Résumés
Résumé
La Théorie générale emprunte certains de ses concepts fondamentaux à la comptabilité privée, en particulier : le revenu de l’entrepreneur et l’opération qui consiste à affecter une part de ce revenu à l’autofinancement (amortissements, provisions et réserves), c’est-à-dire l’épargne des entreprises. Ces deux concepts sont ignorés par les interprètes de Keynes. Pourtant, ils sont nécessaires pour comprendre pourquoi une dépense d’investissement crée une épargne égale, pourquoi une telle dépense est susceptible d’enclencher un processus de multiplication, et comment un autofinancement trop important peut être la cause d’une crise.
Abstract
The General Theory borrows some of its basic concepts from business accounting, in particular the “entrepreneur’s income” and the part of this income going to sinking funds and depreciation allowances, that is “entrepreneur’s savings”. These two concepts have been ignored by Keynes’s commentators. Though both concepts are indeed necessary to understand why investment is an expense always generating equal savings, why such an expense is able to launch a multiplication process, and why an excessive amount of depreciation allowances may cause an economic crisis.
Corps de l’article
Introduction
Dans le chapitre 6, l’appendice sur le coût d’usage et le chapitre 7 de la Théorie générale, les interprètes de Keynes, des keynésiens fondamentalistes à ceux de la synthèse, n’ont vu que des définitions assez banales de la consommation, de l’investissement, de l’épargne et du revenu. Pourtant, Keynes vise à y accomplir quelque chose de bien plus important. Il prétend poser les éléments d’un cadre conceptuel nouveau, fondé sur une vision[1] comptable de l’activité économique. Et, pour ce faire, il adopte le point de vue de la comptabilité d’entreprise, et non celui de la comptabilité nationale[2], contrairement à ce qu’a pu laisser penser l’application de certains modèles keynésiens après la Seconde Guerre mondiale.
Ainsi, les interprètes de la Théorie générale n’ont pas véritablement compris le processus de multiplication, ni la place centrale que Keynes lui confère dans le modèle qu’il élabore. Tout d’abord, ils n’ont pas perçu la spécificité des dépenses d’investissement, au point que certains ont même imaginé que des dépenses de consommation pouvaient être à l’origine de processus de multiplication. Ensuite, ils n’ont envisagé ce processus qu’à travers des formulations algébriques où il apparaît comme un ajustement progressif de l’épargne à l’investissement, alors qu’il est tel que, à chacune de ses étapes, l’épargne est égale à l’investissement. Enfin, ils ont réduit l’épargne globale à l’épargne des ménages en négligeant totalement son autre composante, à savoir l’autofinancement des entreprises (dotations aux amortissements et provisions et constitution de réserves), alors que l’autofinancement tient un rôle clef dans le processus de multiplication et qu’un autofinancement excessif est la cause la plus probable du surgissement d’une crise selon Keynes[3].
Dans une première partie, nous constaterons que Keynes s’exprime bien à la manière du comptable d’entreprise. La consommation, l’investissement, l’épargne et le revenu sont des grandeurs comptables qui se distinguent par leur place dans des comptes, et non par les caractéristiques physiques des biens qu’elles recouvrent. Nous analyserons alors le rôle que Keynes attribue au « revenu de l’entrepreneur » (JMK, 7 : 53) et l’importance qu’il accorde à son partage entre constitution d’un autofinancement et versement de revenus à des tiers de l’entreprise. Dans une seconde partie, nous mettrons en lumière que l’investissement a une spécificité comptable et que, en raison de celle-ci, toute décision d’investir au niveau microéconomique génère immédiatement un revenu de l’entrepreneur macroéconomique. Nous montrerons alors, d’une part, qu’un processus de multiplication est l’histoire de l’affectation ultime d’un revenu de l’entrepreneur macroéconomique, histoire au cours de laquelle se forment les revenus des ménages. Et nous montrerons, d’autre part, que, selon le montant de l’autofinancement, ce processus peut être tel que le multiplicateur est supérieur ou inférieur à l’unité, voire nul. Dans une troisième partie, nous établirons que le processus ne dépend pas des modalités de financement de l’investissement qui l’a enclenché.
Notre analyse aboutira à trois résultats principaux. Premier résultat : une vision comptable, avec pour seules grandeurs des montants exprimés en une unité de compte, permet de mettre au jour des propriétés non triviales des économies dans lesquelles nous vivons. Ceci va à l’encontre de l’idée de nombreux économistes qui pensent que la vision physiciste est la seule valable, parce qu’il serait impossible d’énoncer une seule proposition significative sans décomposer chaque montant en une quantité d’un bien identifié physiquement, multipliée par le prix unitaire de ce bien. Deuxième résultat : la description du processus de multiplication lui-même peut se faire sans représenter le financement monétaire de l’investissement. Ce résultat va à l’encontre de l’idée soutenue par certains keynésiens fondamentalistes, idée selon laquelle aucune des thèses de Keynes ne saurait se concevoir sans expliciter les opérations par lesquelles la monnaie circule[4]. Troisième résultat : le processus de multiplication apparaît comme le rouage principal[5] de l’articulation que Keynes établit entre les activités des sphères financière et industrielle. Une crise financière peut provoquer une crise industrielle, dans la mesure où la première entraîne une constitution massive de provisions (autofinancement) pour compenser des dévalorisations d’actifs financiers, où, de ce fait, elle implique un accroissement considérable du montant de l’épargne et où, donc, elle affecte négativement le processus de multiplication par lequel se forment les revenus de ceux qui participent à l’activité de la sphère industrielle. Ce résultat va à l’encontre de l’idée encore prégnante de la nécessité d’une épargne préalable à l’investissement. Et, à lui seul, il suffit à montrer l’utilité des thèses de Keynes pour comprendre ce qui s’est passé en 1929 ou ce qui est actuellement en train de se dérouler sous nos yeux.
