Résumés
Résumé
Cette étude vise à faire le point sur la situation de l’évolution des inégalités de salaire dans les pays industrialisés. Après avoir brossé un tableau d’ensemble et présenté quelques faits stylisés quant à l’évolution des inégalités au Canada, aux États-Unis et dans les grandes économies européennes, nous montrerons que le caractère dominant des changements récents est la concentration de la croissance des inégalités dans la partie supérieure de la distribution des salaires. Nous discuterons ensuite plusieurs explications possibles pour les changements observés allant des technologies de l’information et des communications aux institutions du marché du travail, pour ensuite conclure que la croissance des inégalités ne peut être attribuée à une cause unique comme les changements technologiques. C’est plutôt une approche basée sur un ensemble de facteurs du côté de la demande de travail et des institutions qui semble la plus à même d’expliquer l’évolution des inégalités de salaire dans les pays industrialisés.
Abstract
This paper presents an overview of the changes in wage inequality in industrialized countries. The paper first presents a number of stylized facts about the evolution of wage inequality in Canada, the United States, and the large European economies. A key pattern that comes out of the data is that the growth in inequality has been concentrated in the upper-end of the wage distribution in recent years. Several explanations ranging from the introduction of information and communication technologies to labour market institutions are considered as possible explanations for these changes. The paper concludes that the growth in inequality cannot be accounted for by a single causal explanation such as technological change. A more promising approach for explaining the changes in wage inequality in industrialized countries is rather based on a number of causal factors coming from the demand and the institutional side of the labour market.
Corps de l’article
Introduction
Nous avons assisté au cours des dernières décennies à un changement important en ce qui a trait aux grandes préoccupations économiques dans les principaux pays industrialisés. On se rappelle en effet qu’à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, c’était le problème de la stagflation qui était la question de l’heure alors qu’à la fois le taux de chômage et le taux d’inflation se situaient au-dessus de la barre des 10 %. En dépit de la légère hausse récente du taux d’inflation en réponse, comme dans les années soixante-dix, à la flambée du prix du pétrole et d’autres produits de base, nous sommes maintenant bien loin de la situation qui prévalait à cette époque. En effet, les données les plus récentes pour le Canada (mai 2008) indiquent un taux de chômage de 6,1 % alors que l’inflation demeure très faible (2,2 %). C’est bien peu quand on se rappelle que le taux d’inflation avait grimpé jusqu’à 12,9 % en juillet 1981 et que le taux de chômage avait lui aussi atteint un sommet inégalé dans l’après-guerre (13 %) à peine un an plus tard, en décembre 1982.
Cela dit, le bien-être économique d’une société ne dépend pas seulement du chômage et de l’inflation. Dans la mesure où le pouvoir d’achat des ménages est maintenu grâce à l’indexation des salaires, il n’est pas évident que l’inflation a d’importants impacts sur le bien-être économique. Par contre, le chômage élevé a un impact beaucoup plus direct sur le bien-être des individus affectés. De façon plus générale, le bien-être économique d’une société dépend de façon importante de la manière dont les revenus sont distribués, qui dépend quant à elle d’une multitude de facteurs autres que le chômage et l’inflation.
Vu sous l’angle de la distribution des revenus, la situation qui prévalait au début des années quatre-vingt était beaucoup moins dramatique que ce que le climat négatif résultant de la stagflation pouvait suggérer. En effet, les évidences disponibles à l’époque montraient une distribution des revenus des plus stables, ce qui avait amené Blinder (1980) à dire que «…when we turn to consider the distribution of economic welfare, economic equality, as it is commonly called, the stylized fact is one of constancy.»
Les choses ont cependant bien changé depuis lors. À titre d’exemple, les chiffres récents de Statistique Canada basés sur le recensement de 2006 montrent qu’alors que le revenu médian en dollars constants des travailleurs canadiens est demeuré pratiquement le même entre 1980 et 2005 (augmentation de 0,1 %), le revenu moyen du quintile supérieur (20 % des individus aux revenus les plus élevés) a augmenté de 16,4 %, alors que celui du quintile inférieur a diminué de 20,6 %[1]. Les riches sont donc devenus plus riches pendant que les pauvres devenaient plus pauvres, ce qui illustre clairement que les inégalités ont cru de façon très importante au cours des 25 dernières années. Bien que les données soient plus limitées lorsqu’on considère l’ensemble du 20e siècle, Saez et Veall (2005) montrent qu’après une longue période de stabilité ou de déclin allant des années quarante jusqu’aux années soixante-dix, la part des revenus du décile supérieur a augmenté rapidement depuis 1980 pour maintenant se situer à son niveau le plus élevé depuis la grande dépression. Les chiffres comparables pour les États-Unis (par exemple, Piketty et Saez, 2003) montrent une croissance encore plus élevée des inégalités dans ce pays que ce qu’on a observé au Canada.
Le but de cet article est de faire le point sur la situation de l’évolution des inégalités de revenu dans les pays industrialisés. Comme le sujet est des plus vastes, il n’est simplement pas possible de brosser un tableau d’ensemble de la situation dans le cadre de cet article[2]. Nous nous limiterons donc au cas des inégalités des salaires plutôt que d’analyser l’ensemble du revenu des ménages et ses différentes composantes. Ceci ne devrait pas être trop contraignant étant donné que l’essentiel des revenus provient de la composante salaire. Nous nous concentrerons aussi sur le cas de quelques pays, en particulier celui du Canada et des États-Unis qui a été étudié le plus en profondeur dans la littérature.
La structure de l’article est la suivante. Dans un premier temps, nous traiterons de la situation américaine en nous penchant tout d’abord sur les changements observés durant les années quatre-vingt qui ont donné lieu à nombre d’études importantes telles Katz et Murphy (1992), Bound et Johnson (1992) et Juhn, Murphy et Pierce (1993). Nous résumerons les tendances observées durant cette période de même que les explications suggérées pour expliquer les changements en question. Nous passerons ensuite (section 2) à une situation plus récente, depuis 1990, qui a donné lieu à des changements et à des explications possibles qui sont passablement différentes de celles des années quatre-vingt.
