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Introduction

Ma seconde divergence avec la théorie traditionnelle tient au fait que ses tenants sont apparemment convaincus qu’il est inutile d’élaborer une théorie de l’offre et de la demande globale[1].

Keynes, « La théorie générale de l’emploi. » (Février 1937, trad. fr. dans Keynes, 2002 : 256)

Il est banal de rappeler que, si Keynes a intitulé son ouvrage majeur Théorie générale, c’est autant à cause de sa critique de l’analyse dichotomique classique qu’à cause de son approche macroéconomique ou encore, pour reprendre ses propres termes, à cause d’une théorie qui veut saisir « le fonctionnement du système économique pris dans son ensemble » (Keynes, 1936 : 10). Dans la mesure où il lui faut expliquer, une fonction de production macroéconomique étant implicitement donnée, comment se forme le revenu de la communauté, soit le revenu global, a posteriori on a pu dire que la voie était ainsi ouverte aux comptabilités macroéconomiques. Parmi de nombreux commentateurs, cela est très bien exprimé par J. W. Kendrick (1970 : 305) : « L’économiste théoricien ayant eu l’influence la plus grande fut, évidemment, J.M. Keynes. À cause de son analyse macroéconomique qui était construite autour des notions de revenu et de la dépense nationale, les essais pour tester et appliquer sa théorie donnèrent une impulsion à l’estimation de ces agrégats (…). En outre, ses distinctions entre les différents grands secteurs à partir de leurs motivations et de leurs modèles comportementaux suggérèrent le développement de comptes articulés ». Pour autant, s’intéresser au revenu global, terme d’ailleurs à définir, ne suffit pas à inférer de cet objet privilégié de recherche une première mouture, même en germe, de ce qui deviendra la comptabilité nationale. Ainsi, avant Keynes, les études sur le revenu national étaient devenues banales dans de nombreux pays[2]. S’agissant maintenant de la Grande-Bretagne, on sait que l’on doit à A. Marshall le terme de « dividende national ». De même, dans une optique, il est vrai, particulière, A.C. Pigou a consacré un ouvrage entier au revenu national[3]. Ces références sont l’indice d’un problème. Si, comme le déclare Keynes à plusieurs reprises, son ouvrage majeur propose une nouvelle façon de penser l’économie, pourrait-on dire, de « l’intérieur de la citadelle[4] », on peut se poser la question de savoir en quoi Keynes innove en la matière, et ce, d’autant plus qu’il estime que « le concept visé par le Professeur Pigou est pour l’analyse économique le concept correct et convenable » (Keynes, 1936 : 58). En fait, la critique porte sur la signification du revenu national et sur son calcul. Voulant calculer un revenu réel, Marshall et Pigou sont entraînés dans des complications inextricables alors que Keynes propose un calcul en valeur nominale. Comme il veut proposer tout à la fois une analyse quantitative et une analyse qui soit proche du sens commun, définir le revenu national en valeur courante lui semble exempt d’ambiguïtés à condition que les concepts soient bien définis[5]. Une bonne définition du revenu est d’ailleurs, avec le choix des unités[6] et le rôle joué par les anticipations, les trois principaux obstacles, de son propre aveu, qu’il a rencontrés lors de la rédaction de son livre. Les développements sur la « demande effective » supposent une définition correcte du revenu. Ce sont les deux faces d’une même médaille, de la même façon qu’en comptabilité nationale le même produit intérieur brut peut être saisi selon différentes optiques. Pour autant, si l’on regarde les dernières moutures des systèmes normalisés de comptabilité nationale, on constate que le nom de Keynes n’apparaît pas. L’auteur le plus souvent mentionné était R. Stone et, dans une moindre mesure, on trouve le nom de J. Hicks. L’opinion qui fait de Keynes le grand inspirateur des comptabilités nationales se limite souvent à des généralités sur le raisonnement macroéconomique et à insister surtout sur sa position institutionnelle qui lui a permis d’impulser les recherches statistiques dans l’administration britannique. Symptomatique à cet égard est l’ouvrage tout récent édité par Klein et Morgan (2001)[7]. Le rôle de Keynes mérite donc d’être réexaminé. Nous suivrons un ordre chronologique en commençant par la Théorie générale. Ensuite nous étudierons les principaux textes du début de la Seconde Guerre mondiale avant de procéder à une évaluation pour conclure.

