insécurité’. La tentative de lui faire prendre le métro et de se rendre à un rendez-vous ultérieur va dans cette même direction et montre comment les professionnel.le.s mettent en place des modalités graduelles de « sensibilisation » à l'espace urbain dans le cas de personnes pour lesquelles la ville est devenue une épreuve.
Dans cette même lignée, les entretiens individuels, servent dans certaines situations de mobile pour ‘faire sortir’ certaines personnes de leur enceinte domiciliaire. Ainsi, un.e professionnel.le peut proposer un rendez-vous préférentiellement dans son bureau, dans l'environnement résidentiel immédiat de la personne accompagnée ou dans un café ou espace vert de la ville afin d'assurer que telle ou telle personne aura quitté son domicile ‘au moins une fois dans la semaine’, comme l'affirme une des travailleuses sociales d’un SAVS, faisant écho à des propos similaires tenus par l'équipe du SAMSAH.
Pour un jeune garçon réfractaire à l'usage des transports en commun et ‘atteint d'un déficit cognitif’ d'après ses soignant.e.s, un ‘atelier signalétique’ est organisé par un membre d’une équipe SAMSAH afin de mettre en relief ses difficultés d'orientation spatio-temporelle, d'une part, et l'aider dans l'apprentissage des principes de fonctionnement des lignes de métro, d’autre part. Enfin, les sorties au théâtre, au cinéma ou dans des lieux d'exposition artistique qui sont proposées de façon hebdomadaire par les travailleuses sociales en SAVS visent à les inciter à ‘découvrir des nouveaux endroits’, à ‘prendre goût’ à ces activités et à ‘rencontrer des nouvelles personnes’, comme l'affirment les membres de cette équipe.
Les services médico-sociaux étudiés ont pour ambition de transformer les manières dont les personnes atteintes de troubles psychiques habitent leur domicile et, plus largement, l'espace urbain, ce qui dépend, en bonne partie, des possibilités de déplacements de ces personnes. Il s'agit d'un travail qui consiste, somme toute, à inciter les personnes à réaliser des activités extra-résidentielles. Mais cette activité comprend aussi une dimension d’évaluation, comme je l’ai signalé, de leurs manières de se mouvoir, de se repérer et d'entrer en contact non seulement avec d'autres personnes mais aussi avec le cadre bâti, les moyens de transports, les lieux publics, les espaces verts... D’une façon ou d’une autre, les équipes d’accompagnement visent à transformer durablement les habitudes de déplacement des personnes accompagnées.
L'accompagnement en santé mentale : transformer les habitudes de déplacements quotidiens?
Pour Jacques Lévy, géographe et urbaniste, « [o]n peut aborder la mobilité comme un système de mouvements potentiels, plus ou moins actualisés, qu'on appellera virtualité. On peut classer ces virtualités en trois catégories. La mobilité est rendue possible parce qu'il existe une offre de mobilité, l'accessibilité. La mobilité est effective parce que ses opérateurs.trices possèdent une compétence de mobilité. La mobilité prend sens parce que, au titre de maîtrise de l'espace, elle entre dans la composition du capital social des individus. » (Lévy, 2000, p. 158, italiques dans l'original). Suivant cette approche théorique, il est possible d’affirmer que les équipes d’accompagnement cherchent justement à établir un « ajustement » entre ces virtualités : elles essaient, à travers leur travail, de « rendre effectives » les compétences (ou aptitudes, suivant le lexique du MDH-PPH) de mobilité que possèdent les personnes accompagnées – ou, de façon plus ambitieuse, de produire ces compétences.
Par le moyen de l'environnement intra et extra-résidentiel, à travers des interventions thérapeutiques ou socio-éducatives, les membres de ces services participent, ouvertement ou implicitement, à l'adaptation des rapports au milieu ordinaire qu'entretiennent les personnes destinataires de leurs aides. Ces adaptations se présentent sous deux différents registres. D’une part, par le moyen d’une coopération, en proposant aux personnes des rendez-vous ou des activités auxquelles elles peuvent se rendre ou non. D’autre part, par l’usage de la contrainte : à travers l’usage de l’influence que les équipes exercent invariablement sur les personnes, en raison de leur autorité professionnelle ou encore de la « proximité » établie au quotidien, contraignant les personnes accompagnées à effectuer ou poursuivre certaines habitudes de vie (se rendre aux consultations de psychiatrie, honorer les rendez-vous au siège du service médico-social, réaliser des déplacements réguliers en dehors du domicile). L’adaptation, dans ce cas, n’est pas une action unilatérale – bien qu’asymétrique – mais justement un processus qui se fait avec la participation des personnes accompagnées, qui acceptent, négocient ou refusent ces interventions. Compte tenu de ces faits, il importe de souligner que ces interventions ne sont donc pas exclusivement productrices de pratiques de mobilité, elles sont aussi, dans une certaine mesure, normalisatrices au sens où elles envisagent la possibilité d’un retour à une situation de mobilité « normale ».