Dans un deuxième temps, nous traiterons à la section 3 de la situation observée au Canada et dans les grandes économies européennes, en particulier en France, en Grande-Bretagne, en Italie et en Allemagne. Comme dans le cas des États-Unis, il ressortira de cette analyse que la croissance des inégalités est de plus en plus concentrée au sommet de la distribution des revenus. La dernière partie de texte (section 4) consistera donc à présenter un nombres d’explications possible pour ce nouveau phénomène dont la nature est plutôt différente de ce qui avait été observé et étudié pour les États-Unis à la fin des années quatre-vingt. Nous conclurons ensuite l’article.
1. Les années quatre-vingt aux États-Unis
Comme nous venons de le mentionner, la question des inégalités de salaire n’était pas du tout au centre des préoccupations des économistes et autres analystes au début des années quatre-vingt puisque, comme l’observait Blinder (1980), la distribution des revenus et des salaires telle que mesurée à l’époque était très stable depuis la fin des années quarante. Les choses se sont cependant mises à changer quelques années plus tard lorsque certaines tendances à la hausse des inégalités ont commencé à se dégager des données disponibles. En particulier, Bluestone et Harrison (1988) firent remarquer que la proportion des emplois à bas salaires était en hausse durant la première moitié des années quatre-vingt. Ces travaux donnèrent lieu à un certain nombre de débats puisqu’il n’était pas tout à fait clair à l’époque si ces changements représentaient une nouvelle tendance fondamentale du marché du travail américain, ou plutôt une situation temporaire due à la récession de 1981-1982.
En l’espace de quelques années, il devint cependant de plus en plus évident que les inégalités étaient clairement à la hausse et que les changements en question n’étaient pas simplement une conséquence temporaire de la récession. Une fois les faits établis de façon non équivoque, un consensus s’est rapidement établi quant aux causes du phénomène en question suite à la publication de plusieurs articles importants sur le sujet, en particulier ceux de Katz et Murphy (1992), Bound et Johnson (1992) et Juhn, Murphy et Pierce (1993).
Mais avant d’expliquer plus en détail les explications suggérées pour la hausse des inégalités, concentrons-nous d’abord sur les faits stylisés que ces études visaient à mieux comprendre. Sans entrer dans une discussion trop élaborée de la question, on peut néanmoins résumer la situation en soulignant que non seulement la hausse des inégalités dans les années quatre-vingt était fort importante, mais qu’il s’agissait surtout d’une augmentation généralisée des inégalités peu importe la dimension considérée[3]. En particulier, on assista durant cette période à une augmentation du taux de rendement de l’éducation et de l’expérience telles que mesurées à l’aide d’une équation de salaire à la Mincer. De plus, on constata une hausse importante des inégalités même à l’intérieur de groupes de travailleurs homogènes en termes de leurs caractéristiques observées, en particulier l’expérience sur le marché du travail et le nombre d’années d’éducation. Juhn, Murphy et Pierce (1993) résumèrent la situation en montrant une croissance importante des inégalités à chaque point de la distribution des salaires. Pour ce faire, ces auteurs tracèrent une courbe montrant les changements de salaire réel à chaque centile de la distribution et montrèrent que la courbe en question est plus ou moins linéaire et à pente positive.
Le graphique 1 illustre cette dernière observation à l’aide de données légèrement différentes de celles utilisées par Juhn, Murphy et Pierce (1993)[4]. On constate qu’entre 1974 et 1989, le changement dans le salaire réel est une fonction presque strictement croissante des centiles. Par exemple, alors que le salaire réel a chuté de près de 17 % au 10e centile, il a plutôt augmenté de 3 % au 90e centile. Le graphique permet de démontrer, comme l’ont d’abord fait Juhn, Murphy et Pierce (1993), que les inégalités augmentent en tout point de la distribution. Qu’on regarde dans le bas, le milieu ou au sommet de la distribution, on constate que c’est toujours les travailleurs à salaires plus élevés (par exemple, le 15e centile plutôt que l0e) qui ont bénéficié des gains de salaires les plus importants.
Cette hausse des inégalités en tout point de la distribution suggère qu’un changement important s’est produit dans le marché du travail durant cette période. La thèse avancée dans les études mentionnées ci-dessus est que la demande pour les travailleurs très qualifiés a augmenté plus rapidement que l’offre, ce qui a résulté en une hausse relative des salaires des plus qualifiés par rapport aux moins qualifiés. Katz et Murphy (1992) montrèrent que ce type d’explication collait particulièrement bien aux données dans le cas des rendements de l’éducation. Durant les années soixante-dix, le nombre de diplômés universitaires a augmenté rapidement en raison de l’arrivée sur le marché du travail de la cohorte très instruite du baby-boom. Comme l’avait tout d’abord fait observer Freeman (1976), la demande pour ces diplômés n’a pu augmenter aussi vite que l’offre durant cette période, ce qui a entraîné une baisse du rendement de l’éducation. Katz et Murphy (1992) firent cependant remarquer que le taux de croissance de l’offre relative de diplômés diminua durant les années quatre-vingt, ce qui permit à la demande de reprendre le dessus et se traduisit par une hausse importante des rendements de l’éducation et, par conséquent, des inégalités.
Utilisant un raisonnement semblable à celui de Katz et Murphy (1992), Juhn, Murphy et Pierce (1993) montrèrent qu’il était aussi possible d’attribuer la hausse de l’inégalité résiduelle, c’est-à-dire l’inégalité à l’intérieur de groupes de travailleurs homogènes en termes de leur expérience et leur éducation, à une augmentation de la demande pour les travailleurs plus qualifiés. Dans ce contexte, l’hypothèse clé est que parmi les travailleurs ayant les mêmes caractéristiques observables (expérience, éducation, etc.), ceux qui gagnent plus le font en raison de meilleures compétences non observées comme la qualité de leur éducation, leur motivation ou leur habileté intrinsèque. La thèse de Juhn, Murphy et Pierce (1993) est qu’une hausse généralisée de la demande relative pour les travailleurs qualifiés permet à la fois d’expliquer la hausse du rendement associée aux compétences observées, de même que l’augmentation de l’inégalité résiduelle associée aux compétences non observées. Cela permet aussi d’expliquer pourquoi les inégalités ont cru en tout point de la distribution durant cette période.