1. Les définitions des quantités globales

Nous ne partageons absolument pas l’affirmation de A. H. Hansen (1967 : 39) pour qui « la section consacrée au revenu n’est pas d’une très grande importance pour la compréhension de la Théorie générale et l’étudiant peut très bien l’omettre ». Cette affirmation surprenante s’explique certainement par le fait que l’édition originale, A Guide to Keynes, date de 1953. La comptabilité nationale étant supposée connue des lecteurs, on pouvait donc se dispenser de la lecture. Mais si ce conseil pédagogique peut paraître fondé, c’est que, justement, Keynes était passé par là. On ne peut pas dire, c’est un contresens historique et théorique, que « si Keynes avait écrit son livre de nos jours, il se serait contenté d’une référence à l’abondante masse de travaux effectués à ce sujet » De plus, ce conseil nous paraît mauvais, car la connaissance de l’architecture des comptes nationaux, avec ses définitions et nomenclatures, serait plus un handicap qu’une aide dans la mesure où tout l’effort de Keynes consiste en la matière à clarifier, préciser et rectifier les concepts de l’École de Cambridge représentée par Marshall et Pigou. Ceci le conduit à un exposé qui peut paraître obscur si on le compare aux comptabilités nationales usuelles, la principale difficulté venant du vocabulaire et de l’absence d’une définition de la valeur ajoutée. On va donc passer en revue ses principaux concepts[8].

1.1 Le revenu de l’entrepreneur

On rappelle que chez Keynes le raisonnement, bien qu’il ne s’y tienne pas toujours, se fait en deux temps. Dans un premier temps, Keynes se place du point de vue d’un entrepreneur particulier quelconque et il propose des définitions qui, pour lui, sont proches de la vie courante des affaires. Nous indexons par -i- cet entrepreneur, les autres notations étant pour l’essentiel celles de Keynes.

Avec ces notations, la valeur des ventes d’un entrepreneur aux autres entrepreneurs et aux consommateurs est Ai. Pour produire Ai, l’entrepreneur achète d’autres produits aux autres producteurs pour une valeur A1i. L’ensemble des achats A1 de l’entrepreneur i, en tant qu’entrepreneur, ne comprend aucun bien de consommation au sens de la consommation finale des ménages. Ces achats sont tous des achats d’équipement, ou en capital au sens de Keynes. Ce sont des matières premières, appelées capital circulant, des machines et de l’outillage, appelés capital fixe, et des marchandises prêtes à la vente, appelées capital liquide[9]. A1 inaugure la chaîne des coûts que doit supporter l’entrepreneur i pour livrer A et donc pour offrir un certain volume d’emploi, car il est tout aussi clair qu’il n’utilise pas que cet équipement, de toute nature, pour livrer A. Il utilise des machines achetées dans les périodes antérieures, il peut puiser dans des stocks préexistants.

Notons alors Gi la valeur de l’équipement en fin de période. En première approximation, le revenu courant de la période est Ai + GiA1i, soit la valeur des ventes plus la valeur de l’équipement moins les achats au-dehors. Mais on sait que, dans les entreprises, le revenu de la période courante provient aussi de l’utilisation de l’équipement des périodes antérieures. Plus précisément, même si l’entrepreneur n’utilise pas ses équipements pour produire et donc pour livrer Ai, le maintien en l’état de l’équipement engendre des coûts, par exemple tous les frais de maintenance. Notons alors Bi tous ces coûts et Gi la valeur de l’équipement en fin de période dans le cas d’une production nulle. Alors Gi Bi est la valeur nette maximum des capitaux du début de période évalués en fin de période. On en déduit que, si Gi > (Gi Bi), l’entrepreneur a augmenté son capital et que si Gi < (Gi Bi), il a puisé dans son capital.

Au total, pour livrer Ai, la somme des coûts, non compris les coûts de facteurs, est égale à la valeur des achats au-dehors plus la différence de valeur de l’équipement entre le début et la fin de période, soit (Gi Bi) – Gi. Ce total, appelé par Keynes « coût d’usage », noté ici Ui, est donc :

ou encore

Selon Keynes, cette expression, positive dans des conditions normales, mesure le « sacrifice de valeur » entraîné par la production de richesses[10]. Si on ajoute au coût d’usage les coûts de facteurs, soient Fi les rémunérations versées aux salariés et aux fournisseurs de capitaux, on obtient le « coût premier[11] » supporté par l’entrepreneur i quand il fixe le volume d’emploi requis pour livrer Ai. En notant Cpi on a donc :