1. Les grandeurs et les relations comptables
Dans le chapitre 4 de la Théorie générale, Keynes distingue deux types d’entités : 1) des entités physiques homogènes (nombre de travailleurs ou d’heures de travail, quantité d’un même bien) ou hétérogènes (panier constitué de divers biens)[6]; 2) des grandeurs comptables, c’est-à-dire des montants exprimés en une unité de compte. Il considère principalement deux unités de compte : l’unité monétaire et l’unité-salaire (JMK, 7 : 41). Il qualifie les montants exprimés en monnaie de nominaux ou de monétaires. Mais il ne qualifie pas les montants exprimés en unité-salaire. En fait, ces montants correspondent exactement à ce que A. Smith appelle « prix réels ». Soit X un montant monétaire et w le salaire monétaire :
où {m} dénote l’unité monétaire et où Xm et wm sont des nombres. La grandeur « réelle » X est alors :
où {t} est l’unité de travail commandée par le salaire monétaire w, puisque, par définition, le salaire s’échange contre 1{t}. Les montants exprimés en unité-salaire sont donc bien des « prix réels », des quantités de travail commandé (Smith, 1776 : 48; Sraffa, 1959 : 41, § 43).
Keynes n’introduit les montants « réels » que pour décrire certains comportements. Ainsi, le consommateur décide de sa consommation « réelle » au vu de son revenu « réel » (JMK, 7 : 90), mais l’entrepreneur décide du montant monétaire de son investissement au regard du taux d’intérêt monétaire. Dans ce qui suit, nous n’aurons à expliciter que la seule fonction de consommation. C’est pourquoi toutes les grandeurs comptables seront exprimées en termes « réels ».
Toutefois, avant d’être les éléments de fonctions comportementales, les grandeurs comptables sont les termes de relations purement comptables, valables quelle que soit l’unité de compte retenue. Ces relations ont une fonction analytique essentielle, puisque ce sont elles qui définissent les grandeurs comptables en spécifiant leurs interdépendances : le revenu, la consommation, l’investissement et l’épargne... Ainsi, ce sont ces relations qui forment la matière du chapitre 6, de son appendice et du chapitre 7 de la Théorie générale.
Dans ces chapitres, Keynes met en oeuvre les catégories de la comptabilité privée. Tout d’abord, il emploie des mots appartenant au langage de cette discipline. Ensuite, il cite des institutions qui l’appliquent : Inland Revenue Authorities (JMK, 7 : 58); Income Tax Commissioners (JMK, 7 : 59). Mieux, il s’y réfère explicitement : « C’est un principe largement accepté de la comptabilité d’entreprise » (JMK, 7 : 58). Enfin, et surtout, il part de relations valables pour des comptabilités individuelles afin d’en dériver, par la technique comptable de la consolidation, des relations globales (JMK, 7 : 54 et 62).
Au début de la première section du chapitre 6, intitulée « Income », Keynes affirme que les principales difficultés à surmonter pour dériver des relations globales tiennent à la définition du revenu de l’entrepreneur. Et il procède à une analyse du compte de résultat d’une entreprise. Soit le compte de résultat d’une entreprise quelconque (j), avant affectation de son résultat.
où ΔStocks comprend toutes les variations de stocks : produits, produits semi-finis, marchandises, matières, etc. La somme de la colonne « charges » est nécessairement égale à la somme de la colonne « produits » puisque le résultat est un solde. Ce compte vérifie donc la relation :
Keynes relève alors une première difficulté, due à une possible ambiguïté de la définition du revenu de l’entrepreneur. Quant au comportement de production de l’entrepreneur, on doit considérer son revenu brut. Et, quant à son comportement de consommation, on doit considérer son revenu net (JMK, 7 : 52).
Keynes commence par l’étude du revenu brut de l’entrepreneur :
ou encore, étant donnée la relation (Rj) :
Il indique alors une seconde difficulté. Celle-ci est due au fait que les stocks sont en partie hérités du passé :
Some part (…) will be attributable, not to the activities of the period in question, but to the capital equipment which he (l’entrepreneur) had at the beginning of the period.
JMK, 7 : 52
« l’équipement en capital » recouvrant « à la fois ses stocks de biens semi-finis ou d’encours et ses stocks de biens finis » (JMK, 7 : 52). Si la variation des stocks est négative, c’est-à-dire si une portion du stock précédemment accumulé est utilisée pour la production de la période, alors cette portion fait partie des coûts de la période. Inversement, si la variation des stocks est positive, une portion des biens achetés durant la période n’est pas imputée à la production de la période. Keynes propose de réécrire la définition du revenu brut ainsi :
et de nommer :
« Coût d’usage », le terme « Achats de marchandises – ΔStocks »[7];
« Coût des facteurs », le terme « Revenus versés »;
et « Coût premier », l’addition du « Coût d’usage » et du « Coût des facteurs » (JMK, 7 : 53).
Enfin, il conclut que le revenu brut de l’entrepreneur est le « le profit brut dans le sens ordinaire de ce terme » (JMK, 7 : 53-54) et que celui-ci est ce que l’entrepreneur cherche à maximiser :
(…) when he decides how much employment to give to others factors of production, it is the quantity which is causally significant for employment.
JMK, 7 : 54
Keynes passe alors à l’étude du revenu net de l’entrepreneur :
Ce revenu n’est autre que ce que le comptable d’entreprise nomme le « résultat » :
puisque :
Keynes dit que les dotations aux amortissements et provisions couvrent des « pertes » « involontaires » et « prévues » (JMK, 7 : 56), et qu’elles constituent un « coût supplémentaire » (JMK, 7 : 56). Et il en conclut que ce revenu est celui que
he (l’entrepreneur) considers his net income for the purpose of declaring a dividend (in the case of corporation) or of deciding the scale of his current consumption (in the case of an individual).