Par la suite, Krueger (1993) et Berman, Bound et Griliches (1994) ont avancé la thèse selon laquelle le changement technologique biaisé en faveur des travailleurs qualifiés (skill-biased technological change, ou SBTC) était la raison principale pour laquelle la demande relative pour les travailleurs qualifiés avait augmenté durant les années quatre-vingt. Ces auteurs attribuèrent aux nouvelles technologies de l’information et des communications, et en particulier à l’introduction du PC en 1981, l’essentiel du SBTC et, par conséquent, de la hausse des inégalités dans les années quatre-vingt.
Cette interprétation de la hausse des inégalités comme étant avant tout une conséquence du SBTC ne fait cependant pas l’unanimité pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’augmentation des inégalités des années quatre-vingt ne fut pas aussi prononcée dans la plupart des autres pays de l’OCDE qu’aux États-Unis (voir, par exemple, Freeman et Katz, 1995). Il est difficile de voir pourquoi le SBTC ne jouerait pas un rôle important dans ces autres pays qui sont probablement aussi avancés sur le plan technologique que les États-Unis. De surcroît, plusieurs études comme, par exemple, DiNardo, Fortin, et Lemieux (1996) et Fortin et Lemieux (1997), montrent qu’au delà de l’offre et la demande, d’autres facteurs tels que les institutions jouent aussi un rôle important dans la hausse des inégalités. Finalement, Card et DiNardo (2002) font remarquer que le timing (années quatre-vingt versus années quatre-vingt-dix) ne correspond pas bien à l’explication SBTC. En effet, plusieurs des innovations les plus importantes en ce qui a trait aux technologies de l’information et des communications, par exemple Internet, datent des années quatre-vingt-dix, alors que les hausses les plus importantes des inégalités furent plutôt concentrées dans les années quatre-vingt.
En bref, le consensus établi au début des années quatre-vingt-dix à l’effet que le SBTC et autres facteurs du côté de la demande étaient la source principale de la croissance des inégalités aux États-Unis durant les années quatre-vingt est loin de faire l’unanimité. Voyons maintenant dans quelle mesure les changement plus récents permettent de confirmer ou d’infirmer la théorie basée sur le SBTC.
2. Changements des inégalités depuis 1990 : concentration dans le haut de la distribution
Au cours des dix dernières années, nombre d’études ont démontré que l’évolution des inégalités aux États-Unis depuis 1990 était passablement plus complexe que ce qui avait été constaté durant les années quatre-vingt, c’est-à-dire une hausse des inégalités en tout point de la distribution. Comme le montre bien Autor, Katz et Kearney (2006) et Lemieux (2008), alors que l’inégalité a continué à croître rapidement parmi les travailleurs dans la moitié supérieure de la distribution, c’est plutôt la situation opposée qui s’est produite dans la moitie inférieure de la distribution.
La seconde courbe du graphique 1 montrant le changement de salaire réel à chaque centile de la distribution entre 1989 et 2004 illustre la situation de façon on ne peut plus éloquente. Alors que la courbe pour la période antérieure (1974-89) a partout une pente positive, celle pour 1989-2004 est plutôt en forme de U. On constate en effet que les gains des bas salariés (20 centiles inférieurs) et des hauts salariés (50 centiles du haut) sont plus élevés que les gains plus modestes dans la partie inférieure du centre de la distribution, soit entre le 20e et le 50e centile. Lorsqu’on se concentre sur les écarts « 90-50 » et « 50-10 » communément utilisés pour décrire l’inégalité dans le haut et dans le bas de la distribution, on constate qu’alors que l’écart 90-50 a continué à augmenter presque aussi rapidement qu’entre 1974 et 1989, l’écart 50-10 a quant à lui suffisamment diminué entre 1989 et 2004 pour effacer l’essentiel de la croissance observée durant la période antérieure[5].
Plusieurs autres études corroborent ces faits en montrant que peu importe la composante de la distribution des salaires étudiée, on constate que c’est toujours dans la partie supérieure de la distribution que la croissance des inégalités est concentrée depuis à peu près 1990. Ainsi, Mincer (1997) et Deschênes (2002) montrent que la relation entre salaires et années d’éducation est de plus en plus convexe, ce qui veut dire que le rendement de l’éducation et les inégalités augmentent plus rapidement pour les travailleurs bien instruits que pour les autres. Lemieux (2006b) montre quant à lui que la croissance de l’inégalité résiduelle est concentrée chez les travailleurs plus instruits, alors que Autor, Katz, Kearney (2006) résument l’ensemble de la situation à l’aide d’une courbe en U comme celle présentée au graphique 1.
En plus de ces résultats tirés de données d’enquête (CPS), Piketty et Saez (2003) constatent dans leur analyse basée sur les données d’impôt que, comme nous l’avions mentionné dans l’introduction, la croissance des salaires est très concentrée dans le centile supérieur de la distribution. Les données tirées des fichiers d’impôt sont particulièrement utiles pour étudier l’évolution des très hauts salaires qui sont censurés (top coded) dans les données d’enquête. C’est d’ailleurs pour cette raison que les données d’enquête sous-estiment la croissance des salaires moyens par rapport à ce qui est rapporté dans les comptes nationaux. Dew-Becker et Gordon (2005) montrent que les gains de productivité réalisés aux États-Unis depuis le début des années quatre-vingt n’ont en fait profité qu’aux individus dans le centile supérieur de la distribution des salaires (1 individu sur 100), alors que le salaire réel moyen du reste de la main-d’oeuvre demeurait constant en dépit d’importants gains du côté de la productivité dans l’ensemble de l’économie.