Ce processus de normalisation du handicap a été étudié par la sociologue Myriam Winance (2004) dans un article dédié à l’analyse des transformations du rapport à la norme dans les institutions et dans les interactions quotidiennes. L’autrice propose une double lecture de ce processus en établissant, d’un côté, la possibilité de concevoir la normalisation comme un « alignement » ou une assimilation à des référentiels prédéfinis (« normaux ») de comportement, et d’un autre côté, comme le résultat d’une négociation en interaction à l’issue de laquelle une norme commune est produite. Cette deuxième interprétation peut nous aider à comprendre comment les interactions entre personnes accompagnées et équipes d’accompagnement médico-social reconfigurent les référentiels normatifs de mobilité quotidienne, et ce, en fonction des lieux de rencontre et d’intervention.
Dans une perspective similaire et davantage opérationnelle, le MDH-PPH souligne que le handicap est le résultat d’un processus multifactoriel (Fougeyrollas et al., 2018). Les « situations » conduisant à la limitation ou à l’empêchement de la réalisation d’une activité découlent de l’interaction, dans un cadre temporel évolutif, entre des facteurs personnels (comme l’identité, les systèmes organiques et psychiques, les aptitudes) et les facteurs qui constituent le milieu de vie de chacun, contenant à la fois des éléments environnementaux (physiques et sociaux) qui peuvent jouer tantôt comme facilitateurs tantôt comme des obstacles à l’accomplissement d’activités de la vie courante et des rôles sociaux valorisés. Suivant cette grille de lecture sociale, interactionniste et situationnelle du handicap (Fougeyrollas, 2016), les services médico-sociaux d’accompagnement peuvent être considérés comme des aides humaines destinées à faciliter la réalisation des activités courantes et des rôles sociaux, intervenant à plusieurs égards sur les facteurs qui génèrent les situations de handicap.
Les vignettes ethnographiques présentées dans cet article mettent en évidence la manière dont les relations sociales, d’une part, et les transactions avec l’environnement, d’autre part, constituent un continuum au sein duquel ces différents facteurs se mêlent et se façonnent mutuellement dans la production du handicap. Plus que des facteurs isolés, ce sont des éléments qui s’emboîtent lors des déplacements réguliers que les personnes sont censées effectuer, comme pour Hugo, pour qui l’environnement extra-résidentiel évoque des gênes liées tant à la structure des transports en commun, à l’agitation des stations de métro, qu’à la rencontre avec d’autres individus (ou, plus précisément, avec le regard d’autrui).
Différemment des consultations médicales ordinaires ou des entretiens de service social en bureau, l’accompagnement se fait dans des cadres mouvants (Lovell, 1996), ce qui provoque aussi une modification des positions occupées par chaque individu en fonction des possibilités ouvertes par l’environnement dans lequel elles se trouvent. Ainsi, une visite à domicile peut être vécue par certain.e.s professionnel.le.s (plus habitué.e.s à leurs bureaux) comme un moment de perte de la maîtrise spatiale et, en même temps, elle assure la continuité d’une expérience de sécurité à celui ou celle qui accueille l’intervenant.e chez soi. Le domicile peut constituer un obstacle (pour l’intervenant.e) et un facilitateur (pour la personne accompagnée) pour la continuité de l’interaction en face à face. De même pour les activités et interventions extra-résidentielles : comme le cas qu’Hugo soulève, un changement de lieu peut déclencher des sensations gênantes qui ne sont pas éprouvées à domicile. Dans cet exemple, bien que les troubles psychiques et les effets secondaires des médicaments perdurent, ce n’est qu’en interaction avec l’environnement extra-résidentiel qu’ils sont ressentis comme des facteurs qui empêchent la réalisation d’habitudes de vie extra-résidentielles – le déplacement en transport en commun, les études ou les rencontres amicales, affectives et sexuelles – et créent ainsi la situation de handicap qui se matérialise sous forme d’évitement des contacts sociaux et, par conséquent, d’isolement à domicile.