JMK, 7 : 59
Ayant distingué les revenus brut et net de l’entrepreneur, Keynes critique les économistes, tels Marshall et Hayek (JMK, 7 : 59-60), qui ne comprennent pas que le revenu brut est la grandeur clef :
It is a mistake to put all the emphasis on net income, which is only relevant to decisions concerning consumption, and (…) to overlook (as has been usual) the concept of income proper, which is the concept relevant to decisions concerning current production.
JMK, 7 : 60
Dans la seconde section du chapitre 6, intitulée « Saving and Investment », Keynes dérive, par consolidation, le revenu brut global des comptes de résultats individuels. Pour ce faire, tout d’abord, il faut tenir compte de l’affectation du résultat (« revenu net »). L’instance administrant l’entreprise peut en faire deux usages : distribuer des dividendes ou constituer des réserves[8]. Ainsi, le compte de résultat de l’entreprise après affectation du résultat s’écrit :
Les dividendes sont des revenus distribués à des tiers de l’entreprise (ses actionnaires) et s’ajoutent donc aux autres revenus versés, tandis que la constitution de réserves s’ajoute aux dotations aux amortissements et provisions pour former l’autofinancement de l’entreprise. Celui-ci peut être interprété comme l’épargne constituée par l’entreprise, puisqu’il est la fraction de son produit (Ventes + ΔStocks) qu’elle ne dépense pas auprès de tiers (Achats + Revenus versés).
Puis, il faut distinguer, parmi les ventes d’une entreprise j, celles qui correspondent à des achats réalisés par des consommateurs (Cj) ou à des achats réalisés par d’autres entreprises (JMK, 7 : 52). Et, parmi ces derniers achats, il faut distinguer, d’une part, ceux que les autres entreprises (j*) enregistrent comme des charges (a*j) à leur compte de résultat et, d’autre part, ceux qu’elles enregistrent comme des acquisitions (ΔIj) à l’actif de leur bilan.
En consolidant l’ensemble des comptes de résultats individuels, on obtient le macrocompte de résultat suivant :
Les achats aj et a*j disparaissent, puisque la somme des achats enregistrés par certaines entreprises en charge est nécessairement compensée par la somme des ventes-achats enregistrées par certaines autres en produit (∑aj = ∑a*j). Tous les comptes de résultats individuels vérifiant la condition (Rj), ce macrocompte de résultat vérifie la condition :
Ceci fait, Keynes établit l’égalité de l’épargne et de l’investissement :
JMK, 7 : 63Income = value of output = consumption + investment
Saving = income – consumption
Therefore saving = investment.
pourvu que :
it is agreed (1) that income is equal to the value of current output, (2) that current investment is equal to the value of that part of current output which is not consumed, and (3) that saving is equal to the excess of income over consumption.
JMK, 7 : 63
« Current output » désigne l’addition des biens de consommation vendus (C) et des biens investis (ΔI + ΔG) :
La condition (1) :
implique, étant donné la relation (R) :
« Income » désigne donc le revenu brut global :
La condition (2) énonce :
De (1) et (2), il vient :
Et la condition (3), énonce :
Au total, on a bien l’égalité de l’épargne et de l’investissement.
Pour Keynes, « saving » désigne donc la somme des épargnes des consommateurs (ΔS) et des entreprises (ΔA) :
Ceci est encore plus clairement dit dans les travaux préparatoires à la Théorie générale :
Depreciation allowances must be regarded as a part of saving.
JMK, 13 : 474
Ou encore :
As in the case of investment, it is again gross saving, not net saving, that matters; i.e. the saving, corresponding to the gross investment which is an ingredient in effective demand, must include what the entrepreneurs choose to set aside as depreciation allowances and capital sinking funds and the like.
JMK, 13 : 437
Pourtant, sous « saving », les interprètes de Keynes ont mis la seule épargne des consommateurs :
Certes, on peut admettre que « saving » désigne l’épargne nette globale (ΔS = (ΔS + ΔA) – ΔA) et « investment » l’investissement net global ((ΔI + ΔG) – ΔA), puis remarquer que la condition (R) peut se réécrire :
pour soutenir que l’égalité de l’épargne et de l’investissement porte sur des grandeurs nettes. Mais, alors, on doit aussi admettre que « output » désigne le produit net de dépréciation :
et que « output » ne correspond pas à ce qui a été fabriqué et ne peut donc pas être associé aux quantités de facteurs de production utilisées, notamment au niveau de l’emploi.
Les interprètes de Keynes n’ont pas perçu cette aporie parce qu’ils se sont placés dans le cas particulier où les entreprises reversent la totalité de leurs produits sous formes de revenu aux consommateurs, de sorte que leur autofinancement est nul et qu’il n’y a donc pas lieu de faire la différence entre grandeurs brutes et nettes. Cependant, nous avons déjà vu que, selon Keynes, il est essentiel de distinguer le revenu brut du revenu net, l’un nécessaire à l’explication du comportement de production des entrepreneurs et l’autre utile à l’explicitation de leur comportement de consommation. Et nous allons voir que l’autofinancement est une grandeur clef pour la compréhension du processus de multiplication, par lequel le revenu et l’épargne se forment.
2. L’investissement et le processus de multiplication
Keynes attribue un rôle particulier à l’investissement dans la formation des autres grandeurs, comme l’atteste le chapitre 10 de la Théorie générale, consacré au multiplicateur d’investissement. Toutefois, il n’a pas suffisamment insisté sur ce rôle, ni ceux, qui s’en sont réclamés, accordé suffisamment d’attention à celui-ci. Certains d’entre eux l’ont même nié purement et simplement en ne distinguant plus l’investissement des autres dépenses.
