Résumés
Résumé
Dans cet article, nous considérons des entreprises en concurrence imparfaite sur un marché international de bien. Elles ne sont pas toutes soumises à un marché de permis et les pouvoirs publics fixent le plafond de pollution. Nous montrons qu’une entreprise dominante sur le marché des permis utilise ce dernier pour s’approprier un avantage sur le marché du bien. Ce résultat élargit ainsi les hypothèses de la manipulation par exclusion. Les pouvoirs publics se comportent également de façon stratégique, en utilisant deux instruments – la dotation initiale et le plafond de pollution – pour maximiser le bien-être collectif. Le plafond de pollution qui en résulte est alors plus élevé qu’à l’équilibre concurrentiel.
Abstract
In this article, we consider firms competing in an imperfectly competitive international market. These firms are not all submitted to a pollution permit market. We show that a dominant firm being part of the pollution permit market can use it to obtain an advantage in the product market. This result enlarges assumptions about exclusionary manipulation. We also show that the government acts strategically as well, using two instruments to increase welfare: the pollution cap and the initial allocation. The resulting pollution cap is higher with respect to the one achieved without strategic behavior.
Corps de l’article
Introduction
Le protocole de Kyoto, entré en vigueur en février 2005, vise à lutter contre le réchauffement climatique. Les pays de l’annexe B de ce protocole se sont engagés sur une réduction moyenne de 5,2 % de leurs émissions de gaz à effet de serre par rapport au niveau atteint en 1990. Les pays en développement ne se sont pas, à ce jour, engagés sur des réductions quantifiées de leurs émissions. Pour aider les pays à respecter leurs engagements, le protocole a prévu l’instauration d’un marché international de permis d’émission de gaz à effet de serre, mis en place pour la période 2008-2012. Globalement, ce type d’instrument est de plus en plus retenu pour remédier aux problèmes de pollution.
L’intérêt des marchés de permis de pollution est multiple. Les pouvoirs publics fixent le plafond de pollution et laissent les entreprises libres quant au nombre de permis à détenir. La possibilité d’échanger des permis permet aux entreprises de réaliser un arbitrage entre réduire leurs émissions et acheter des permis au prix prévalant sur le marché. Ainsi, le marché conduit les entreprises à choisir, de façon décentralisée, le niveau de réduction des émissions qui minimise le coût global de la réglementation, satisfaisant ce que l’on appelle le critère d’efficacité par les coûts. De plus, cette répartition est obtenue quelle que soit l’allocation initiale des permis.
Toutefois, ces résultats sont remis en cause lorsqu’il existe des pouvoirs de marché[1]. À cet égard, il existe deux types de manipulation du marché des permis. Par la « manipulation simple », une entreprise cherche à utiliser sa position dominante sur le marché des permis pour minimiser son coût de mise en conformité dans le domaine environnemental. La « manipulation par exclusion » correspond à une autre logique. Une entreprise, déjà dominante sur le marché des permis, utilise cette position pour obtenir, ou renforcer, un pouvoir de marché sur le marché des biens. Pour augmenter le coût des entreprises rivales sur le marché des biens, il faut acheter plus de permis qu’à l’équilibre concurrentiel, exerçant ainsi un comportement de surachat des permis. Si Oates (1981) a été l’un des premiers à évoquer la possibilité de cette stratégie, ce problème a fait l’objet de plusieurs études, menées entre autres par Misiolek et Elder (1989), Sartzetakis (1994, 1997) et Schwartz (2007). Quelle que soit la stratégie poursuivie, le critère d’efficacité par les coûts n’est plus respecté et l’allocation finale des permis dépend cette fois de l’allocation initiale (Hahn, 1984).
Les analyses traitant de la manipulation par exclusion supposent toutes que les entreprises intervenant sur le marché des permis participent au même marché de biens. À ce jour, aucune étude n’a cherché à savoir s’il existe des possibilités de comportements stratégiques lorsque cette hypothèse n’est pas vérifiée. Toutefois, la multiplication des marchés de permis doit créer des situations dans lesquelles des entreprises soumises au marché des permis se retrouvent en concurrence sur le marché des biens avec des entreprises qui n’ont aucune obligation de réduire leurs émissions. Par ailleurs, le plafond de pollution est toujours considéré comme une donnée. L’intervention des pouvoirs publics n’est donc jamais prise en compte dans ces analyses. Dans la lignée des travaux sur la politique commerciale stratégique, les gouvernements peuvent aussi exercer un comportement stratégique lorsque les entreprises nationales sont soumises à une concurrence internationale sur le marché des biens (Brander et Spencer, 1985). Notamment Kennedy (1994), Conrad (1993) et Ulph (1996) montrent comment une taxe sur les émissions polluantes peut être utilisée par le régulateur pour profiter d’une situation de concurrence imparfaite sur le marché des biens.