Partant de là, l’entrepreneur veut évidemment maximiser son revenu courant, ou « profit », soit la valeur de ses ventes moins son coût premier. En notant Rbi on obtient

Dans l’expression précédente, Rbi signifie revenu brut de l’entrepreneur. Ce flux, car c’est un flux, est défini par les choix volontaires du producteur. Mais il peut y avoir, dans la vie courante, des modifications involontaires de l’équipement. Ces modifications sont de deux sortes. Certaines sont prévisibles, comme l’obsolescence. Ce sont des risques assurables. Dans ce cas, et cela est aussi conforme à une bonne gestion, l’entrepreneur doit faire des provisions, car l’occurrence du risque n’est pas nulle. C’est donc un coût, justement nommé « supplémentaire », dont la déduction, avec le vocabulaire de Keynes, permet de passer du revenu brut au revenu net. En notant ce dernier Rni et Vi le coût supplémentaire, il vient :

Ceci étant notre entrepreneur, de tempérament sanguin et relativement myope de surcroît quant à l’avenir, n’en a pas fini pour faire ses prévisions. En effet, il peut arriver des faits imprévisibles, et donc non assurables, qui peuvent entraîner des pertes ou des gains hors de portée d’un quelconque calcul (windfall losses and gains). On pense évidemment aux catastrophes naturelles, et ces variations de valeur, qui ne font normalement pas partie d’une période courante, sont appelées par Keynes « pertes imprévisibles ». Par définition, comme elles ne peuvent entrer dans le calcul d’un revenu courant, il ne faut pas en tenir compte. Ceci est tout à fait conforme à la recommandation de A.C. Pigou (Bousquet, 1958 : 93) pour qui « on ne doit pas constituer une provision pour les destructions du fait – de Dieu, ou des ennemis du Roi – ».

1.2 Le revenu global

Compte tenu de ce qui précède, pour obtenir les quantités globales il ne reste plus qu’à consolider les comptes.

Comme les pertes imprévisibles ne font pas partie du revenu courant, elles n’apparaîtront pas dans les quantités globales. Il est tout aussi clair que la totalité des coûts de facteurs qui vient en déduction de la valeur des ventes d’un entrepreneur sont autant de rémunérations pour les facteurs. Pour l’économie prise comme un tout, on obtient donc un premier agrégat, que nous appelons revenu global brut (RGB) à partir de l’égalité (4) de la façon suivante :

C’est cette expression que Keynes appelle « revenu global ». Dans la Théorie générale, cet agrégat est brut en ce sens qu’il ne comprend pas de déductions pour les coûts supplémentaires. Il y a donc un risque de contresens important par rapport aux concepts macroéconomiques actuels dans la mesure où les agrégats bruts sont des agrégats calculés avant que l’on en déduise la consommation de capital fixe. Ici, la déduction porte sur la partie du coût premier hors paiements de facteurs, soit tous les coûts en équipement au sens de Keynes. En déduisant maintenant le coût supplémentaire, d’après (5) et (6) on obtient l’agrégat net, soit :

La question est alors de savoir quel est l’agrégat pertinent, l’agrégat brut ou l’agrégat net. Comme le rappelle Keynes, le revenu global net est très proche du concept de l’École de Cambridge développé par Marshall et Pigou, mais il n’en reste pas moins que « le revenu net n’est pas une notion bien tranchée » (Keynes, 1936 : 79). L’avantage que voit notre auteur dans l’agrégat net est que ses fondements microéconomiques sont bien établis dans la mesure où « le revenu net est la somme hypothétique que l’homme ordinaire considère comme son revenu disponible lorsqu’il décide combien il dépensera pour sa consommation courante » (Keynes, 1936 : 76). Est donc ici visée, à partir d’une interprétation qui sera développée par J. Hicks (1946, chapitre XIV), la variable qui détermine les plans de consommation, mais, en pratique, le raisonnement en valeur nette suppose que l’on puisse anticiper convenablement le coût supplémentaire. Comme le départ entre les coûts supplémentaires et les pertes imprévisibles n’est pas toujours évident et bien souvent hors de portée des calculs des agents économiques normalement constitués, Keynes, fidèle à sa volonté de donner des définitions théoriques aussi proches que possible de l’usage courant, donne la préférence à l’agrégat brut, car il lui permet de définir, toujours « sans ambiguïtés », la demande globale.