Analysons donc successivement les trois types de dépenses identifiées dans la partie précédente : 1) achat d’une entreprise à une autre, achat enregistré par la première en charge à son compte de résultat; 2) achat d’un consommateur à une entreprise; 3) achat d’une entreprise à une autre, achat enregistré par la première comme une acquisition à son bilan. Pour ce faire, on doit considérer les bilans des agents en plus de leurs comptes de résultat. Et, afin d’écarter provisoirement la question des paiements monétaires, que nous aborderons dans la dernière partie, on peut supposer que tous les achats se font à crédit, et impliquent donc les inscriptions d’une dette au bilan de celui qui achète à l’égard de celui qui vend (d/) et d’une créance au bilan de celui qui vend sur celui qui achète (c/).
Examinons, tout d’abord, le premier type de dépenses. Prenons deux entreprises j et j′. L’entreprise j achète a = 100 à l’entreprise j′, et l’entreprise j′ vend donc Va = 100 à l’entreprise j :
Quand on consolide les entreprises j et j′, la créance et la dette se compensent, et l’achat (a) et la vente (Va) également; et les macrocomptes sont :
Le solde positif Bj′ = 100 de l’entreprise j′ étant contrebalancé par le solde négatif Bj = -100 de l’entreprise j, il n’y a pas de solde au niveau macroéconomique.
Examinons, ensuite, le second type de dépenses. Prenons un consommateur (c) et une entreprise (j). Le consommateur achète C = 100 à l’entreprise, et l’entreprise vend donc VC = 100 au consommateur.
Comme pour le premier type, le solde positif Bj = 100 de l’entreprise étant contrebalancé par le solde négatif du consommateur Bc = -100, la consolidation ne fait apparaître aucun solde au niveau macroéconomique.
Examinons, enfin, le troisième type de dépenses, l’investissement. Prenons deux entreprises j et j′. L’entreprise j achète ΔI = 100 à l’entreprise j′, et l’entreprise j′ vend donc VI = 100 à l’entreprise j :
L’entreprise j n’enregistre pas de perte, parce que l’investissement à son actif contrebalance la dette à son passif. Si on consolide les deux entreprises :
La dette et la créance se compensent toujours; mais l’achat et la vente ne se compensent plus, puisque l’un est inscrit par j à son actif et l’autre par j′ en produits. Ainsi, le solde positif de l’entreprise j′ (Bj′ = 100) est aussi un solde positif au niveau macroéconomique. La spécificité de l’investissement est donc de créer un solde macroéconomique positif. Et c’est cette spécificité qui fait qu’un investissement peut être la cause d’un processus de multiplication[9].
Keynes étudie le multiplicateur au chapitre 10 de la Théorie générale. Il y écrit la fameuse formule : ΔY = k ΔI, où k est le « multiplicateur d’investissement », et où ΔI et ΔY sont respectivement l’investissement et le revenu engendré par cet investissement (JMK, 7 : 115). Keynes indique que le « multiplicateur d’investissement » résume un processus de multiplication en établissant un parallèle entre ce multiplicateur et le « multiplicateur d’emploi » de Kahn (JMK, 7 : 115-118). Mais il n’explicite pas le déroulement de la multiplication elle-même. Certains keynésiens ont par la suite comblé cette lacune. Cependant, ils n’ont décrit qu’imparfaitement le processus parce qu’ils ont supposé l’autofinancement nul (ΔA = 0) et donc réduit l’épargne globale à la seule épargne des consommateurs (ΔS).
En intégrant l’autofinancement, nous allons montrer que : 1) à certaines conditions, un processus de multiplication peut être enclenché par un investissement; 2) ce processus est tel qu’à chacune de ses étapes, l’épargne est égale à l’investissement, si bien que, le montant d’investissement étant fixé, le montant d’épargne est constant; et 3) ce processus n’est autre que l’histoire de l’affectation ultime de ce montant constant d’épargne à l’épargne des entreprises (autofinancement) et à l’épargne des consommateurs, histoire au cours de laquelle le revenu des consommateurs se forme.
Pour ce faire, nous allons nous situer dans une économie où il y a trois macroagents : un macroconsommateur; un secteur 1 qui produit les biens achetés par les consommateurs et un secteur 2 qui produit les biens qui sont investis. Concernant le macroconsommateur, nous allons supposer que sa propension marginale à consommer décroît en quatre paliers : 0,75; 0,50; 0,25; 0. Cette supposition n’est pas essentielle, mais elle permet de raccourcir l’histoire de la multiplication. Enfin, concernant les secteurs 1 et 2, nous allons supposer qu’ils travaillent à la commande et qu’ils sont complètement intégrés[10], c’est-à-dire que toutes les matières nécessaires à la production d’un secteur sont fabriquées au sein de ce secteur. Ces deux dernières hypothèses simplificatrices ont deux implications. Premièrement, il n’y a ni stocks ni variations de stocks (G°j = 0 et ΔGj = 0). Deuxièmement, les secteurs n’embauchent des facteurs de production que sur la base de commandes effectives, et ne versent des revenus aux consommateurs (salaires, honoraires, loyers, intérêts, dividendes, ...) qu’à partir des résultats dégagés sur la base de ces commandes.
Cela étant posé, le processus est enclenché par un investissement (opération 0) par lequel le secteur 1 acquiert un actif non financier (ΔI = 100) auprès du secteur 2 (VI = 100). Le secteur 2 se trouve alors avec un résultat positif (B0 = 100).