L’objectif de cet article est donc de remédier à ces faiblesses de l’analyse économique. Nous utilisons un modèle inspiré de Brander et Spencer (1985) et Pratlong (2005). Dans un modèle de concurrence à la Cournot, nous étudions ainsi le comportement d’entreprises qui appartiennent à des pays différents, mais qui interviennent conjointement sur un marché international de bien. Seul l’un des pays décide de mettre en place un marché de permis de pollution. Sous cette hypothèse particulière, nous cherchons à savoir si une entreprise dominante sur le marché des permis peut obtenir des avantages sur le marché des biens. Par ailleurs, nous considérons explicitement le comportement des pouvoirs publics en endogénéisant le plafond de pollution. Nous essayons alors de déterminer si, dans ce contexte, les pouvoirs publics exercent ou non un comportement stratégique[2].
Nous montrons ainsi que l’entreprise dominante sur le marché des permis utilise ce dernier pour obtenir un avantage sur le marché du bien, alors que les entreprises concurrentes ne sont pas soumises au marché des permis. Ce résultat élargit donc les possibilités de comportements stratégiques des entreprises sur le marché des permis en levant une condition jusqu’ici jugée nécessaire par toutes les analyses. Par ailleurs, nous montrons que les pouvoirs publics exercent un comportement stratégique en utilisant deux outils, le plafond de pollution et la dotation initiale accordée à l’entreprise dominante. Au final, le bien-être du pays domestique est plus élevé lorsque le marché des permis est soumis à une position dominante que lorsqu’il est concurrentiel. Toutefois, ces stratégies ne sont pas favorables à l’environnement, puisque le plafond de pollution est plus élevé qu’à l’équilibre concurrentiel.
L’article est structuré de la façon suivante. La première section présente les hypothèses du modèle et la deuxième section détermine l’équilibre de marché lorsque le marché des permis est concurrentiel. Dans la troisième section, nous introduisons la concurrence imparfaite sur le marché des permis et nous évaluons, dans ce nouveau contexte, l’équilibre de marché. Nous comparons les résultats obtenus dans la quatrième section. Enfin, la dernière section conclut ce papier.
1. Le modèle
Les hypothèses du modèle que nous utilisons sont inspirées des travaux de Pratlong (2005) qui introduit un marché de permis dans le modèle de Brander et Spencer (1985)[3]. Nous considérons deux pays indexés par k = h, f. Le pays h est le pays domestique et le pays f représente le pays étranger. Dans chacun de ces pays coexistent deux secteurs. Chaque secteur i = 1, 2 est composé d’une seule entreprise. Les entreprises d’un même pays appartiennent à des secteurs d’activités différents : deux entreprises, l’une domestique, h, l’autre étrangère, f, constituent le secteur 1, les deux autres le secteur 2. Dans chacun de ces secteurs, les entreprises produisent un bien substituable en quantités xki. Le coût de production est donné par les fonctions cki(xki), avec . On pose . La production totale en bien i pour chaque secteur est donnée par Xi = xhi + xfi. Chaque bien i est vendu sur un marché tiers et son prix est donné par la fonction de demande inverse Pi = Pi(Xi) où Pi = α – Xi et α > 0. Les quantités définissent l’équilibre de Cournot de cette économie sans politique environnementale.
Le processus de production des entreprises des deux secteurs génère des émissions polluantes, qui affectent seulement le pays où elles sont émises. On suppose que le type de polluant émis par les entreprises du secteur 1 est le même que celui des entreprises du secteur 2. Le pays domestique décide de mettre en place un marché de permis de pollution pour limiter ces émissions polluantes. Le pays étranger ne prend, quant à lui, aucune mesure pour limiter la quantité de pollution émise. On note Dk (Ek), la fonction de dommage, où Ek est la quantité totale de pollution dans le pays k, avec et , avec . Ainsi, on appelle le plafond de pollution fixé par les pouvoirs publics du pays h, avec , où ēhi est la dotation initiale de permis accordée à l’entreprise i.