La ligne de travail adoptée par l’intervenante qui rend visite au jeune garçon est moins celle d’imposer une nouvelle habitude de vie (reprendre les études, par exemple) que de développer progressivement les aptitudes spatiales de Hugo. Ce faisant, les deux effectuent un travail (non accompli, ouvert dans l’espace-temps) sur la norme de mobilité, commençant par une balade autour du domicile avant d’effectuer des trajets plus longs, en y appliquant des comportements ou stratégies d’adaptation à l’environnement (comme l’usage des lunettes de soleil), en intégrant, in situ, tant les difficultés de déplacement que les aptitudes spatiales ou bien les stratégies individuelles pour s’adapter au milieu ordinaire. De ce fait, le travail des équipes d’accompagnement, en agissant sur les habitudes de vie des personnes accompagnées, semble ainsi établir de nouvelles lignes de démarcation entre le milieu ordinaire et ledit milieu adapté : c’est dans la vie quotidienne des personnes, et non dans des établissements spécialisés, que s’érigent des appuis (matériels, symboliques) pour la participation à la vie sociale, mais c’est aussi dans la vie quotidienne que des mécanismes de surveillance ou de contrôle peuvent s’immiscer.
Conclusion
Les troubles psychiques se produisent à travers l'interaction dynamique d'un état de santé et de facteurs contextuels. Les désavantages sociaux ainsi que les ruptures des liens sociaux qui en découlent se caractérisent par une réduction importante des déplacements quotidiens. L'immobilité ou la mobilité réduite se présentent alors comme des manières de (ne pas) se déplacer en dehors du domicile lorsque la maladie, ses conséquences organiques ou sociales viennent perturber le quotidien. Dans le cadre de leur mission d'insertion sociale, les services d'accompagnement médico-social du type SAMSAH ou SAVS cherchent donc non seulement à favoriser le maintien à domicile des personnes souffrant de troubles psychiques, mais aussi à promouvoir leur accès à la ville. Le travail effectué par les professionnel.le.s de ces équipes consiste en partie à inciter, voire à contraindre les personnes présentant un trouble de cet ordre à réaliser des activités extra-résidentielles. Ce faisant, ces équipes médico-sociales produisent des déplacements quotidiens, des habitudes, façonnent les rapports à l'espace des personnes accompagnées. L’accompagnement comporte ainsi une dimension de (trans)formation des pratiques de mobilité quotidienne – donc de socialisation à l’espace et par l’espace – des personnes vivant avec des troubles psychiques dans l’optique de produire ou d’améliorer des aptitudes spatiales jugées nécessaires à leur vie en société. Néanmoins, cette transformation des comportements de mobilité va de pair avec une tentative d’assimilation des personnes ayant des incapacités à des référentiels normatifs. Cette visée se heurte au pouvoir d’agir des personnes accompagnées, notamment lorsqu’elles se trouvent à domicile ou dans des espaces « neutres » lors des interventions. La prise en compte des facteurs environnementaux, soulignés par le MDH-PPH, révèle alors la difficulté d’imposition de normes de mobilité quotidienne par les équipes d’accompagnement puisque ces normes, notamment lorsqu’elles ont affaire à l’intimité et à la vie à domicile, doivent être constamment négociées.
Parties annexes
Notes
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[1]
Dans cet article, « personne handicapée psychique » est avant tout une catégorie administrative ouvrant l’accès à des droits sociaux. En effet, les personnes qui bénéficient des prestations des SAVS et des SAMSAH doivent avoir obtenu ce statut auprès d’une Maison départementale des personnes handicapées (MDPH).
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[2]
Les résultats présentés dans cet article proviennent de la recherche collective « Habiter avec un accompagnement. Une sociologie de l’accompagnement dans le logement des personnes souffrant de troubles psychiatriques graves : problématisations des besoins, réponses institutionnelles et recours informels » coordonnée par Nicolas Henckes, chargé de recherches au CNRS, et financée par l’Institut de recherche en santé publique (GIS-IReSP) dans le cadre de l’appel à projets de recherche 2017, programme « Dispositifs et modalités d’accompagnement des personnes handicapées dans les établissements et services médico-sociaux ».
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[3]
L'accompagnement est un domaine d'intervention protéiforme : « [m]algré le flou qui entoure la notion et la diversité des pratiques qu’elle peut générer, on peut tenter de dégager quelques points communs qui relèvent d’une démarche d’accompagnement. D’une façon générale, les pratiques d’accompagnement consistent à guider, appuyer, soutenir ou encore aider » (Boulayoune, 2012, p. 9). Il s'agit ainsi d'un champ d'exercice qui « s’apparente à un vaste continuum de pratiques et de démarches touchant une diversité de domaines et de populations, ce qui fait qu’il est toujours difficile, encore aujourd’hui, d’en préciser les contours exacts (Boulayoune, 2012, p. 9).