Le secteur 2 affecte B0 (opération 1). Supposons que le secteur 2 conserve 20 en autofinancement et verse 80 en revenus aux consommateurs. Les consommateurs perçoivent donc 80 de revenu et se trouvent ainsi avec un résultat de 80 (B1).
Les consommateurs affectent B1 (opération 2). Leur propension marginale à consommer étant de 0,75, ceux-ci consomment 60 et épargnent 20. Le secteur 1 réalise donc des ventes de biens de consommation (VC) pour 60 et se trouve avec un résultat de 60 (B2).
Le secteur 1 affecte B2 (opération 3). Supposons que le secteur 1 décide de conserver 10 en autofinancement et de verser 50 de revenus. Les consommateurs perçoivent donc un nouveau revenu de 50 et se trouvent avec un résultat de 50 (B3).
Les consommateurs affectent B3 (opération 4). Leur propension marginale à consommer étant de 0,50, ceux-ci consomment 25 et épargnent 25. Le secteur 1 se trouve donc avec un résultat de 25 (B4).
Le secteur 1 affecte B4 (opération 5). Supposons que le secteur 1 décide de conserver 5 en autofinancement et de verser 20 de revenus. Les consommateurs perçoivent donc un nouveau revenu de 20 et se trouvent avec un résultat de 20 (B5).
Les consommateurs affectent B5 (opération 6). Leur propension marginale à consommer étant de 0,25, ceux-ci consomment 5 et épargnent 15. Le secteur 1 se trouve donc avec un résultat de 5 (B6).
Le secteur 1 affecte B6 (opération 7). Supposons que le secteur 1 décide de conserver 2 en autofinancement et de verser 3 de revenus. Les consommateurs perçoivent donc un nouveau revenu de 3 et se trouvent avec un résultat de 3 (B7).
Les consommateurs affectent B7 (opération 8). Leur propension marginale à consommer étant nulle, ceux-ci épargnent la totalité des revenus perçus, soit 3. Le processus s’arrête.
Les enseignements de ce tableau comptable sont les suivants.
Premièrement, on a bien un processus de multiplication, puisqu’un investissement de 100 a engendré un revenu final pour les consommateurs de 153.
Deuxièmement, en fin de processus (opération 8), l’épargne est bien égale à l’investissement puisque :
Mais, en fait, cette égalité vaut pour chacune des étapes du processus. À chaque étape t, le résultat non encore affecté (Bt) est une non-dépense momentanée, c’est-à-dire une épargne momentanée. Et, à chaque étape t, la relation suivante est vérifiée:
Ainsi, le processus peut être compris comme celui par lequel la suite B0, B1, B2, ... tend vers zéro, c’est-à-dire comme l’histoire de l’affectation ultime du revenu de l’entrepreneur initial (B0) à l’épargne (ΔA1 + ΔA2 + ΔS).
Troisièmement, le processus s’arrête quand un agent décide d’affecter la totalité de son résultat à l’épargne. Dans notre exemple, le processus s’arrête lorsque, à l’opération 8, le macroconsommateur affecte entièrement son résultat de 3 à l’épargne. Mais le processus aurait pu s’arrêter bien avant, si le secteur 1 ou le secteur 2 avait décidé d’affecter la totalité de son résultat à l’autofinancement.
Ce troisième enseignement révèle à quel point il est important de distinguer l’épargne des entreprises (autofinancement) de l’épargne des ménages. L’autofinancement peut être tel que le multiplicateur est inférieur à 1. Ainsi, au temps 3, le secteur 1 affecte la totalité de son résultat B2 à l’autofinancement, alors le processus s’arrête et le revenu des consommateurs n’est que de 80. Pire, l’autofinancement peut aussi être tel que le multiplicateur est nul. Ainsi, au temps 1, le secteur 2 affecte la totalité de son résultat B0 à l’autofinancement, alors le processus s’arrête avant que les consommateurs aient touché le moindre revenu.
C’est justement ce genre de situations que Keynes évoque quand il affirme que l’autofinancement (sinking funds and depreciation allowances) peut être à l’origine d’une crise :
In the United States, for example, by 1929 the rapid capital expansion of the previous five years had lead cumulatively to the setting up of sinking funds and depreciation allowances, in respect of plant which did not need replacement, on so huge a scale that an enormous volume of entirely new investment was required merely to absorb these financial provisions; and it became almost hopeless to find still more new investment on a sufficient scale to provide for such new saving as a wealthy community in full employment would be disposed to set aside. This factor alone was probably sufficient to cause a slump.
JMK, 7 : 100
Admettons donc qu’au temps 1, les dotations aux amortissements et aux provisions du secteur 2 soient de 120. En effet, ces dotations étant déterminées[11] indépendamment de l’investissement réalisé par le secteur 1, et donc du « revenu brut de l’entrepreneur » du secteur 2 (B0 = 100), elles peuvent être supérieures à ce revenu. Dans ce cas, le multiplicateur est nul et les comptes du secteur 2 font apparaître une perte (B1 = -20) :
Il n’entre pas dans l’objet de cet article de montrer précisément comment une telle configuration peut être à l’origine d’une crise. En revanche, puisque l’investissement y semble apparemment inférieur à l’épargne, il convient de montrer que ce cas ne remet pas en cause l’égalité de l’épargne à l’investissement.
D’emblée, soulignons que ce cas n’est pas contraire aux deux éléments principaux de la thèse de Keynes. L’opération 0 est bien telle qu’un investissement crée un « revenu brut de l’entrepreneur ». Et l’opération 1 vérifie bien la relation :
Pour que l’égalité de l’investissement et de l’épargne soit vérifiée, il suffit que la perte B1 = -20 puisse être conçue comme une épargne négative. Or c’est exactement la signification que cette perte aurait acquise si nous ne nous étions pas limités aux opérations propres au processus de multiplication pour en simplifier l’exposé, c’est-à-dire si nous avions tenu une comptabilité complète des trois agents, et en particulier si nous étions partis de leurs situations en début d’exercice telle qu’elles sont enregistrées par leur bilan. En effet, cette perte serait alors apparue comme une déduction sur les « fonds propres d’origine internes » du secteur 2, c’est-à-dire sur le montant de ses autofinancements cumulés passés, inscrit à son passif (Charreaux, 1989 : 62).