La concentration de la croissance des inégalités au sommet de la distribution est problématique pour le SBTC, car elle ne découle pas d’un modèle standard de SBTC comme celui utilisé pour expliquer l’augmentation des inégalités en tout point de la distribution dans les années quatre-vingt. De plus, contrairement à ce que Juhn, Murphy et Pierce (1993) avaient constaté durant les années quatre-vingt, Lemieux (2006b) montre que les inégalités à l’intérieur des groupes (inégalité résiduelle) n’ont pas augmenté depuis 1990 lorsqu’on les ajuste pour les effets de composition. Cet ajustement consiste à maintenir la distribution des caractéristiques observables (âge et éducation) constante dans le temps pour s’assurer que le changement de l’inégalité résiduelle telle que mesurée pour l’ensemble de la main-d’oeuvre reflète bel et bien le changement des inégalités à l’intérieur des groupes. En l’absence de cet ajustement, on conclurait de façon erronée que l’inégalité résiduelle a augmenté parce que la main-d’oeuvre est de plus en plus instruite et expérimentée, deux facteurs associé à un niveau d’inégalité (à l’intérieur des groupes) plus élevé. Piketty et Saez (2003) concluent de leur côté que l’ordre de grandeur des changements au sommet de la distribution va bien au-delà de ce qu’un modèle réaliste de SBTC est à même d’expliquer.
3. Le Canada et l’Europe
De façon générale, on constate que les inégalités augmentent au Canada depuis 1980, mais pas autant qu’aux États-Unis. D’une part, Boudarbat, Lemieux, Riddell (2006) montrent que, comme aux États-Unis, les rendements de l’éducation ont augmenté depuis 1980. Le graphique 2, tiré des données de recensement comparables à celles utilisées par Boudarbat, Lemieux, Riddell (2006), montre que, comme dans le cas américain, l’augmentation des inégalités est plus marquée au sommet que dans le bas de la distribution. Green, Frenette et Picot (2006) trouvent des résultats similaires en utilisant les données de recensement et celles provenant des rapports d’impôts[6]. Saez et Veall (2005) trouvent quant à eux des résultats similaires pour le Canada à ceux de Piketty et Saez (2005) pour les États-Unis, c’est-à-dire une concentration accrue des revenus dans les centiles supérieurs de la distribution telle que mesurée à l’aide des données d’impôt. Bien que ces différentes études fassent état de la situation telle qu’observée au début des années deux mille, les chiffres récents tirés du recensement de 2006 (Statistique Canada, 2008) montrent que la tendance à la hausse dans les inégalités s’est poursuivi entre 2000 et 2005.
Du côté des grandes économies européennes, il est bien connu que les inégalités ont augmenté de façon importante en Grande-Bretagne depuis la fin des années soixante-dix[7]. Grosso modo, les inégalités dans ce pays ont augmenté plus rapidement qu’au Canada, mais moins rapidement qu’aux États-Unis. Par ailleurs, la situation est très différente en France où toutes les études semblent démontrer que les inégalités sont demeurées très stables depuis la fin des années soixante-dix[8]. Piketty et Saez (2006) montrent à l’aide de données d’impôts comparables entre pays que c’est aux États-Unis, suivi de la Grande-Bretagne et du Canada, que les inégalités, telles que mesurées par la concentration des revenus dans le haut de la distribution, ont augmenté le plus rapidement depuis les années soixante-dix, alors qu’elles demeuraient très stables en France et au Japon durant la même période. Plus précisément, Piketty et Saez (2006) montrent qu’en 1980, la part des revenus revenant au 0,1 % supérieur de la distribution était d’à peu près 2 % dans chacun de ces cinq pays. En 2000, cette statistique était passée à 7 % aux États-Unis, 5 % au Canada et 4 % en Grande-Bretagne, alors qu’elle restait inchangée en France et au Japon.
Contrairement au cas de la France, où les inégalités n’ont pas changé, et celui de la Grande-Bretagne, où elles ont augmenté rapidement, la situation n’est pas aussi claire dans les deux autres grandes économies européennes, soit l’Allemagne et l’Italie. Jusqu’à récemment, la plupart des études semblaient indiquer que les inégalités étaient demeurées plutôt stables en Allemagne depuis la fin des années soixante-dix[9]. Ces résultats étaient cependant basés sur des mesures tirées d’une seule base de données, le GSOEP. Dustmann et al. (2007) constatent cependant une hausse marquée des inégalités dans une nouvelle base de données de grande qualité (IAB) et concluent que la situation de l’Allemagne est probablement plus similaire à celle des États-Unis et de la Grande-Bretagne qu’à celle de la France.
Tout comme dans le cas de l’Allemagne, l’état des connaissances en ce qui a trait à l’Italie reste imparfaite et les études ne s’entendant pas toujours au sujet de l’évolution des inégalités. Les travaux de Manacorda (2004) indiquent cependant une tendance à la hausse dans les inégalités durant les années quatre-vingt-dix suite à l’abolition de la scala mobile, une formule d’indexation des salaires qui avait tendance à favoriser les bas salaires au détriment des autres travailleurs.
4. Explications possibles
Comme on vient de le constater, une part importante de la croissance des inégalités au Canada, aux États-Unis et dans plusieurs autres pays est concentrée dans la partie supérieure de la distribution des salaires. Ce type de changement pose un défi de taille pour l’explication basée sur le SBTC selon laquelle les travailleurs relativement plus qualifiés devraient profiter d’augmentations de salaire plus élevées que celles reçues par les travailleurs moins qualifiés, puisque ce n’est pas ce qui s’est produit dans le bas de la distribution depuis 1990. Au-delà du SBTC, comment peut-on donc expliquer les changements récents dans la distribution des salaires aux États-Unis et ailleurs?
À la lumière de ces faits, nous étudierons maintenant plus en détail la validité de trois explications qui ont été suggérées pour expliquer les changements en question. La première explication suggérée est une extension du modèle SBTC dans laquelle on fait une distinction importante entre l’aspect qualification et l’aspect routinier des emplois (Autor, Levy et Murnane, 2003). La deuxième explication se fonde plutôt sur un modèle de capital humain avec rendements hétérogènes (Lemieux, 2006a), alors que la troisième s’inspire de travaux sur le rôle des institutions du marché du travail dans la distribution des salaires (Firpo, Fortin et Lemieux, 2007, et Lemieux, MacLeod et Parent, 2008).