Nous supposons donc que les pouvoirs publics ont fait le choix d’une distribution gratuite des permis. Chaque permis donne le droit d’émettre une unité de pollution. Ces permis sont négociables et peuvent être échangés sur un marché secondaire au prix d’équilibre qh, qui est obtenu à partir de la condition d’équilibre du marché des permis[4] :
Les entreprises du pays domestique ont le choix entre acheter des permis sur le marché au prix qh ou bien réduire leurs émissions polluantes d’un montant ahi. Nous supposons que chaque unité de bien produit engendre une unité de pollution. Ainsi, après avoir effectué les activités de réduction des émissions, le niveau de polluant émis par l’entreprise du secteur i, noté ehi, s’élève à ehi = xhi – ahi. Le coût de réduction des émissions est représenté par la fonction CA = γhiAhi (ahi), avec et . Le paramètre γhi représente l’efficacité de la technologie de réduction des émissions de l’entreprise i. On pose .
Sous les hypothèses énoncées ci-dessus, les pouvoirs publics doivent déterminer le plafond de pollution et les entreprises doivent choisir leurs niveaux de production et de réduction des émissions.
2. Cadre de référence : marché des permis concurrentiel
Nous résolvons le problème présenté dans la première section en considérant un jeu en deux étapes. À la première étape, le plafond de pollution est déterminé par les pouvoirs publics, en maximisant le bien-être du pays domestique. À la seconde étape, les entreprises choisissent leurs niveaux de production et de réduction des émissions. Dans cette section, le marché des permis est concurrentiel. Utilisant la résolution à rebours, nous commençons par la seconde étape.
2.1 Deuxième étape
Les entreprises domestiques déterminent le niveau de leur production et de leur réduction d’émission en maximisant leur profit en fonction de ces deux variables. Le profit de chaque entreprise domestique est donné par :
Les conditions de premier ordre nous permettent d’obtenir la fonction de réaction de l’entreprise domestique i (Éq. 2) et son niveau de réduction des émissions (Éq. 3) :
et
Le profit des entreprises étrangères est donné par :
On obtient directement la fonction de réaction des entreprises étrangères en maximisant leur profit et en réarrangeant la condition de premier ordre, soit :
Les quantités produites par chaque entreprise sont déterminées à l’intersection des courbes de réaction des entreprises données par (2) et (4) pour chacun des marchés. On obtient :
et
Le prix du permis est obtenu à partir de (1), (3) et (5), soit :
La production de chaque entreprise domestique décroît avec le prix du permis (5), contrairement à la production des entreprises étrangères (6). Les entreprises domestiques réduisent leurs émissions de telle sorte que leur coût marginal de réduction des émissions est égal au prix du permis, et ce quelle que soit la distribution initiale des permis (3). La position nette de chaque entreprise sur le marché des permis dépend donc de la distribution initiale des permis et des paramètres de coûts de réduction de la pollution.
2.2 Première étape
Les pouvoirs publics du pays domestique déterminent le plafond de pollution en maximisant le bien-être, composé des profits des entreprises et des dommages engendrés par les émissions polluantes. La fonction objectif du gouvernement s’écrit :
Pour résoudre cette première étape du jeu, nous exprimons toutes les variables en fonction du plafond de pollution en remplaçant (7) dans (5), (6) et (3). Après réarrangement de la condition du premier ordre, on obtient :
Le membre de gauche de l’équation (9) représente le bénéfice marginal à émettre des émissions polluantes. Il est positif et décroît avec le plafond de pollution. Le terme de droite représente le dommage marginal engendré par les émissions. Par hypothèse, il est positif et cette fonction croît avec la quantité globale de pollution permise. Conformément aux modèles usuels, le choix du plafond de pollution par les pouvoirs publics résulte d’un arbitrage entre le bénéfice marginal et le dommage marginal issus des émissions polluantes.