Ce cas est extrêmement instructif, car il permet de prendre pleinement conscience du caractère asymétrique de la relation entre investissement et épargne et, ce faisant, de lever quelques ambiguïtés se rapportant à l’indépendance des décisions d’investir et d’épargner et à l’inégalité de l’investissement et de l’épargne. Ce cas amène, en effet, à distinguer nettement dans l’épargne une fraction qui est engendrée et une fraction qui ne l’est pas. Tout montant d’investissement décidé correspond à un montant égal d’épargne engendrée. Mais le montant d’épargne décidée peut excéder le montant d’épargne engendrée, l’excès étant associé à une épargne négative. Ainsi, l’investissement décidé, et donc effectif, est nécessairement inférieur ou égal à l’épargne décidée, et donc effective, mais ne saurait jamais lui-être supérieur.
Pourtant, certains ont imaginé que l’investissement décidé pouvait être supérieur à l’épargne décidée parce qu’ils ont mêlé l’étude de la relation entre investissement et épargne à celle du financement monétaire de l’investissement. Ainsi, ils ont eu l’idée que le surcroît d’investissement pouvait être financé par une « désépargne », cette dernière étant alors entendue comme une sorte de prélèvement de monnaie dans une caisse. Mais la « désépargne » est avant tout une épargne négative. Et, comme nous venons de le voir, une épargne négative apparaît non pas lorsque l’investissement est trop grand, mais quand il ne l’est pas suffisamment. Ils ont aussi eu l’idée que le surcroît d’investissement pouvait être financé par une création monétaire. C’est cette dernière idée que nous allons principalement critiquer dans la partie qui suit. La critique ne consistera pas à soutenir qu’un investissement ne peut pas être financé par une création monétaire, bien au contraire. Elle consistera seulement à montrer que les modalités de financement ne peuvent pas affecter l’égalité de l’investissement décidé et de l’épargne engendrée et qu’elles conditionnent uniquement la forme prise par cette dernière.
3. Le financement monétaire de l’investissement
La question du financement de l’investissement recouvre en fait deux questions distinctes. D’une part, il y a celle des conditions de financement qui déterminent le montant de l’investissement. Celle-ci est traitée par Keynes dans le livre 4 de la Théorie générale. D’autre part, il y a celle de la manière dont se déroule le processus de multiplication dans une économie monétaire. Celle-là n’est pas véritablement traitée par Keynes, mais a été au coeur des travaux de nombreux keynésiens[12]. Seule cette dernière doit ici retenir notre attention, car notre objet n’est pas la détermination des niveaux atteints par chacune des grandeurs, mais l’explicitation des relations qu’elles entretiennent nécessairement.
Pour cette question, il faut considérer les bilans des deux secteurs, du macroconsommateur et, en plus, d’une macrobanque qui crée de la monnaie, notamment en consentant des prêts. À l’issue du processus de multiplication décrit dans la partie précédente (opération 8), les bilans de ces quatre agents sont les suivants :
Rien n’est inscrit au passif ou à l’actif de la macrobanque, puisque celle-ci n’a pas encore effectué d’opérations. Les créances et les dettes inscrites dans les bilans des autres agents ont toutes été créées par les achats-ventes à crédit effectués au cours du processus de multiplication. Par exemple, le secteur 1 ayant acheté à crédit 100 de biens d’investissement au secteur 2, il a donc une dette de 100 à l’égard du secteur 2 (d/2 = 100) et celui-ci une créance de 100 sur lui (c/1 = 100). Ou encore, le secteur 2 ayant versé 80 de revenu à crédit au macroconsommateur, il a donc une dette de 80 à l’égard du macroconsommateur (d/c = 80) et celui-ci une créance de 80 sur lui (c/2 = 80).
La question du financement monétaire de l’investissement du secteur 1 est alors celle de la source de monnaie qui permet à ce secteur de payer sa dette de 100 à l’égard du secteur 2. Pour bien sérier les difficultés, nous allons procéder en deux temps. Nous allons supposer que le secteur 1 a obtenu les 100 de monnaie nécessaire au paiement de sa dette et nous allons voir comment le paiement de celle-ci conduit au règlement de toutes les dettes-créances contractées au cours du processus de multiplication. Dans un deuxième temps, nous envisagerons les différentes manières dont le secteur 1 a pu obtenir ces 100 de monnaie.
Supposer que le secteur 1 dispose de la monnaie nécessaire pour payer sa dette à l’égard du secteur 2, c’est supposer que le secteur 1 a à son actif un compte courant à la banque sur lequel est inscrit un montant de 100 (M1 = 100) et que la banque a ce même compte courant à son passif. C’est aussi supposer que le secteur 1 a obtenu cette monnaie et que la trace de cette obtention figure à son passif (X = 100). C’est enfin supposer que cette monnaie a été créée par la macrobanque, ce qui implique une écriture à l’actif de celle-ci (Z = 100). Envisager les différentes manières dont le secteur 1 a pu obtenir de la monnaie consistera justement à spécifier la nature des écritures Z et X.