1.3 La demande globale

Si l’analyse est cohérente, on doit retrouver les mêmes agrégats dans l’optique de la dépense. Par définition, comme l’ensemble des achats des entrepreneurs en tant qu’entrepreneurs ne comprend pas de biens et services de consommation finale, on a évidemment, en notant C la consommation globale,

C’est tout simplement le total des ventes des entrepreneurs moins ce qu’ils s’achètent entre eux. D’autre part, si on enlève à ce qu’ils s’achètent entre eux la partie correspondant au coût d’usage, il reste l’augmentation en capital soit :

Au total il vient :

On retrouve bien le produit global brut dans l’optique des revenus[12]. Keynes nous fournit ainsi une grille de lecture de l’économie à partir des quantités globales, toute l’analyse consistant ensuite à en expliquer le fonctionnement. Cependant, si l’on admet, selon l’usage courant, que la comptabilité nationale est un modèle réduit quantifié de l’économie d’une collectivité appelée « nation », force est de constater que la Théorie générale n’a rien à voir avec un quelconque Volume des méthodes publié par les offices statistiques nationaux ou les organisations internationales. S’agissant des chiffres, il y en a très peu[13], et encore sous forme de digression. S’agissant des comptes, il n’y en a pas non plus, si ce n’est un problème d’imputation entre un compte revenu et un compte capital du coût supplémentaire et des pertes imprévisibles. Si à cela on ajoute le témoignage de R. Stone (1991)[14], qui eut le « Prix de la Banque de Suède en mémoire de Nobel », notamment pour ses travaux en comptabilité nationale, les références des premières comptabilités nationales pour le Royaume-Uni, ou encore les premiers manuels de comptabilité nationale[15], on constate que, comme dans les systèmes normalisés, le nom de Keynes n’apparaît pas. Ceci veut dire aussi que son programme pour l’économie de guerre, How to Pay for the War, n’a pas, selon nous, suffisamment retenu l’attention.

2. Comment financer la guerre? De la théorie à la pratique

Tous les concepts définis ci-dessus, comme le précise Keynes lui-même (1936 : 23), font partie d’un « livre qui s’adresse surtout à nos confrères économistes. Nous souhaitons qu’il puisse être intelligible à d’autres personnes. Mais il a pour objet principal l’étude de questions théoriques difficiles, et il ne traite qu’à titre subsidiaire de l’application de la théorie aux faits ». Dans la mesure où l’argumentaire de How to Pay for the War est soutenu par des chiffres, on peut considérer qu’il s’agit ici de faits et peut-être de comptabilité nationale. En effet, comme l’a bien remarqué Studenski (1958 : 158-160), les guerres, et donc la Seconde Guerre mondiale, ont joué un rôle majeur pour l’essor de ce que Colin Clark (1957 : X-XI) appelle « l’économie concrète ». La question ici est donc double. Y a-t-il un quelconque rapport entre les concepts de la Théorie générale et l’étude politico-statistique de Keynes et, si oui, s’agit-il d’une comptabilité macroéconomique embryonnaire? Pour répondre à ces questions, il convient d’abord de rappeler le problème à traiter.

2.1 Un carré magique

Les problèmes à résoudre, par ailleurs bien présentés par Moggridge (1992 : 630 et s.), peuvent être résumés de la façon suivante[16].

Pour faire face à la guerre, il faut augmenter la production, notamment en mobilisant les ressources disponibles mal ou non employées, importer tout ce dont on a besoin qui n’est pas fourni par les ressources intérieures en prenant soin de ne pas épuiser les réserves de change, ces dernières pouvant être augmentées en exportant tout ce qui n’est pas indispensable à l’effort de guerre. Les besoins militaires devant être prioritairement couverts, les dépenses privées seront réduites. Cette réduction de la consommation privée devra être l’occasion de réduire les inégalités et le sacrifice devra être équitablement réparti, tout en respectant les libertés individuelles. L’ensemble de ces conditions ressemble donc fortement à un « carré magique » inédit qui demande des solutions elles aussi inédites.

On sait que le point principal des solutions préconisées par Keynes, pour éviter un écart inflationniste, est de différer du pouvoir d’achat. Pour l’équité[17], il faut éviter de faire payer exclusivement les riches et éviter de pénaliser les plus pauvres en mettant en place un système d’allocations familiales, et indexer les salaires et transferts sur les prix d’une liste de biens de consommation justement bien nommée « ration de guerre ». Nous n’avons pas ici à entrer dans les discussions nombreuses occasionnées par ce programme, le désaccord avec J. Hicks, qui préconisait un rationnement et un contrôle général des prix, sur le soutien de F. Hayek ou encore sur les programmes concurrents des différents partis. Notons simplement que, sur le plan politique, ce fut un quasi-échec. Les allocations familiales eurent plus de succès par la suite, mais l’économie britannique, à partir de 1941, fut surtout marquée par le « full control » dans le cadre du programme « Utility »[18].