Le bénéfice marginal est composé de deux éléments. L’effet direct, donné par , est positif et rend compte de l’impact sur le profit des entreprises domestiques de la possibilité d’émettre de la pollution. L’effet indirect, donné par , est également positif . Dans la littérature sur les politiques commerciales stratégiques, on l’appelle « l’effet de détournement de rente » du pays domestique par rapport au pays étranger (Brander et Spencer, 1985). Le bénéfice marginal à émettre est donc plus élevé lorsque les entreprises nationales sont en concurrence sur un marché international de bien car la réglementation environnementale réduit les parts de marché des entreprises nationales. À partir de (9), nous obtenons le niveau de pollution optimal :
En remplaçant dans (7), on obtient la valeur du prix des permis :
Les quantités produites et les niveaux de réduction des émissions sont obtenus en remplaçant (11) dans (5), (6) et (3). En notant le niveau de pollution de premier rang, déterminé lorsque le marché des permis et des biens sont concurrentiels, on obtient :
et
La réduction des émissions polluantes dans le pays domestique conduit les entreprises à produire une quantité de bien plus faible que les entreprises étrangères. Néanmoins, le niveau de bien-être atteint dans le pays domestique est plus élevé : la perte de profit que les entreprises subissent est plus que compensée par les gains obtenus en terme de réduction des dommages. On note que le plafond de pollution choisi est toujours plus élevé que celui de premier rang. Dans une économie fermée, la concurrence imparfaite sur le marché des biens conduit à augmenter le niveau optimal de pollution pour remédier aux inefficacités productives. En économie ouverte, ce résultat est renforcé par « l’effet de détournement de rente » évoqué plus haut.
3. Marché des permis de pollution non concurrentiel
Nous supposons que l’entreprise domestique du secteur 1 exerce une position dominante sur le marché des permis[5]. Suivant Sartzetakis (1994), la prise en compte d’imperfections sur ce marché nous conduit à introduire une étape supplémentaire dans la résolution de ce problème. Dans un premier temps, les pouvoirs publics fixent le plafond de pollution. Dans une seconde étape, l’entreprise choisit le prix du permis qui maximise son profit. Enfin, les entreprises déterminent leurs niveaux de réduction des émissions et de production. Nous utilisons, encore une fois, le modèle de résolution à rebours.
3.1 Troisième étape
L’entreprise 1 détermine son niveau de production et de réduction des émissions en maximisant son profit par rapport à ses deux variables (xh1, ah1), considérant, d’une part, xf1, xh2(qh) et ah2(qh) comme des données. Les fonctions xh2(qh) et ah2(qh) ont déjà été déterminées et sont données par les équations (5) et (3). D’autre part, l’entreprise 1 subit la contrainte d’équilibre du marché des permis. On associe à cette contrainte un multiplicateur de Lagrange, λ. Le programme de l’entreprise s’écrit :
Les conditions de premier ordre sont données par :
et
L’équilibre dans le domaine de la production du secteur 1 est atteint à l’intersection des fonctions de réaction des deux entreprises données par (12) et (4). Utilisant (14), λ(qh) est déterminé. Nous obtenons ainsi les quantités produites du secteur 1 et le niveau de réduction des émissions choisi par l’entreprise 1 en fonction du prix du permis, soit :
et
avec :
Après avoir remplacé λ(qh) dans (15) et (16), on obtient les résultats suivants :
Ainsi, le niveau de production de l’entreprise dominante croît cette fois avec le prix du permis, contrairement au niveau de production de l’entreprise étrangère. Nous retrouvons ici un résultat général en économie industrielle lorsque, pour exercer le pouvoir de marché, on prend en compte la demande ou l’offre résiduelle des concurrents. Appliqué à notre cadre d’analyse, si on avait remplacé la contrainte d’équilibre du marché des permis directement dans le profit de l’entreprise, on aurait obtenu l’expression de son « niveau de réduction des émissions résiduel » ou son « niveau d’émission résiduel ». Comme une unité d’émission est générée par une unité de production, on trouve le résultat donné par l’équation (18).
3.2 Deuxième étape
À ce stade, l’entreprise dominante fixe le prix du permis. Nous réécrivons son profit en prenant en compte les valeurs obtenues dans la première étape, xh1(qh), xf1(qh) et ah1(qh) données par (15), (16) et (17), soit :
Après réarrangement de la condition du premier ordre, nous obtenons :
L’équation (19) détermine les éléments qui conduisent à la décision optimale de l’entreprise dominante concernant la fixation du prix du permis. En effet, son profit est modifié de différentes façons. Un prix du permis plus élevé affecte directement la production globale du bien 1 et peut augmenter le profit marginal de l’entreprise dominante (deux premiers termes de l’équation (19)). Le nombre de permis à acheter (ou vendre) change également (troisième terme de (19)) ainsi que le niveau de réduction des émissions à effectuer (dernier terme de (19)). Ces dernières sont réalisées en subissant éventuellement un surcoût, puisque le coût de réduction est différent de celui prévalant lorsque le marché des permis est concurrentiel. Par conséquent, le choix du prix du permis résulte d’une prise en compte simultanée des effets dans le domaine environnemental et de la production, et conditionne ainsi le niveau de production (donné par 15).