Le secteur 1 disposant de la monnaie nécessaire pour payer sa dette à l’égard du secteur 2 au temps 9, les paiements s’effectuent comme suit :
Au temps 10, le secteur 1 paye sa dette à l’égard du secteur 2. Au temps 11, le secteur 2 paye la dette qu’il a à l’égard du macroconsommateur en raison des revenus qu’il lui a versés. Au temps 12, le secteur 1 et le macroconsommateur compensent les dettes et les créances qu’ils ont l’un vis-à-vis de l’autre, et le macroconsommateur paye le solde de cette compensation, soit 17. Ainsi, si le secteur 1 obtient d’une manière ou d’une autre la monnaie dont il a besoin pour payer sa dette au secteur 2, l’ensemble des liens dette-créance contractés au cours du processus de multiplication sont dénoués, et les autofinancements des secteurs et l’épargne du macroconsommateur prennent une forme monétaire :
Voyons, maintenant, les différentes manières dont le secteur 1 peut obtenir de la monnaie. Envisageons, tout d’abord, le cas où il emprunte à la macrobanque. L’écriture X correspond alors à une dette que le secteur 1 contracte à l’égard de la macrobanque (X : d/B) et, symétriquement, l’écriture Z à une créance que la macrobanque détient sur le secteur 1 (Z : c/1).
Au-delà, les paiements se déroulent comme ci-dessus.
Envisageons, ensuite, le cas où le secteur 1 finance lui-même son investissement en tirant sur des avoirs monétaires qu’il a préalablement accumulés. Ceci présuppose que le secteur 1 a cumulé des autofinancements dans le passé (A°1) et que ceux-ci ont pris la forme monétaire. Et, en conséquence, ceci présuppose qu’au moins un processus de multiplication et une création de monnaie ont eu lieu antérieurement. Pour simplifier, nous allons admettre que ce processus a été enclenché par un investissement du secteur 2 (I°2), que cette création de monnaie a servi à financer cet investissement (c/2°, d/b°) et que, au cours de ce processus, les comportements du secteur 2 et du macroconsommateur ont été tels qu’ils n’ont constitué aucun autofinancement et aucune épargne. Dans ce cas, X correspond à un autofinancement passé (X : A°1) et Z à une créance de la macrobanque sur le secteur 2 (Z : c/2°).
Au-delà, les paiements se déroulent comme ci-dessus.
Envisageons, enfin, le cas où le secteur 1 emprunte au macroconsommateur. Ceci présuppose que le macroconsommateur a constitué dans le passé une épargne (S°) et que celle-ci a pris la forme monétaire. Ceci présuppose à nouveau qu’au moins un processus de multiplication et une création de monnaie ont déjà eu lieu dans le passé. Pour simplifier, encore une fois, nous allons admettre que ce processus a été enclenché par un investissement du secteur 2 (I°2), que cette création de monnaie a financé cet investissement (c/2°, d/b°) et qu’au cours de ce processus, ni le secteur 1 ni le secteur 2 n’ont constitué d’autofinancement. Dans ce cas, la représentation comptable est :
Au temps 9′, après que le secteur 1 a obtenu un prêt du macroconsommateur, l’écriture X correspond à une dette de ce secteur à l’égard de ce macroagent(X : d/c′) et l’écriture Z à une créance de la macrobanque sur le secteur 2 (Z : c/2°). Au-delà, les paiements se déroulent comme ci-dessus.
Bien d’autres cas de financement monétaire de l’investissement pourraient être envisagés, mais nos trois cas archétypaux suffisent pour tirer deux conséquences essentielles.
Premièrement, l’analyse du processus de multiplication sur la base de l’hypothèse que tous les achats et toutes les ventes se font à crédit a révélé qu’un financement monétaire de l’investissement n’est pas nécessaire au déroulement du processus. Et aucune des conclusions de cette analyse n’est remise en cause par l’étude d’un tel financement. Cette étude permet seulement d’expliciter la façon dont l’autofinancement et l’épargne des consommateurs peuvent prendre une forme monétaire. Ainsi, un examen détaillé de la circulation de la monnaie ne peut rien apporter à la compréhension du processus de multiplication lui-même.
Deuxièmement, le premier cas archétypal montre comment l’épargne créée par un investissement peut prendre une forme monétaire quand cet investissement est financé par une création de monnaie. Les deux derniers cas montrent que l’épargne créée par un investissement peut aussi prendre une forme monétaire, si une épargne a été accumulée auparavant et si celle-ci a pris une forme monétaire. Mais, pour qu’une épargne ait été accumulée sous cette forme, il faut qu’elle ait été créée par des investissements passés et que ces investissements aient été financés monétairement. Ainsi, afin d’éviter la régression à l’infini, on doit admettre que l’épargne créée à une période ne peut prendre une forme monétaire que si, à cette période ou à des périodes antérieures, quelques investissements ont été financés par des créations de monnaie.
Cette deuxième conséquence établit définitivement l’inanité de l’idée d’une épargne préalable à l’investissement. Pendant longtemps, on a cru pouvoir fonder cette idée sur le principe physique que, rien ne se créant, et tout se transformant, la matière des biens investis devait exister préalablement. Après Keynes, on a fini par admettre que, économiquement, l’investissement crée l’épargne. Pourtant on a cru préserver le sens de la causalité contenue par cette idée en affirmant que le financement de tout investissement présuppose qu’un fonds d’épargne monétaire soit préalablement accumulée. Certes, cette conséquence n’exclut pas qu’un tel fonds puisse financer monétairement un investissement, mais elle montre qu’un tel fonds n’est pas nécessaire et que l’existence même de celui-ci implique que des investissements aient été antérieurement financés par des créations monétaires.