Par contre, pour notre propos, How to Pay for the War est un document décisif, car on peut y voir, sans solliciter le texte, une des premières moutures des budgets économiques inscrits dans un cadre comptable. D’ailleurs, et ceci n’a pas été suffisamment souligné, dès le départ de son opuscule rappelé ci-dessus, Keynes propose un cadre comptable car la nature du problème est directement posée en termes d’emplois-ressources. En effet, le total des ressources étant égal aux ressources intérieures et extérieures, soit la production et les importations, le total des emplois comprend les emplois extérieurs, c’est-à-dire les exportations, et les emplois intérieurs, soit les besoins militaires et la consommation civile. Comme il faut nécessairement exporter pour augmenter les réserves de change et que les besoins militaires sont évidemment prioritaires, le reste des emplois, la consommation civile, apparaît comme un solde comptable partant de l’égalité emplois-ressources. En résumé, tout le problème est donc d’établir un budget économique[19] cadré par cette égalité macroéconomique compte tenu de ce que nous avons appelé de façon anachronique le carré magique.

2.2 Les agrégats

L’opuscule de Keynes, toutes les biographies concordent sur ce point, a été publié dans la précipitation, celle-ci étant due évidemment à l’urgence et au souci de Keynes de convaincre le Trésor. Comme l’écrit Skidelsky (2000 : 138), « le travail traditionnel du Trésor était de gérer les finances de l’État. Keynes voulait qu’il gère l’économie nationale grâce au budget[20] ». Il fallait aussi tenter de convaincre l’opinion publique. Les premières moutures ont été publiées dans deux articles du Times datés des 14 et 15 novembre 1939 avec le titre « Paying for the War ». C’est dans son article de décembre 1939 qu’il juge les statistiques disponibles pour estimer le revenu potentiel et la part qui peut en revenir aux administrations « inadéquates[21] ». De même, dans How to Pay for the War, il enfonce le clou : « Les statistiques permettant de faire ces estimations sont très insuffisantes. Depuis la dernière guerre, les gouvernements ont tous fait preuve d’obscurantisme et d’esprit peu scientifique, et ont considéré que c’était perdre de l’argent que de rassembler les faits essentiels. Il n’y a personne aujourd’hui, dans les services gouvernementaux ou ailleurs, qui ne dépende d’abord des brillants efforts personnels de M. Colin Clark (dans son Revenu et Dépense Nationale, complété d’autres articles); mais en l’absence de statistiques que seul un gouvernement est en mesure de recueillir, on a souvent été réduit à d’héroïques conjectures[22] ».

C’est déjà supposer qu’un service statistique spécialisé est nécessaire, mais pour Keynes, comme il l’écrit dans la Théorie générale, le premier problème à résoudre est de choisir les bons agrégats. En effet, les comptes nationaux actuels définissent une norme alors qu’il en allait différemment du temps de Keynes. Il fallait trouver les grandeurs macroéconomiques appropriées compte tenu des contraintes de l’heure. Cette question fondamentale a été maintes fois répétée par S. Kuznets pour qui le choix de l’agrégat dépendait en grande partie de l’objectif visé par le chercheur en fonction du problème à résoudre. En ce sens, le revenu national est une notion subjective[23]. La même opinion était partagée par Meade et Stone. Par exemple, dans leur célèbre brochure de 1944, on trouve différentes définitions du revenu national. Ainsi, si on s’intéresse à la ventilation des revenus entre la consommation et l’épargne, le revenu national sera égal aux revenus individuels avant impôts. Si on ajoute les profits non distribués avant impôts, le revenu national est égal au revenu privé avant impôt, ce qui peut permettre aux pouvoirs publics d’établir les taux d’impôts en fonction d’un revenu fiscal attendu. En ajoutant ensuite les revenus des propriétés publiques et en déduisant les paiements de transfert, le revenu national, qui est ici aux coûts des facteurs, donne une mesure de la totalité des revenus produits et donc le total des rémunérations de facteurs. Si, maintenant, on veut estimer la valeur aux prix du marché de tous les biens et services, on obtiendra le revenu national net aux prix du marché en ajoutant les taxes diminuées des subventions. Le même agrégat, augmenté des amortissements et de la dépréciation sera le revenu national brut aux prix du marché. Ce problème de l’adéquation du choix de l’agrégat aux buts recherchés est bien souligné par Keynes. Il rappelle, dans sa critique de l’agrégat calculé par Colin Clark[24], que dans le cadre de l’analyse développée dans la Théorie générale, c’est son concept de revenu brut qu’il faut retenir, compte tenu du coût d’usage, pour déterminer le montant de la demande effective. Par contre, dans cette même publication, il précise bien que pour évaluer la faisabilité de son programme, il faut retenir deux autres agrégats, d’une « importance fondamentale », à savoir ce qu’il appelle le « produit national » et le « revenu imposable ». Quant à l’annexe statistique qui figure dans son ouvrage, il y est bien précisé que l’on peut construire « d’autres concepts du revenu national ». Il est donc clair que, faute de précisions supplémentaires, le concept de revenu national que l’on trouve dans la littérature de la période est polysémique.