Par ailleurs, le prix du permis fixé par l’entreprise dominante dépend du plafond de pollution décidé par les pouvoirs publics (), mais aussi de sa dotation initiale de permis (ēh1). La résolution de (19) donne :
En remplaçant dans les fonctions données par (5), (6) et (3) pour le secteur 2 et (15), (16) et (17) pour le secteur 1, nous obtenons les quantités produites par chaque entreprise et les niveaux de réduction des émissions. Ces valeurs sont données par les équations suivantes :
Tous les niveaux de production sont affectés par le pouvoir de marché de l’entreprise 1 sur le marché des permis. Les entreprises étrangères subissent la variation du prix du permis par l’intermédiaire de leurs fonctions de réaction sur le marché des biens. L’entreprise domestique du secteur 2 est, quant à elle, directement affectée par sa participation au marché des permis.
3.3 Première étape
À ce stade, nous déterminons le plafond de pollution fixé par les pouvoirs publics. Ce dernier est obtenu, tout comme dans la section 2, en maximisant le bien-être du pays domestique. Toutefois, contrairement au cas où le marché des permis est concurrentiel, les pouvoirs publics ont la possibilité d’agir sur deux variables : le plafond de pollution et la dotation initiale de l’entreprise dominante.
Les quantités produites et les niveaux de réduction des émissions sont donnés par (21). Comme la dotation initiale de permis de pollution accordée à l’entreprise 1 est une proportion ϕ du plafond de pollution, on note , avec ϕ ∈[0, 1]. Tenant compte de ces éléments, la fonction de bien-être du pays domestique s’écrit :
Après réarrangement des conditions du premier ordre, nous avons :
et
Selon (22), le plafond de pollution résulte d’un arbitrage entre le dommage et le bénéfice marginal engendrés par les émissions polluantes, ces dernières étant évaluées pour l’entreprise dominante au coût (qh + λ). D’après (23), les pouvoirs publics donnent à l’entreprise dominante une quantité de permis telle que le permis supplémentaire qui lui est accordé ne diminue pas plus le profit de l’entreprise 2 qu’il n’élève le sien. La résolution conjointe des équations (22) et (23) donne le plafond de pollution et la dotation initiale de l’entreprise 1 :
et
En remplaçant (24) et (25) dans l’équation (20), on obtient la valeur du prix du permis manipulé :
Le niveau de production de chaque entreprise et les niveaux de réduction des émissions sont ainsi obtenus en remplaçant (24) et (25) dans (21).
4. Comparaison des situations : résultats
Nous sommes en mesure d’analyser le comportement de l’entreprise 1 et d’évaluer celui des pouvoirs publics. Nous obtenons les résultats suivants[6] :
et
On observe que le prix du permis peut être plus élevé ou plus faible que son niveau concurrentiel (Éq. 28), alors que l’entreprise dominante adopte un comportement de type monopsone sur le marché des permis (Éq. 29). Nous retrouvons, ici, un résultat similaire à ceux obtenus quand une entreprise exerce une manipulation par exclusion (Misiolek et Elder, 1987; Sartzetakis, 1994 et 1997; Schwartz, 2007), bien que les hypothèses retenues soient différentes.
En effet, quand une entreprise est dominante sur le marché des permis, elle peut utiliser son pouvoir de marché juste pour minimiser son coût de mise en conformité, pratiquant une « manipulation simple » du marché. Quand elle adopte un comportement de type monopsone, elle cherche à réduire le prix du permis par rapport à son niveau concurrentiel et à l’augmenter quand elle exerce un comportement de type monopole. Toutefois, si l’entreprise se rend compte que le prix du permis affecte le niveau de production des entreprises concurrentes, elle peut pratiquer une « manipulation par exclusion » : elle va chercher à faire augmenter le prix du permis pour « exclure » les entreprises concurrentes du domaine de la production. Dans ce cas, si elle est au départ vendeuse de permis, l’objectif de la manipulation par exclusion et de la manipulation simple coïncident : le prix du permis est, au final, plus élevé que son niveau concurrentiel. Par contre, si elle se comporte, initialement, comme un monopsone, les objectifs des deux stratégies sont contradictoires. Selon la valeur de l’exclusion contenue dans le permis, le prix du permis peut être plus élevé ou plus faible que son niveau concurrentiel.
