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J’ai lu cet ouvrage non seulement avec intérêt, tant l’information qu’on y trouve sur la vie et l’oeuvre de Tadek Matuszewski est riche, mais également avec émotion, plusieurs d’entre nous ayant personnellement connu cet enseignant et chercheur hors pair décédé en 1989 à son domicile de Sainte-Foy, dans la banlieue de Québec, à l’âge de 63 ans. Les auteurs de l’ouvrage sont ses fils, Pierre et Jean.
Matuszewski naît le 22 mai 1925 à Varsovie dans une grande famille d’intellectuels. On le prénomme Tadeusz Ignacy, d’après son père, Tadeusz, microbiologiste et professeur à l’Institut de fermentation à Varsovie, et son grand-père, Ignacy, professeur de littérature, essayiste et critique littéraire bien connu de l’intelligentsia polonaise. Tadek est un diminutif familier de Tadeusz, que Matuszewski choisira plus tard comme prénom « officiel ». Il serait vain de vouloir donner ici ne fut-ce qu’un bref résumé de la vie du personnage. Bornons-nous à en relever les faits saillants : une enfance heureuse et studieuse dans la capitale polonaise, marquée par une passion pour l’histoire, en particulier l’histoire militaire; la fin de ces années de bonheur avec l’invasion, en 1939, de la Pologne par les Allemands, qui oblige Tadek à poursuivre ses études secondaires dans un réseau d’écoles clandestines; sa participation, très jeune, à des missions d’espionnage et de sabotage de la Résistance polonaise, qui lui vaut d’être arrêté par les Allemands en septembre 1943 et transféré peu après vers les camps de concentration de Auschwitz dans le sud de la Pologne, puis de Mauthausen, près de Linz, en Autriche, séjours dont il conservera une santé fragile; après la libération du camp de Mauthausen en mai 1945 par les Américains, enrôlement dans le Second Corps d’armée polonais qui faisait partie de la Huitième Armée britannique, ce qui l’amène à servir dans une unité ce contre-espionnage en Italie et marque son absence définitive de retour dans une Pologne entrée dans le giron soviétique; arrivée à Londres en 1947 où, se découvrant un intérêt pour la science économique et les statistiques, il poursuit des études d’économique successivement au Polish University College, établissement affilié à la University of London accueillant des vétérans polonais, et au University College de Londres, suivies d’études au Département de statistiques de la London School of Economics and Political Science; mariage à Paris en 1952 avec Janine Villemin, une Française qui, durant la guerre, avait fui la France pour l’Angleterre et qu’il avait rencontrée à Londres en 1948; début d’une carrière d’enseignant en 1951 au University Tutorial College, en Grande-Bretagne, qu’il quitte en 1955 pour un poste de professeur au Département d’économie et de science politique de la University of British Columbia où il enseigne jusqu’en 1961, année où il rejoint le Département de sciences économiques de l’Université de Montréal, encouragé en cela par Maurice Bouchard, professeur à cette université, qu’il avait connu lors de séminaires d’été à la Queen’s University en Ontario; en 1965, départ de Montréal pour le Département d’économique de l’Université Laval, à Québec, où il fonde le Laboratoire d’économétrie et collabore étroitement avec le Bureau de la statistique du Québec, devenu depuis l’Institut de la statistique du Québec; décès le 11 janvier 1989 à Sainte-Foy, suite à une longue et pénible maladie des voies respiratoires, avec à ses côtés Janine, son épouse de toute une vie, qui elle-même décédera en 1994.
La contribution scientifique principale de Tadek Matuszewski à l’économique a été de concevoir des tableaux ou matrices input-output rectangulaires du type « produits-activités » et « activités-produits », chaque activité utilisant ou produisant plusieurs produits, alors que ceux qui avaient été construits par Wassily Leontief (1906-1999) étaient carrés, c’est-à-dire du type « activités-activités », un seul produit étant associé à chaque activité. Cette contribution a valu à Matuszewski une renommée mondiale et fut même saluée par Leontief lors de l’obtention par ce dernier d’un doctorat honoris causa à l’Université Laval. Les tableaux rectangulaires, souvent dits de seconde génération et qui sont d’un usage régulier non seulement à l’Institut de la statistique du Québec mais également à Statistique Canada, ont en effet maints avantages. Ils permettent, entre autres, d’affiner les analyses portant sur l’impact de modifications dans la fiscalité indirecte, les taux de cette dernière s’appliquant à des produits et non pas à des activités, de mieux cerner les déterminants des variations des coefficients techniques, autre grande préoccupation de Matuszewski, ainsi que de modéliser des phénomènes environnementaux comme la pollution associée à la production de produits spécifiques, voire de sous-produits. Il n’est pas surprenant non plus que les constructeurs des modèles d’équilibre général calculable aient, plus récemment, retenu d’emblée ce type de formalisation pour la spécification du bloc des relations input-output de leurs modèles, la dimension « produits » étant, en effet, essentielle si on veut tenir compte, par exemple, de la substitution ou de la transformation possibles, suite à des variations de prix relatifs, entre biens et services produits localement, importés ou exportés.
Ramener l’influence qu’a exercée Matuszewski sur la profession à la seule conception d’une technique, aussi originale fût-elle, ne lui rendrait cependant pas justice. Matuszewski a enseigné à des générations d’économistes l’importance d’aller « au-delà de l’outillage technique » et de faire preuve d’un « sens de la réalité et d’un souci de l’application des méthodes de l’analyse statistique à la résolution de problèmes pratiques », plutôt que de faire simplement preuve « d’une quelconque virtuosité mathématique ». Il a toujours eu une « intolérance affichée envers la médiocrité, la paresse et le laisser-aller », ce qui lui donna aux yeux de certains la réputation, à tort cependant, d’avoir un caractère difficile. Son goût de la liberté individuelle, acquis dès son enfance, ne se démentit jamais et c’est ce qui le poussa sans doute, lorsqu’il était à l’Université Laval, à s’opposer à…la syndicalisation des professeurs. L’ouvrage de Pierre et Jean Matuszewski est écrit dans un style clair et concis. Il contient de nombreux témoignages sur la grandeur et l’humanisme de leur père, émanant, entre autres, d’anciens étudiants et de collègues, dont Gérald Leblanc de l’Université Laval et Robert Noël, ancien directeur au BSQ, qui furent étroitement associés à ses travaux de recherche, les auteurs évitant toutefois de tomber dans une hagiographie « béate ». Un ouvrage dont la lecture est fortement conseillée à tous ceux qui sont non seulement intéressés par la vie et l’oeuvre de Matuszewski, mais également par le développement de la pensée économique du milieu du siècle dernier et la toile de fond politique et socio-économique qui l’a sous-tendu au Québec.