Cela étant précisé, s’agissant des buts du calcul, comme il faut évaluer le potentiel productif de la nation, choisir un concept de produit national est cohérent. Plus le produit sera élevé, plus les revenus générés par la production seront importants. Il sera alors moins difficile d’affecter des ressources supplémentaires à l’effort de guerre tout en conservant un niveau correct, bien que réduit, de la consommation. Le choix de l’autre agrégat, le revenu imposable, est lui aussi un bon choix compte tenu du programme de Keynes car, notamment, il lui permet d’une part de montrer que les riches ne peuvent pas payer la guerre et d’autre part de ventiler les tranches de revenus, le niveau de vie des plus pauvres ne devant pas être diminué. Pour autant, il convient d’aller plus dans le détail en répondant à deux questions classiques en la matière : les agrégats doivent-ils être évalués au coût des facteurs ou aux prix du marché et, dans les deux cas, doivent-ils être calculés bruts ou nets?

La réponse à la première question est claire. Nous avons vu que, dans la Théorie générale, les impôts n’apparaissent pas. Il en est de même dans How to Pay for the War. Comme pour le produit global, le produit national est un concept au coût des facteurs. En première analyse ceci est surprenant car, M. Gilbert l’a bien expliqué[25], les dépenses de guerre sont des achats aux prix du marché. Par conséquent, si on veut mesurer la part du produit national consacrée à l’effort de guerre, il faut évidemment l’exprimer en pourcentage de l’agrégat aux prix du marché. Mais ce qui peut paraître comme une erreur de raisonnement peut s’expliquer de la façon suivante. Keynes s’intéresse au niveau de vie et à l’effort matériel demandé par la guerre. Pour reprendre quelques-uns de ses exemples, est-il possible de consommer plus ou moins de pain ou de bacon, faut-il construire des bâtiments de guerre ou des navires marchands? En bref, Keynes s’intéresse finalement aux « ressources physiques » (JMK, 22 : 69). Comme le revenu national brut de Clark est aux prix du marché, Keynes, avec son ironie habituelle, a la part belle. Ainsi, en suivant Clark, « si la population désire consommer plus de grains sous forme de pain, qui est actuellement subventionné, et moins sous forme de bière et de whisky, qui est taxé, le produit national devrait diminuer ». Un agrégat aux prix du marché n’est pas invariant par rapport aux changements du système fiscal[26]. C’est donc un mauvais choix si on veut connaître les ressources physiques disponibles. S’agissant maintenant de la deuxième question, la réponse paraît beaucoup moins claire, car l’exposé de Keynes n’est pas net.