D’après (18), la production de l’entreprise dominante croît en fonction du prix du permis contrairement à celle de l’entreprise concurrente. L’entreprise dominante peut donc ici chercher à utiliser son pouvoir de marché pour s’approprier un avantage sur le marché du bien. La dotation initiale de permis qu’elle reçoit la conduit à se comporter comme un monopsone, ce qui explique pourquoi le prix du permis peut être plus élevé ou plus faible que son niveau concurrentiel.
Toutefois, les hypothèses qui mènent à ce résultat sont ici bien différentes de celles retenues par les analyses évoquées puisque les entreprises qui appartiennent au marché des permis ne sont pas concurrentes sur le marché des biens. Néanmoins, les effets transitent dans les deux cas par le même mécanisme. Appartenant ou non au marché des permis, l’entreprise concurrente sur le marché des biens est affectée par le prix du permis par le biais de la fonction de réaction de l’entreprise dominante dans le domaine de la production. Les auteurs précédents pensaient que l’entreprise concurrente était affectée par le prix du permis seulement parce qu’elle devait participer au marché des permis. Ce résultat élargit donc les possibilités de comportement stratégique sur les marchés de permis de pollution.
Pour analyser le comportement des pouvoirs publics, il faut noter que le bien-être domestique est modifié de différentes façons par le comportement stratégique de l’entreprise dominante[7]. Comme le profit est une composante du bien-être, l’entreprise dominante en poursuivant une stratégie qui lui permet d’augmenter son profit, conduit à un bien-être plus important. Par contre, le coût total de réduction des émissions n’est plus minimisé, ce qui réduit le niveau de bien-être atteint. Concernant le niveau de production de l’entreprise du secteur 2, il décroît en fonction du prix du permis (Éq. 5).
Une façon d’augmenter le bien-être est donc de permettre, dans une certaine mesure, à l’entreprise dominante de manipuler le prix du permis à son avantage. Comme un prix du permis trop élevé nuit à l’entreprise 2, les pouvoirs publics font le choix de donner à l’entreprise dominante une quantité de permis qui la conduit à se comporter comme un monopsone sur le marché des permis. Ainsi, si le prix du permis augmente par rapport à son équilibre concurrentiel, il le fait dans une moindre proportion par rapport au cas où l’entreprise se comporterait comme un monopole. Par ailleurs, le coût global de réduction des émissions est plus élevé que lorsque le marché des permis est concurrentiel. Les pouvoirs publics cherchent à limiter cette augmentation en réduisant le pouvoir de marché de l’entreprise dominante : ils fixent un plafond de pollution plus grand que lorsque les entreprises se comportent de façon concurrentielle (Éq. 27).
Les pouvoirs publics utilisent deux instruments – la dotation initiale de permis et le plafond de pollution – pour atteindre deux objectifs différents : un avantage sur le marché des biens et l’efficacité dans le domaine des réductions des émissions. Ils ne cherchent pas à empêcher l’entreprise dominante d’exercer son pouvoir de marché. Dans ce dernier cas, elle aurait reçu une dotation de permis qui conduit le prix du permis à atteindre sa valeur concurrentielle : les coûts marginaux de réduction des émissions résultants auraient été alors égaux, ce qui n’est pas le cas ici (Éq. 30). Il existe des valeurs du prix du permis manipulé pour lesquelles l’objectif des pouvoirs publics et de l’entreprise dominante coïncident. C’est ce que les pouvoirs publics obtiennent en accordant la dotation de permis suivante à l’entreprise dominante :
Concernant les niveaux de bien-être atteints dans chaque pays, les résultats suivants sont obtenus :
Les comportements stratégiques de l’entreprise dominante et des pouvoirs publics conduisent un niveau de bien-être pour le pays domestique plus élevé que lorsque le marché des permis est concurrentiel. Ce niveau est également plus important que celui du pays étranger. Par ailleurs, le pays étranger, en subissant les stratégies du pays domestique, voit son niveau de bien-être diminuer par rapport au cas où le marché des permis est concurrentiel.