Conclusion
Une fois compris que Keynes adopte dans la Théorie générale le point de vue du comptable d’entreprise pour fonder un nouveau cadre conceptuel, on perçoit le rôle crucial qu’il attribue à deux grandeurs comptables : le revenu de l’entrepreneur et l’autofinancement. La première permet de saisir quelle est la spécificité des dépenses d’investissement : créer des revenus de l’entrepreneur macroéconomiques, et pourquoi et comment ces dépenses peuvent enclencher un processus de multiplication. Et la seconde permet de concevoir pleinement comment l’investissement crée une épargne égale et à quelles conditions le multiplicateur peut être supérieur ou inférieur à l’unité, et le cas échéant nul.
Certes, la théorie du multiplicateur concerne exclusivement des grandeurs comptables, alors que les économistes, Keynes y compris, cherchent à élaborer des modèles qui déterminent aussi des grandeurs physiques, notamment l’emploi. Certes, au premier abord, cette théorie peut sembler ne pas contribuer à l’élaboration de tels modèles. Mais il est incontestable qu’elle traduit un trait caractéristique de nos économies et qu’elle doit donc être nécessairement intégrée par tous les modèles qui prétendent en représenter l’activité. Avoir mis au jour[13] ce trait caractéristique, malgré la force des préjugés concernant l’épargne préalable, est sans aucun doute l’un des tours de force et l’un des grands mérites de Keynes.
Parties annexes
Collaborateur
Michel Rosier
Professeur de sciences économiques à l’université de Marne-la-Vallée et il dirige un séminaire de DEA à l’université Paris 1. Historien de la pensée économique, il a publié L’État expérimentateur (Paris, PUF, 1993), François Simiand 1873-1935 (en collaboration avec L. Gillard, Paris, Archives contemporaines, 1997) et de nombreux articles sur les théories des économistes classiques, marxistes, autrichiens et sur celles de Keynes. Il est également directeur de la revue -Cahiers d’économie politique.
Notes
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[1]
« Vision » est ici entendue au sens technique où Schumpeter l’entend (Rosier, 1985). Nous pourrions tout aussi bien utiliser le terme « ontologie ».
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[2]
La technique de la comptabilité nationale est d’ailleurs plus qu’embryonnaire à l’époque. Pour une première tentative d’articulation de la comptabilité nationale et des comptabilités privées, voir Hicks (1942).
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[3]
Keynes consacre à l’autofinancement la quatrième section du chapitre 8 de la Théorie générale.
-
[4]
Voir certains postkeynésiens ou théoriciens du circuit, notamment Schmitt (1975).
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[5]
Le modèle que Keynes construit ne se réduit bien sûr pas à cette pièce. Sur ce point, voir Rosier (2002).
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[6]
Par exemple, la production globale (JMK, 7 : 38).
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[7]
L’analyse de Keynes du « coût d’usage » est plus complexe. Il ajoute aux variations de stocks la valeur des travaux de maintenance et d’entretien des stocks, ainsi que du capital fixe. Cependant, notre analyse suffit amplement pour faire comprendre ce qui est en jeu dans la définition du revenu brut.
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[8]
Keynes dit que la constitution de réserves couvre des « pertes imprévisibles » et que, conformément à la pratique comptable, elle ne doit pas être déduite du revenu net (JMK, 7 : 57).
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[9]
Dans son Treatise, utilisant la métaphore de la « jarre de la veuve », Keynes présente la consommation des entrepreneurs comme une telle cause (JMK, 5 : 125). Et Kalecki fait de même avec la consommation des capitalistes (Kalecki, 1968). Une analyse critique montrerait que l’un et l’autre confondent alors la question des effets d’une dépense et celle de son financement monétaire.
-
[10]
Keynes fait souvent cette hypothèse afin de simplifier son exposé (JMK, 7 : 55).
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[11]
Pour une part, elles sont d’ailleurs fixées légalement.
-
[12]
En particulier des postkeynésiens et des théoriciens du circuit.
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[13]
Nous disons « mis au jour », car on peut montrer que des processus de multiplication sont à l’oeuvre dans les théories d’économistes antérieurs à Keynes, en particulier Smith (Hicks, 1990; Rosier, 2001).
Bibliographie
- Charreaux, G. (1989), Gestion financière, Litec, Paris.
- Hicks, J. R. (1942), The Social Framework, Clarendon Press, Oxford.
- Hicks, J.R. (1990), « The Unification of Macro-Economics », Economic Journal, 100 : 528-538.
- Kalecki, M. (1968), « The Marxian Equations of Reproduction and Modern Economics », in Collected Works of Michal Kalecki, Clarendon Press, Oxford, 1991, t. 2, p. 459-466.
- JMK : Keynes, J. M. (1971-1989), The Collected Writings of John Maynard Keynes, Macmillan, Londres, 30 tomes; référé ici par JMK, suivi du numéro du tome.
- Keynes, J. M. (1930), A Treatise on Money, in JMK, 5-6.
- Keynes, J. M. (1936), The General Theory of Employment, Interest and Money, in JMK, 7.
- Keynes, J. M. (1973), The General Theory and After, vol. 1, Preparation, in JMK, 13.
- Rosier, M. (1985), « Le couteau et la dialectique (Schumpeter et Marx, historiens de la réflexion économique) », Cahiers d’économie politique, 10-11 : 445-463.
- Rosier, M. (2001), « La “théorie de valeur” de Hicks et le multiplicateur d’A. Smith », Cahiers d’économie politique, 39 : 52-71.
- Rosier, M. (2002), « The Logic of Keynes’ Criticism of the Classical Model », European Journal of History of Economic Thought, 9(4) : 608-643.
- Schmitt, B. (1975), Théorie unitaire de la monnaie nationale et internationale, Castella, Albeuve.
- Smith, A. (1776), An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Glasgow Edition, Liberty Classics, Indianapolis, 1982.
- Sraffa, P. (1959), Production de marchandises par des marchandises, Dunod, Paris, 1970.