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[4]
Le Fichier national des établissements sanitaires et sociaux (FINESS) énumère 447 SAMSAH et 892 SAVS dans toute la France.
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[5]
Les passages entre guillemets simples (‘ ’) correspondent à la transcription textuelle issue des entretiens, avec les professionnel.le.s et avec les personnes accompagnées, et des notes prises sur le terrain.
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[6]
Les noms et prénoms des personnes citées dans cet article ont été changés afin de préserver leur anonymat.
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[7]
La mobilité concerne « l’aptitude à mouvoir tout le corps dans l’espace » entre autres « à passer d’une position donnée à une autre, à se déplacer d’un lieu à un autre, [à] utiliser ses mains » (Fougeyrollas et al., 2018, p. 101-106). Dans cet article, la notion de mobilité réduite renvoie moins aux capacités physiques d’effectuer ces mouvements qu’aux dispositions psychiques pour les réaliser.
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[8]
Adoptant une approche inspirée des études sur les sciences et les technologies et de l’anthropologie, Bister et al. (2016) proposent une analyse du travail de prise en charge communautaire en psychiatrie comme un exercice de création, par le moyen de négociations entre des acteurs humains et non-humains, de « niches » à l’intérieur de la ville au sein desquelles les personnes souffrant de troubles psychiques graves peuvent se mouvoir, se repérer et se construire une place en tant que citoyens.
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[9]
Dans une approche sociologique qui intègre des découvertes récentes dans le domaine de la biologie et des neurosciences, le sociologue Nikolas Rose a mis en place un programme de recherche (The Urban Brain Program) afin de saisir comment se construisent les « paysages contemporains de détresse urbaine » et comment ceux-ci affectent la santé mentale des populations. Rose y propose un modèle d’investigation autour de la notion d’« urbanicité », c'est-à-dire, une démarche qui croise l’étude des propriétés matérielles des espaces urbains et l’étude de ses dimensions sociales et citoyennes (Fitzgerald et al., 2016).
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[10]
Dans une perspective aussi transdisciplinaire, des géographes et des psychiatres suisses proposent une analyse des effets de la vie dans les milieux urbains sur l'état de santé de personnes atteintes de troubles psychiques graves. Il est intéressant de noter que ces chercheurs considèrent que le traitement psychiatrique devrait permettre de « déballer la ville » (unpack the city) afin d'intégrer à l’accompagnement les potentiels thérapeutiques que les espaces publics renferment (Söderström et al., 2016).
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[11]
Entretien réalisé au domicile de l'interviewé. Je ne déconsidère pas l’effet de « mise en récit de soi » provoqué par le traitement psychiatrique et par l’accompagnement médico-social. Dans mon analyse, il s’agit moins de contester la vérité ou validité des récits produits par les participant.e.s que de saisir comment ces représentations (de soi, de l’espace, de la maladie et des réponses sociales qui les suivent) se matérialisent et donnent forme à des manières de vivre avec des troubles psychiques.
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[12]
En effet, presque la totalité des personnes accompagnées interviewées ont affirmé avoir vécu des expériences de mobilité réduite à un moment de leur vie, notamment lorsqu’elles étaient hospitalisées ou passant par des périodes de ‘tristesse’, de ‘dépression’ ou de ‘moral bas’ à domicile. Ces phases de retrait social, vécues de manière intermittente par beaucoup d’entre elles, sont devenues un mode de vie pour d’autres personnes, outre Hugo, participant à mon enquête : ces personnes ne quittaient plus leur chez soi, sauf pour des rendez-vous médicaux ou lorsqu’elles étaient invitées et soutenues par les équipes médico-sociales à entreprendre une action quelconque en dehors du domicile.
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[13]
Art. D. 312-155-5 du décret 2005-223 du 11 mars 2005 relatif aux conditions d'organisation et de fonctionnement des services d'accompagnement à la vie sociale et des services d'accompagnement médico-social pour adultes handicapés.
-
[14]
Le plafonnement du regard, attribuable à des spasmes qui tirent les yeux dans une position fixe, le plus souvent vers le haut, est un effet secondaire lié à la prise de neuroleptiques.
Bibliographie
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