Conclusion
Les analyses traitant de la manipulation par exclusion supposent une condition nécessaire pour mettre en oeuvre cette stratégie : les entreprises appartenant au marché des permis participent au même marché de bien. Dans cet article, nous avons cherché, au contraire, à savoir si des comportements stratégiques peuvent émerger alors même que cette condition n’est pas satisfaite. De plus, nous avons intégré explicitement les pouvoirs publics afin d’évaluer leur comportement dans une situation de concurrence internationale sur le marché des biens.
Nous montrons que l’entreprise dominante et les pouvoirs publics agissent de façon stratégique, ces derniers utilisant la dotation initiale et le plafond de pollution pour maximiser le bien-être collectif. Cet article élargit ainsi les possibilités de comportements stratégiques sur le marché des permis jusqu’ici mises en évidence dans la littérature économique. Dans la lignée de Simpson et Bradford (1996)[8], la stratégie utilisée par le régulateur est subtile, puisqu’il force l’entreprise dominante à se comporter comme un monopsone sur le marché des permis. Contrairement à Ulph (1996), la stratégie des deux acteurs induit un niveau de bien-être toujours plus élevé que si les pouvoirs publics agissent seuls. Les pouvoirs publics favorisent le bien-être national – en partie – de façon indirecte par l’intermédiaire de l’entreprise dominante ce qui les obligent à retenir une distribution gratuite des permis. Toutefois, ces stratégies ne sont pas favorables à l’environnement puisque le plafond de pollution mis en oeuvre est plus élevé qu’à l’équilibre concurrentiel.
Notre analyse a supposé que le polluant réglementé provoquait des dommages locaux. Une extension de ces travaux est de considérer un polluant global, afin d’étudier si nos conclusions sont remises en cause sous cette nouvelle hypothèse. Ce travail de recherche s’inscrira dans la lignée des analyses du marché international de permis de gaz à effet de serre.
Parties annexes
Remerciements
Nous remercions les participants aux Journées de Microéconomie Appliquée (La Réunion, mai 2008), au Congrès de l’AFSE (Paris, 2008) ainsi que le rapporteur anonyme de la revue pour leurs remarques et suggestions.
Notes
-
[1]
Pour une revue de la littérature sur cette question, se référer à Schwartz (2006).
-
[2]
Nos travaux peuvent donc être considérés comme une extension de ceux menés par Sartzetakis (1994,1997). Tout d’abord, nous considérons des hypothèses moins restrictives que l’auteur et, ensuite, ce dernier ne prend pas en compte l’intervention des pouvoirs publics.
-
[3]
Contrairement à Pratlong (2005), nous supposons que le polluant réglementé est un polluant local et qu’un seul pays décide de mettre en place un marché de permis. À la différence de l’auteur, nous introduisons une position dominante sur ce marché.
-
[4]
Si le marché des permis n’est pas équilibré, le prix du permis (qh) est alors nul. Dans ce cas, on obtient un cadre d’analyse sans contrainte sur les émissions, c’est-à-dire sans politique environnementale, caractérisé par
-
[5]
Nous suivons, ici, la littérature économique en introduisant de façon exogène ce pouvoir de marché. En réalité, la position dominante dépend de plusieurs critères relatifs aux entreprises concurrentes : la technologie de production (vétuste ou nouvelle), la technologie de réduction de la pollution (plus ou moins coûteuse) et enfin, la distribution initiale des permis. Ces facteurs ne sont pas indépendants : une entreprise ayant une technologie de production très polluante recevra initialement beaucoup de permis si ces derniers sont distribués selon la méthode du « grandfathering ». Dans ce cas, des possibilités de réduction peu coûteuses peuvent exister. L’entreprise pourra ainsi vendre une quantité importante de permis, disposant d’un pouvoir de marché de type monopole si ses concurrentes sont des entreprises plus récentes.
- [6]
-
[7]
On précise ici que si les résultats concernant la stratégie de l’entreprise dominante peuvent être rapprochés de ceux de Misiolek et Elder (1987), Sartzetakis (1994) et (1997) ou Schwartz (2007), l’analyse du comportement des pouvoirs publics n’a jamais été envisagée par ces différents auteurs. Cet aspect est donc original dans la littérature traitant de la manipulation par exclusion.
-
[8]
Les pouvoirs publics agissent – dans un autre contexte – de telle sorte que l’entreprise se comporte comme un leader de Stackelberg vis-à-vis de ses rivales.
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