Nous avons vu que dans la Théorie générale le vocabulaire peut prêter à confusion. Le revenu brut est net de coût d’usage, le revenu net est le revenu brut diminué du coût supplémentaire. Comme le coût d’usage comprend la dépréciation au sens large, le revenu brut chez Keynes a quelque chose à voir avec ce qu’on appelle aujourd’hui le revenu net. Une autre source de complication vient des textes mêmes de Keynes qui ne sont pas cohérents. Dans ses statistiques, le coût de la dépréciation des équipements est inclus dans son produit national. Ceci est d’ailleurs normal dans la mesure où, selon lui, cet agrégat est le « coût courant de l’output ». Mais alors, dans la comparaison qu’il fait entre son agrégat et celui de Clark, pourquoi dit-il qu’il déduit le coût d’usage? De plus, puisque revenu brut il y a, à quel poste doit-on imputer la dépréciation? Dans How to Pay for the War, elle est imputée à la consommation. Dans la prétendue mise au point de la « note supplémentaire », elle est imputée à l’investissement, alors qu’il est dit que les tableaux sont repris tels quels de l’ouvrage[27]! Dans cette histoire, la seule chose vraiment nette est que Keynes a rencontré des difficultés. De plus, les 420 millions que Keynes ne sait pas trop où imputer dans les postes du produit national sont mal définis. Dans la « note supplémentaire », il s’agit bien de dépréciation. Dans la brochure, le même montant comprend la dépréciation et le gaspillage! Inclure le gaspillage, par exemple des stocks mal ou pas utilisés en temps de paix dans le produit national nous semble cohérent. En effet, ce sont des coûts que l’on peut réduire si l’économie de guerre est plus efficace, ce que suppose Keynes. Pour autant, l’inclure dans la dépréciation des équipements pervertit la notion de coût d’usage. Bien que les statistiques actuelles aient fait de grands progrès en la matière, ces difficultés de Keynes sont une parfaite illustration de l’affirmation de Hicks (1942 : 200), pour qui le problème de la dépréciation est peut-être le plus difficile quand on veut calculer le revenu national.

S’agissant maintenant du deuxième agrégat choisi par Keynes, le revenu taxable, il correspond selon l’auteur au total des revenus individuels, y compris ceux des administrations privées, comme les institutions charitables par exemple, les bénéfices non distribués des sociétés qui sont supposés appartenir aux actionnaires, et les revenus de transfert. Par contre, comme il s’agit des revenus individuels, les profits commerciaux de l’État, non imposables, ne font pas partie de l’agrégat. Pour passer du produit national au revenu taxable, il faudra donc ajouter les revenus de transfert et soustraire les profits commerciaux de l’État. On peut le ventiler de la façon suivante à partir de l’annexe de How to Pay for the War dans laquelle la « dépréciation » est affectée à la consommation brute privée au coût des facteurs :

Consommation brute privée au coût des facteurs
+ Impôts indirects, y compris les cotisations
= Consommation brute privée aux prix du marché
+ Épargne, y compris les prêts à l’État
+ Impôts directs
= Revenu taxable.

Cet agrégat peut-être calculé à partir des chiffres. On peut vérifier que ça tombe juste. Mais ça ne veut pas dire que les données soient exactes.

2.3 Les comptes

D’après ce qui précède, il ne faut pas s’attendre à ce que les chiffres qui figurent dans la présentation comptable que Keynes nous donne de l’année financière courant du 1er avril 1938 au 31 mars 1939 soient très précis[28]. Il le répète d’ailleurs plusieurs fois, et dans le corps du texte les projections sont faites très grossièrement. Il y a aussi de nombreuses erreurs, et par rapport aux premières moutures du Times, les corrections statistiques ont déjà été répertoriées[29]. Mais, mis à part le problème secondaire de l’exactitude des chiffres, on peut déjà conclure sur un point. Sans la Théorie générale, le « Programme radical pour le Chancelier de l’Échiquier » n’aurait pu être écrit. Le raisonnement y est entièrement mené à partir de quantités globales et les concepts du livre majeur sont utilisés pour calculer un agrégat au coût des facteurs tout en tenant compte, de façon maladroite il est vrai, du coût d’usage. Mais il y a plus.

Tout d’abord, les quantités globales définies par Keynes ont le grand mérite d’attirer l’attention sur le lancinant problème de la consommation de capital. Il attire aussi notre attention sur les gains ou les pertes de valeur qui résultent des variations du niveau général des prix qui engendrent des revenus monétaires qui ne sont pas la contrepartie d’une activité productive. Il en est de même pour le coût supplémentaire. Actuellement, ces éléments sont traités dans les comptes de patrimoine[30]. Il inaugure aussi les discussions sur la signification des agrégats et sur la pertinence du choix à faire en fonction du problème posé. Notamment, bien qu’il se réfère à Pigou, la question du bien-être est complètement évacuée, comme dans les comptes nationaux officiels modernes. Il faut noter également que, bien que nous n’ayons pas développé ce point, on trouve de nombreuses allusions à la question des nombres-indices à utiliser quand on veut faire des comparaisons de revenu réel dans le temps. C’est d’ailleurs le seul point d’accord avec Colin Clark à propos des tentatives de Bowley en la matière[31]. Enfin, et cela est fondamental pour notre propos, les comptes que nous présente Keynes sont des comptes articulés. Tout poste figurant en emploi d’un compte est inscrit en ressource d’un autre compte et réciproquement, ce qui est la marque des comptabilités nationales modernes. Les études antérieures sur le revenu national n’utilisaient pas la technique de la double entrée.