4.1 Autor, Levy et Murnane : les qualifications versus la routine
Les premières études qui ont cherché à établir le rôle des nouvelles technologies de l’information et des communications dans le SBTC et la hausse des inégalités postulaient simplement une complémentarité entre ces technologies et la main-d’oeuvre qualifiée. Krueger (1993) et Bound, Berman et Griliches (1994) représentent des exemples bien connus de cette approche. Il est vrai que lorsque qu’on considère une usine d’assemblage dans le secteur de la fabrication, il semble raisonnable de postuler qu’alors que la machinerie robotique est un substitut pour les ouvriers qui travaillaient auparavant dans les chaînes de montage, elle est plutôt utilisée de façon complémentaire par les ingénieurs et informaticiens responsables de sa programmation et de son bon fonctionnement.
Depuis lors, d’autres études ont cependant fait remarquer que cette approche était quelque peu simpliste et qu’il peut être dangereux de généraliser ce constat à l’ensemble de l’économie. Pensons au cas de la typographie qui représentait il n’y a pas si longtemps un type d’emploi fort qualifié, mais qui a été complètement supplanté par l’arrivée des ordinateurs et des logiciels d’impression dans le secteur de l’imprimerie. On peut aussi songer au cas de l’ingénieur de bord et du navigateur dans les avions commerciaux des années soixante, deux emplois des plus qualifiés, qui ont été complètement remplacés par l’ordinateur de bord. D’autre part, nombre d’emplois beaucoup moins qualifiés comme les concierges, les jardiniers et les gardiennes d’enfant n’ont pas du tout été affectés par l’arrivée des nouvelles technologies de l’information et des communications. Ces exemples démontrent bien que la dichotomie simpliste entre travailleurs qualifiés et moins qualifiés n’est clairement pas suffisante pour bien comprendre l’impact attendu de ces nouvelles technologies sur la distribution des salaires et les inégalités.
Autor, Levy et Murnane (2003) proposent une nouvelle approche pour mieux comprendre l’impact du changement technologique dans le marché du travail en distinguant ce qu’ils appellent l’aspect « routinier » d’un emploi du niveau de qualifications requises par ce dernier. Cette nouvelle approche est basée sur la prémisse que peu importe le niveau de qualification d’un emploi, si les tâches à accomplir sont routinières, il sera possible de programmer un ordinateur ou un robot pour exécuter les tâches en question à la place du travailleur. Cette distinction entre qualification et routine permet de beaucoup mieux comprendre les exemples mentionnés ci-dessus. Peu de qualifications formelles sont requises pour jardiner ou garder de jeunes enfants durant quelques heures, mais il s’agit néanmoins de tâches non routinières que même les robots les plus sophistiqués restent incapable de faire, alors que l’ordinateur de bord n’a aucune difficulté à veiller à la bonne marche des équipements d’un avion sans l’aide d’un ingénieur dans le cockpit.
Autor, Katz et Kearney (2006) et Goos et Manning (2003) se servent de l’approche proposée par Autor, Levy et Murnane (2003) pour expliquer la courbe des changements de salaire en U discutée plus tôt. Ces auteurs montrent que les emplois routiniers sont plutôt situés dans le centre de la distribution des salaires, alors que les emplois à bas salaires requièrent plus de qualifications mais ne sont pas pour autant routiniers. D’autre part, les emplois dans le haut de la distribution ne sont pas routiniers eux non plus, mais ils requièrent néanmoins des qualifications beaucoup plus élevées. Il en découle qu’une hausse de la demande pour l’aspect non routinier et les qualifications induit par les changement technologiques aura un impact particulièrement négatif dans le milieu de la distribution (emplois routiniers), un impact plus mitigé dans le bas de la distribution et un impact très positif dans le haut de la distribution.
Le graphique 3 tiré de Lemieux (2008) montre que lorsque qu’on compare l’évolution des salaires par occupation (niveau 2-digit) aux États-Unis entre 1983-1985 et 2000-2002, on constate encore une fois que ce sont les emplois au milieu de la distribution pour lesquels les salaires affichent les gains le moins importants, ce qui est cohérent avec la thèse de Autor, Katz et Kearney (2006) et Goos et Manning (2003). On remarque cependant que certains emplois comme les informaticiens/programmeurs, les ingénieurs et les scientifiques ont tendance à afficher des gains salariaux plus faibles que ceux d’autres travailleurs dont le niveau d’éducation est comparable. Cette dernière observation est difficile à réconcilier avec la thèse du changement technologique avec dichotomie entre qualification et aspect routinier, car la demande pour ce genre d’emploi aurait du être beaucoup plus marquée dans ces circonstances.
4.2 Modèle du capital humain avec rendements hétérogènes
L’hétérogénéité dans les taux de rendement des investissements en capital humain est une autre explication possible pour la convexification de la distribution des salaires telle que représentée par la courbe en U. Cette thèse, proposée par Lemieux (2006a), est basée sur une longue tradition de travaux en économie du travail qui postulent de l’hétérogénéité entre individus dans le taux de rendement des investissements en éducation (Becker, 1967; Card, 2001) et en formation en milieu de travail (Mincer, 1974).
Un fait stylisé important, que l’approche basée sur l’hétérogénéité dans les rendements permet d’expliquer, est la croissance beaucoup plus importante dans l’inégalité résiduelle parmi les travailleurs fortement qualifiés par rapport aux moins qualifiés. Par exemple, Lemieux (2006b) montre qu’entre 1973 et 2003, la variance résiduelle des log salaires a augmenté de 0,06 pour les diplômés universitaires (BA) alors qu’elle est restée plus ou moins la même pour les décrocheurs n’ayant pas complété leur diplôme d’études secondaires. Il semble donc y avoir un lien intéressant entre l’évolution des rendements de l’éducation qui ont augmenté pour les travailleurs plus instruits mais pas pour les moins instruits (la convexification de la courbe observée par Mincer, 1997 et Deschênes 2002) et celle de l’inégalité résiduelle.
Pour mieux comprendre pourquoi le modèle avec hétérogénéité dans les rendements permet d’expliquer ce phénomène, penchons-nous tout d’abord sur le cas du modèle avec rendements homogènes. Cela permettra de montrer les limitations de ce modèle et de mieux illustrer les avantages du modèle avec rendements hétérogènes. Le modèle avec rendements homogènes correspond simplement à une équation de salaire à la Mincer que nous simplifions ici en ne considérant qu’une version dans laquelle le salaire (wit) est une fonction linéaire de l’éducation (Si) et de l’expérience (Xi) sur le marché du travail :
Notons que ai représente les caractéristiques individuelles non observées (qualité de l’éducation, habileté intrinsèque, motivation, etc.) alors que eit est une composante purement aléatoire des salaires. Les paramètres αt, βt et γt représentent quant à eux le taux de rendement des trois dimensions de capital humain (ai, Si et Xi) considérées dans cette équation. Rappelons-nous que, d’après Juhn, Murphy et Pierce (1993), le taux de rendement de toutes les dimensions du capital humain a augmenté dans les années quatre-vingt en réponse à une hausse généralisée de la demande pour la main-d’oeuvre qualifiée. Il convient aussi de préciser que, selon ces auteurs, la hausse des inégalités résiduelles, c’est-à-dire pour une valeur donnée de Si et Xi, est avant tout une conséquence d’une augmentation du taux de rendement des caractéristiques individuelles non observées, αt .
Cependant, ce modèle n’est pas suffisamment riche pour expliquer pourquoi, d’une part, la dispersion résiduelle des salaires a augmenté pour les travailleurs plus instruits, suggérant ainsi que αt > 0 , alors qu’elle est restée plutôt constante pour les moins instruits, suggérant plutôt que αt = 0.
Considérons donc le cas d’un modèle avec rendements hétérogènes. Dans ce modèle, l’équation de salaire devient
où bi constitue la composante aléatoire du rendement de l’éducation, c’est-à-dire l’hétérogénéité dans le rendement, alors que ci joue le même rôle dans le cas de l’expérience. Une hausse du « prix » ou rendement moyen de l’éducation, βt, a maintenant deux conséquences importantes sur la distribution des salaires. Comme dans le cas du modèle avec rendements homogènes, une augmentation de βt résulte en une hausse standard du rendement de l’éducation telle que mesurée dans une équation de salaire à la Mincer. D’autre part, un changement de βt a aussi un impact important sur l’inégalité résiduelle. En effet, une hausse de βt fait en sorte que l’inégalité résiduelle augmente plus rapidement pour les travailleurs plus instruits puisque, pour une valeur donnée de Si, on a Var((βtbi)Si) = (βt2σb2)Si2. Comme on a une relation multiplicative entre βt et Si dans cette formule, il en découle qu’à la fois le niveau et le changement (en réponse à une hausse de βt) de la variance résiduelle est relativement plus élevé pour les travailleurs plus instruits, ce qui correspond à ce que l’on observe effectivement dans les données.
Lemieux (2006a) montre comment les différents paramètres du modèle peuvent être estimés à l’aide d’une méthode de composantes de variances et rejette de façon non équivoque le modèle avec rendements homogènes. Ses résultats montrent, d’une part, que le modèle avec rendements hétérogènes permet d’expliquer, du moins en partie, le phénomène de la courbe en U et, d’autre part, que l’éducation joue un rôle très important dans la croissance des inégalités.
4.3 Aspects institutionnels du marché du travail
Nous avons mentionné plus tôt qu’au-delà de l’offre et de la demande, certains facteurs institutionnels comme la syndicalisation et le salaire minimum permettaient aussi d’expliquer une partie de la croissance des inégalités aux États-Unis durant les années quatre-vingt. Plus précisément, DiNardo, Fortin et Lemieux (1996) et Lee (1999) ont démontré que la plus grande partie de la croissance des inégalités dans le bas de la distribution était liée à la baisse importante du salaire minimum en termes réels durant cette période. Lemieux (2008) souligne quant à lui que la remontée du salaire minimum au milieu des années quatre-vingt-dix peut aussi aider à expliquer la diminution des inégalités dans le bas de la distribution durant cette période. Cela dit, le salaire minimum ne peut jouer qu’un rôle très limité dans l’évolution des inégalités depuis 1990 puisque, d’une part, sa valeur en termes réels est maintenant similaire à ce qu’elle était au début des années quatre-vingt-dix et que, d’autre part, la croissance des inégalités est concentrée dans la partie supérieure de la distribution. Même si certaines évidences montrent que le salaire minimum peut influencer la détermination des salaires au-delà de sa valeur propre (effet de spill-over) il n’est pas vraiment plausible qu’il puisse jouer plus qu’un rôle marginal dans la partie supérieure de la distribution.
Plusieurs études montrent aussi qu’un second facteur institutionnel, la baisse du taux de syndicalisation, permet aussi d’expliquer une partie de la hausse des inégalités aux États-Unis durant les années quatre-vingt, du moins parmi les hommes[10]. Il convient aussi de souligner que l’approche institutionnelle permet aussi d’expliquer certaines différences importantes dans l’évolution des inégalités entre pays. Freeman et Katz (1995) soutiennent cette thèse qui a été depuis corroborée dans plusieurs études comparant, par exemple, l’évolution des inégalités au Canada et aux États-Unis (DiNardo et Lemieux, 1997)[11].
Qu’en est-il de la contribution potentielle des institutions dans les changements de la distribution des salaires depuis 1990? Comme mentionné ci-dessus, on peut d’ores et déjà éliminer le salaire minimum de la liste des facteurs explicatifs puisque sa valeur en termes réels n’a que peu changé dans l’ensemble de la période 1990-2008. Le rôle des syndicats est plus prometteur puisque le taux de syndicalisation a continué à baisser depuis 1990 (Card, Lemieux et Riddell, 2003). Nous traiterons aussi d’un autre facteur important dans la détermination des salaires, la rémunération selon la performance, qui peut aussi être considéré, du moins en partie, dans la catégorie des explications dites institutionnelles.