Conclusion

Pour montrer l’importance de Keynes, si ce n’est déjà fait, pour le développement des comptes nationaux, on se permettra de reproduire un peu longuement le rappel historique que nous donne Harrod. Voici l’histoire :

Quand le gouvernement de Churchill fut formé en mai 1940, M. Arthur Greenwood, ministre sans portefeuille, avait la tâche de coordonner le travail des différents ministères concernés par notre effort de guerre. Son principal fonctionnaire M. Francis Hemming, avec une sage prévoyance et un respect louable pour la science économique, fit rapidement et rassembla une large équipe d’économistes professionnels (…) Ils furent tous surpris par le large accord économique qu’ils trouvèrent les uns envers les autres malgré des divergences politiques et l’adhésion à des écoles rivales de pensée. Spécialement intéressantes furent les relations étroites qui se développèrent entre M. James Meade, un keynésien convaincu et socialiste modéré, et le Professeur Lionel Robbins qui avait été un grand individualiste et qui n’était pas entièrement convaincu par les doctrines de Keynes. M. Austin Robinson, qui avait suivi avec intérêt l’étude de Keynes sur « How to Pay for the War », fit pression pour un travail officiel sur les catégories statistiques que Keynes employait dans ce livre, et informa M. Hemming que M. Richard Stone était l’homme idéal pour cela. Il fut inclus dans le groupe, et à l’automne 1940 il travailla durement avec M. James Meade sur une analyse du revenu national et de la dépense. Cherchant une autorité et un conseil supplémentaires dans leurs efforts, ils trouvèrent naturellement leur voie auprès de Keynes qui leur donna le plus grand encouragement et la plus grande aide. En pleine collaboration avec lui, ils obtinrent un compte cet hiver. Keynes plaidait l’importance de telles statistiques auprès des autorités. Il gagna le soutien du prudent Sir Richard Hopkins, instinctivement très sceptique pour les calculs de ce type; une fois convaincu, cependant, il les défendit vaillamment et, à son tour, eut du mal à persuader le Chancelier de l’Échiquier que le compte devait être publié en même temps que le budget de 1941. Ce fut sûrement une grande révolution. Le Trésor s’était jusqu’ici confiné aux transactions réelles, connues. Or le compte incluait des estimations et certains tableaux devaient être obtenus par solde et autres moyens, ce qui était, par-dessus tout, très dangereux (…) L’initiative doit être attribuée à Keynes; sans son intérêt actif pour ce compte la compilation n’aurait pas été faite ni publiée à cette époque.

Et Harrod termine en rapportant que, par la suite, Stone rendait visite à Keynes trois ou quatre fois par semaine, ce dernier montrant un intérêt méticuleux à chaque détail (Harrod, 1951 : 497-509)[32].

C’est reconnaître son influence politique déterminante et l’impulsion qu’il a donnée, dans l’administration, pour l’élaboration des comptes nationaux. Mais nous pensons avoir montré que se limiter à cet aspect des choses est réducteur. Le premier White Paper britannique de Meade et Stone est l’acte de naissance des comptes nationaux modernes et son retentissement fut considérable[33]. De plus, Richard Stone, en tant que responsable des groupes d’experts, développa la norme de Cambridge qui donna lieu aux systèmes normalisés de l’ONU. Tout part donc du premier White Paper. Or, si on compare la version originale publiée en annexe du budget d’avril 1941 et les textes de Keynes, la similitude est frappante. L’agrégat national est calculé au coût des facteurs, on y trouve les deux optiques du revenu et de la dépense, il y a un compte des revenus individuels ventilés ensuite par tranches de revenus et en consommation et épargne, l’épargne est bien égale à l’investissement, et il y a aussi un compte séparé pour l’État, la cohérence d’ensemble étant assurée par la comptabilité en partie double. On y retrouve, évidemment défini avec plus de précisions, tout ce que Keynes nous a présenté comme un prototype[34]. Si Stone, comme on le dit souvent, est le père de la comptabilité nationale, elle a eu un grand-père : John Maynard Keynes.