Il convient d’abord de préciser que bien que la syndicalisation soit généralement associée à des inégalités moins élevées, les études montrent que son impact est loin d’être uniforme en différents points de la distribution des salaires. Par exemple, DiNardo, Fortin et Lemieux (1996) montrent qu’alors que la désyndicalisation a contribué à la hausse des inégalités dans la partie supérieure de la distribution (écart 90-50) entre 1979 et 1998, elle a joué un rôle opposé dans le bas de la distribution (écart 50-10) durant la même période. En d’autres termes, plutôt que de faire augmenter l’inégalité en tout point de la distribution, il appert que l’impact de la désyndicalisation peut plutôt être décrit par une courbe en U (augmentation des inégalités dans le haut de la distribution, mais diminution dans le bas). En termes qualitatifs, cela suggère que l’impact attendu de la désyndicalisation est plutôt cohérent avec les changements dans les inégalités qui ont été constatés depuis 1990.
Une étude récente de Firpo, Fortin et Lemieux (2007) montre que cette conjecture est en fait correcte et qu’environ 25 % de la hausse de l’écart 90-50 et du déclin de l’écart 50-10 depuis la fin des années quatre-vingt peut être attribuée à la désyndicalisation. Ces auteurs obtiennent ces résultats en se servant d’une nouvelle méthode de décomposition de quantiles basée sur des régressions de la fonction d’influence qui montre bien comment l’impact de la syndicalisation varie en différents points de la distribution. Leurs estimés de l’effet des syndicats à chaque centile de la distribution sont reproduits au graphique 4 qui montre une courbe en U inversé ou l’effet maximal des syndicats se situe aux alentours du 40e centile[12].
Comme l’effet de la syndicalisation est représentée par une courbe en U inversé, il en découle que l’effet de la désyndicalisation suit quant à lui une courbe en U. Il convient aussi de préciser qu’il y a des raisons théoriques pour lesquelles on s’attend à ce que l’effet de syndicats suive effectivement une courbe en U inversé. Règle générale, l’impact total des syndicats sur les inégalités dépend de deux facteurs qui vont dans des directions opposées. L’effet between fait augmenter les inégalités en créant un écart de salaire positif entre travailleurs qui toucheraient la même rémunération en l’absence de syndicats. L’effet within fait quant à lui diminuer les inégalités en réduisant les disparités de salaires à l’intérieur du groupe des travailleurs syndiqués. Firpo, Fortin et Lemieux (2007) montrent à l’aide de simulations que l’effet between a tendance à dominer l’effet within dans le bas de la distribution, ce qui résulte en une hausse des inégalités, alors que c’est plutôt le contraire qui se produit dans le haut de la distribution.
Firpo, Fortin et Lemieux (2007) montrent aussi qu’en plus des syndicats, les deux autres explications suggérées aux sections 4.1 et 4.2 jouent elles aussi un rôle important dans le changement des inégalités observé depuis la fin des années quatre-vingt. Il ne semble donc pas y avoir une explication unique à ces changements, mais plutôt un ensemble d’explications qui permettent de bien comprendre, lorsque considérées de façon conjointe, l’évolution des inégalités durant cette période.
En dépit des résultats intéressants rapportés au graphique 4, il reste un peu difficile de concevoir comment des institutions traditionnelles comme les syndicats ou le salaire minimum puissent avoir un impact important au sommet de la distribution des salaires. Qu’on parle des PDG et autres cadres supérieurs, des financiers ou des professionnels à haut salaire comme les avocats, il semble évident que ni la syndicalisation ni le salaire minimum permettent d’expliquer la détermination des salaires parmi ce groupe de travailleurs. Or, c’est justement parmi ces travailleurs à très hauts salaires que les hausses de salaires les plus importantes ont été constatées, comme le font remarquer, entre autres, Piketty et Saez (2003).
Lemieux, MacLeod et Parent (2008) font cependant remarquer que d’autres aspects institutionnels du marché du travail peuvent aussi toucher ce groupe de travailleurs à hauts salaires. Alors que la majorité des travailleurs touchent un salaire fixe qui ne dépend pas de façon directe de leur performance, du moins à court terme, une fraction sans cesse croissante de la main-d’oeuvre reçoit aussi des primes, commissions, ou autre formes de rémunération directement liées à la performance. Lemieux, MacLeod et Parent (2008) montrent que la croissance de la rémunération selon la performance a joué un rôle important dans la croissance des inégalités depuis la fin des années soixante-dix. Étant donné que la rémunération selon la performance est plutôt répandue chez les travailleurs à hauts salaires, il s’ensuit que cette explication joue un rôle particulièrement important dans le haut de la distribution, comme en témoigne le graphique 5 tiré de cette étude. On y voit que l’effet de la rémunération selon la performance touche surtout les 20 centiles supérieurs de la distribution, qui représentent précisément la partie de la distribution ou les changements de salaires sont les plus marqués.
Il convient finalement de souligner qu’il est sans doute un peu simpliste de considérer les différentes explications discutées ci-dessus de façon complètement indépendante. Par exemple, Lemieux, MacLeod et Parent (2008) mentionnent qu’une partie de la croissance de la rémunération selon la performance pourrait en fait représenter une réponse rationnelle des entreprises à d’autres changements dans l’environnement économique reliés, par exemple, au SBTC. De même, Acemoglu, Aghion et Violante (2001) avancent la thèse selon laquelle la désyndicalisation pourrait être elle aussi une conséquence du SBTC. Selon ces auteurs, si l’objectif des syndicats est de réduire les écarts de salaires entre travailleurs qualifiés et moins qualifiés, il devient de plus en plus difficile d’atteindre cet objectif en présence de SBTC qui accroît les différences de productivité entre ces deux groupes de travailleurs. Éventuellement, les forces de marché font en sorte que les travailleurs qualifiés préfèrent quitter le syndicat, ce qui sonne le glas de ce dernier.
Cela dit, la thèse selon laquelle les changements institutionnels ne sont qu’une réponse endogène au changement technologique ne permet pas d’expliquer les différences dans l’évolution des institutions dans les pays industrialisés. Pour cela, il faudrait en effet postuler que les différents pays n’ont pas accès aux mêmes technologies, ce qui semble plutôt arbitraire comme nous l’avons déjà mentionné. Il y a donc une limite aux interdépendances possibles entre institutions et changement technologique.
Conclusion
Que ce soit au Canada, aux États-Unis, ou dans nombre d’autres pays industrialisés, il y a peu de doute à l’effet que la distribution des salaires soit de plus en plus inégale. Règle générale, les « riches » sont de plus en plus riches, alors que les « pauvres » ou même les travailleurs de la classe moyenne sont dans une situation relativement moins favorable sur le plan salarial que par le passé. Reste qu’au-delà de ces grandes tendances, l’évolution des inégalités varie de façon importante d’un pays à l’autre et d’une période à l’autre à l’intérieur d’un même pays. Le cas des États-Unis est particulièrement éloquent à cet égard. Alors que durant les années quatre-vingt les inégalités augmentaient en tout point de la distribution, depuis 1990 les inégalités ont continué à croître dans le haut de la distribution mais ont plutôt diminué dans le bas de la distribution.
Nous avons présenté dans cet article plusieurs explications possibles pour les changements observés depuis 1990. Il ressort de notre analyse qu’une explication unique n’est pas suffisante pour bien comprendre l’ensemble des changements survenus durant cette période. On constate qu’un ensemble de facteurs touchant d’une part la demande de travail et d’autre part le contexte institutionnel dans lequel opère le marché du travail s’avèrent nécessaires pour expliquer l’ensemble des changements observés. Du côté de la demande, on parle du changement technologique qui augmente la demande pour les emplois moins qualifiés et plus routiniers, de même qu’une combinaison entre ces changements dans la demande et l’hétérogénéité dans le taux de rendement des investissements en capital humain. Du côté des institutions, à la fois la désyndicalisation et la popularité croissante de la rémunération selon la performance aident à expliquer le changement dans les inégalités.
Ce constat est passablement différent de celui tiré par nombre d’études telles Juhn, Murphy et Pierce (1993) pour les années quatre-vingt qui suggèrent plutôt que la croissance de la demande pour la main-d’oeuvre qualifiée induite par le changement technologique (SBTC) ou autres facteurs du côté de la demande est bel et bien l’unique cause des changements dans les inégalités constatés durant cette période. À la lumière des changements récents, il semble de plus en plus évident que cette explication unique était beaucoup trop ambitieuse et que, comme depuis 1990, c’est plutôt un ensemble de facteurs qui permet d’expliquer la croissance des inégalités constatée durant les années quatre-vingt. La différence entre les deux périodes est qu’alors que tous les facteurs en question avaient un impact à la hausse sur les inégalités durant les années quatre-vingt, la situation n’était pas aussi simple dans les années quatre-vingt-dix. Par exemple, le salaire minimum qui a joué un rôle prépondérant dans la croissance des inégalités durant les années quatre-vingt est resté plutôt inchangé depuis lors, ce qui permet de mieux comprendre pourquoi la hausse des inégalités dans le bas de la distribution a été si différente au cours de ces deux périodes.
Le cas américain ayant été étudié de façon très détaillée, les recherches futures auront plutôt avantage à se concentrer sur les différences dans l’évolution des inégalités entre différents pays industrialisés qui restent encore mal comprises. Encore une fois, il est difficile de voir comment une explication unique basée sur le changement technologique pourra expliquer d’importantes différences sur le plan des inégalités entre économies avancées qui ont toutes accès aux mêmes technologies de l’information et des communications. Il y a fort à parier que dans ce cas comme dans celui des États-Unis à travers le temps, les facteurs institutionnels joueront encore une fois un rôle important et permettront de mieux comprendre pourquoi des économies à prime abord très similaires peuvent se retrouver devant d’importantes différences en ce qui a trait aux inégalités de salaire et de revenu.
Parties annexes
Remerciements
Je tiens à remercier Daniel Parent pour ses commentaires détaillés sur une version antérieure du texte.
Notes
-
[1]
Statistique Canada, 2008.
-
[2]
Green et Kesselman (2006) consacrent un volume entier aux différentes dimensions de l’inégalité au Canada.
-
[3]
Voir Lemieux (2008) pour de plus amples détails et une présentation détaillée des faits stylisés en question.
-
[4]
Ces données proviennent, comme dans Lemieux (2006b) et Lemieux (2008), des suppléments du mois de mai et des fichiers outgoing rotation group du Current Population Survey (CPS). Malgré de légères différences entre ces données et celles provenant du supplément du mois de mars du CPS utilisés par Juhn, Murphy et Pierce (1993), les résultats basés sur les deux sources de données sont néanmoins similaires pour la période en question.
-
[5]
L’écart 90-50 consiste en la différence entre le log du 90e et du 50e centile de la distribution des salaires. L’écart 50-10 est défini de façon similaire.
-
[6]
Ces auteurs montrent cependant que les résultats sont quelque peu différents lorsqu’on utilise plutôt des données d’enquête provenant de l’enquête des finances des consommateurs (SCF) et l’enquête de la dynamique du travail et du revenu (SLID) de Statistique Canada. Les différences principales ont trait à la situation des bas salariés qui semble plus avantageuse dans les données d’enquête que dans le recensement ou les fichiers d’impôt. Cela dit, toutes ces sources de données montrent une augmentation importante des revenus dans le haut de la distribution.
-
[7]
Voir, par exemple, Schmitt (1995) et Gosling, Machin et Meghir (2000).
-
[8]
Voir, par exemple, Card, Kramarz et Lemieux (1999).
-
[9]
Voir, par exemple, Beaudry et Green (2003).
-
[10]
Card (1992), Freeman (1993) et DiNardo, Fortin et Lemieux (1996) montrent qu’à peu près un quart de l’augmentation de la variance du log salaire dans les années quatre-vingt peut être attribuée à la baisse du taux de syndicalisation.
-
[11]
Card, Lemieux et Riddell (2003) montrent cependant que, contrairement aux années quatre-vingt durant lesquelles il est demeuré constant, le taux de syndicalisation a diminué de façon importante au Canada depuis le début des années quatre-vingt-dix. Le résultat de DiNardo et Lemieux (1997) ne tient donc que pour les années quatre-vingt, ce qui est d’ailleurs cohérent avec la hausse importante des inégalités au Canada telle qu’observée au graphique 2.
-
[12]
Les données utilisées proviennent du Current Population Survey (CPS) américain de 1983 à 1985. L’échantillon se limite aux travailleurs de sexe masculin.
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